Chapitre 6

Ave Marie Stella


Gratia Mater Alma...

Les paroles d'un cantique voyageaient à travers la nuit primitive. Angélique regarda vers la cime des arbres, comme si elle se fût attendue à voir le ciel entre leurs branches s'entrouvrir sur un chœur d'anges. Elle frissonna et avec précaution elle se retourna. Derrière elle, au bord de la falaise, se levait comme une aurore inquiétante, une lueur rosâtre découpant des ombres dansantes parmi les pins.

Tenant Wallis par la bride, Angélique, à pas de loup, s'approcha du bord du ravin. De là s'élevaient des voix d'hommes chantant un cantique.

Angélique n'était pas loin de se croire revenue au temps de la forêt de Nieul où les Huguenots persécutés se réfugiaient dans les forêts pour y prier et y psalmodier3. Elle s'approcha plus encore et se penchant découvrit un tableau étrange, inimaginable. Au fond de la gorge, les roches étaient rouges du reflet de deux grands feux allumés au bord de la rivière. Un religieux en robe noire, levant les bras en un geste de bénédiction, se tenait debout en face d'une assemblée d'hommes agenouillés.

Parmi ceux-ci dont elle voyait les visages, alors que le religieux lui tournait le dos, il y en avait qui étaient équipés de vêtements de daim et de fourrures, mais d'autres portaient des uniformes bleus sou tachés de dorures et Angélique remarqua deux gentilshommes à collet et manchettes de dentelle.

Sur les dernières strophes, le chant s'interrompait. Puis la voix du prêtre s'éleva seule, sonore et ardente.

– Reine du ciel...

– Priez pour nous, répondit l'assemblée dans un murmure.

Angélique se recula. Des Français !...

– Tour de David !...

– Priez pour nous !...

– Arche d'alliance !...

– Priez pour nous !...

– Refuge des pécheurs ! Consolatrice des affligés !...

– Priez pour nous ! Priez pour nous !... répondait à chaque invocation le chœur.

Les coureurs de bois, soldats et seigneurs, agenouillés, la tête pieusement inclinée, tandis qu'un chapelet glissait entre leurs doigts.

– Des Français !...

Le cœur d'Angélique battait follement.

Elle eût pensé être la proie d'un cauchemar où elle aurait revécu toutes les affres de sa guerre du Poitou si elle n'eût distingué, derrière les Français, les silhouettes de cuivre rouge d'Indiens à demi nus. Certains de ceux-ci priaient et chantaient également. D'autres assis près du second foyer raclaient de leurs doigts quelques restes de nourriture dans le fond d'un bol de bois. L'odeur de la soupe flottait et une chaudière de taille moyenne avait été tirée à l'écart après distribution de son contenu.

Penché sur les braises ardentes, un grand diable luisant de graisse, à la chevelure hérissée, se redressa en retirant des flammes une hache dont le métal incandescent jeta un éclair. Tenant l'arme avec soin, le sauvage s'éloigna du cercle de quelques pas. Ce fut seulement alors qu'Angélique remarqua à demi dans la pénombre un autre Indien nu, attaché au tronc d'un arbre.

Sans hâte et comme s'il faisait la chose la plus naturelle du monde l'homme à la hache appliqua contre la cuisse le métal embrasé. Aucun cri ne s'éleva. Seule une insupportable odeur de chair grillée parvint peu après aux narines d'Angélique. Horrifiée, celle-ci eut un mouvement brusque, retint un cri, et Wallis broncha en faisant craquer des branches. Comprenant qu'elle allait être aperçue, Angélique bondit, à califourchon, sur le cheval.

Le sauvage qui venait de remettre sa hache dans les braises leva la tête et tendit vers le sommet de la falaise son bras musclé, aux bracelets de plumes. Ils furent tous debout aussitôt et la virent, silhouette cavalière, femme aux longs cheveux, se détachant sur le ciel lunaire.

Alors un cri terrible jaillit de leur poitrine.

– La Démone ! La Démone de l'Acadie !

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