Chapitre 1

« Ainsi donc, je suis avec lui ! »

Cette pensée voletait autour d'Angélique. Elle n'aurait su dire si c'était une réflexion intérieure née de son esprit – car elle se sentait tout à fait incapable, en cet instant, d'en élaborer une – ou plutôt quelque chose d'extérieur ressemblant au vol bourdonnant des moustiques et des mouches alentour... Cela venait, repartait, recommençait, insistait, s'envolait...

– Ainsi donc, je suis avec lui !...

Toute son attention requise pour maintenir avec sûreté le pas de son cheval dans une sente escarpée, Angélique n'aurait pu dire qu'elle prêtait le moindre intérêt à la signification de ce bourdonnement lancinant.

– Je suis avec lui !... Je suis avec lui !

Cela se répétait sur deux notes. L'une qui doutait, l'autre qui affirmait. L'une qui s'effrayait, l'autre qui se réjouissait. Et cela accompagnait doucement, comme un leitmotiv, le pas fatigué de sa monture.

La jeune femme qui, par ce jour d'automne américain, cheminait à cheval sous la retombée des pourpres feuillages d'érable, portait un grand feutre d'homme, contourné d'une plume, dans l'ombre duquel ses yeux paraissaient clairs comme l'eau d'une source. Pour épargner à ses cheveux la poussière de la piste, elle les avait serrés dans une coiffe de toile. Elle avait renoncé à monter en amazone et ses longues jupes découvraient jusqu'aux genoux ses jambes gainées de bottes de cavalier. Elle avait emprunté ces bottes à son fils Cantor très empressé de lui venir en aide. Ses doigts, autour des rênes dont le cuir était tiède et comme spongieux à force d'être serré entre ses paumes moites, blanchissaient aux jointures, dans l'effort qu'elle faisait pour maintenir la tête du cheval bien dirigée vers le sommet, l'empêchant ainsi de se détourner vers le creux de la faille, sur la gauche, dont l'ombre et les résonances sonores paraissaient à la fois l'attirer et l'affoler. Était-ce le vide ou les bruits d'eau torrentielle irritant sa soif qui rendaient nerveuse cette jument, répondant au nom de Wallis. C'était une bête endurante, et fort belle, mais qui, depuis le début du voyage, paraissait déconcertée par la marche qu'on lui imposait. Il y avait de quoi, en y réfléchissant, car rien ne semblait moins destiné à la noble course d'un cheval que ces pistes sinueuses, serpentant de côte en vallée, à peine visibles sous les arbres, s'égarant par des landes brûlées ou des marécages, se diluant dans des rivières où il fallait patauger de longues heures lorsque la forêt était trop impénétrable, escaladant des sommets et plongeant dans les gouffres avec une hardiesse commune à tous les chemins par où passe l'homme qui veut couper au plus court et qui n'a à ménager que ses pieds nus, mais non pas les jarrets trop précieux d'un cheval. La sente qu'ils suivaient était tapissée d'une herbe sèche et glissante, presque rosé à force d'être pâlie par la brûlure du soleil. Le cheval la couchait à chaque instant, ne trouvant pas de prise à ses sabots impatients. Angélique, d'une main ferme, le retenait, le calmait, par sa seule pression attentive, et le contraignait d'avancer. Elle le connaissait maintenant et, s'il lui demandait un effort constant, elle ne craignait plus de le voir se dérober à ses injonctions. Il ferait ce qu'elle lui enjoindrait de faire et si elle devait se retrouver le soir pétrie de courbatures, c'était une autre question.

On avançait. On atteignait la crête et c'était alors une sorte de plateau où passait un vent léger au parfum de résine.

Angélique respira profondément.

Devant elle, s'étendait un bois de conifères. Les pins, les cèdres bleus, les épinettes bourrues plantaient une armée sombre, où les nuances graves et douces du vert émeraude et du gris bleuté chatoyaient, brodées par des aiguilles en touffes, en bouquets, en rosaces, en guirlandes et composaient une tapisserie au petit point, ton sur ton, vert sur vert. Le sol était redevenu pierreux, sur lequel les sabots du cheval résonnaient. Angélique relâcha son étreinte, celle de ses doigts sur les rênes, celle de ses genoux contre les flancs de la bête. La petite pensée tenace revient voleter autour d'elle, mêlée cette fois au souffle bienfaisant de la brise.

– Ainsi donc, c'est vrai, je suis avec lui !

Elle s'y arrête et, comme on sort d'un rêve, en écouta l'écho. Elle sursauta, redressa la tête, et son regard chercha, au delà de la caravane, une silhouette. Lui ! c'était là-bas, en tête de la caravane, le comte Joffrey de Peyrac, grand voyageur, aventurier des deux mondes, l'homme au dramatique destin, qui, après avoir connu toutes les grandeurs et toutes les misères, s'avançait, cavalier sombre, traînant derrière lui, jour après jour, sa troupe, avec une désinvolture hautaine qui parfois paraissait inconsciente, mais se révélait toujours sûre.

« Jamais nous ne passerons par là, s'était dit à maintes reprises Angélique, devant l'obstacle. Joffrey ne devrait pas... »

Et déjà l'on s'engageait, l'un après l'autre, cavalier après pisteur, porteur après cavalier, dans le trou d'un taillis semblable à quelque terrier, dans le tunnel d'un défilé, dans le courant de la rivière, dans le no man's land mouvant d'un marécage, dans l'inconnu d'une montagne sur laquelle glissait le soir. Et l'on passait, l'on avançait, l'on découvrait au bout la lumière, la rive, l'abri pour la nuit. Cela semblait chaque fois ne pas avoir été possible ni prévisible et, pourtant, cela était. Joffrey de Peyrac n'avertissait jamais personne de ces surprises. Il les offrait comme allant de soi. Angélique en était encore à se demander s'il savait réellement où il allait ou si c'était le hasard qui le conduisait à bon port. Cent fois on aurait dû se perdre, périr. Mais c'était un fait. Personne n'avait péri. Et depuis trois semaines, ceux qui composaient la petite caravane partie de Gouldsboro aux derniers jours de septembre s'étaient soumis à leurs destins, roulés, soûlés par la forêt et son cheminement, comme galets dans le flot d'un torrent, le teint bruni, tanné aux angles des visages, les yeux lavés de lumière vive, de bleus éblouissants, du bleu du ciel entrevu à travers un kaléidoscope coloré des feuillages, et dans les plis de leurs vêtements, des odeurs de feu de bois et d'automne, de résine et de framboise. Dans la chaleur de cette arrière-saison l'haleine des lacs s'évaporait aux premières heures du matin, laissant les surfaces d'eau brillantes et limpides, et dans le sous-bois une sécheresse craquante qui résonnait loin.

Au soir, la fraîcheur s'enflant brusquement et d'une façon presque inattendue, un froid brusque laissait pressentir l'hiver, mais il y avait encore beaucoup d'arbres verts, à peine virant au jaune. Comme par miracle alors, apparaissait l'aire du campement, dans un endroit légèrement écarté, pour dissiper les maringouins et les moustiques. Les feux s'allumaient. Avec dextérité, les Indiennes coupaient dans le sous-bois de longues perches. Il fallait moins d'une heure pour voir s'élever dans la clairière des « tipis » pointus sur lesquels un paravent déroulait des écorces de bouleau cousues les unes aux autres, ou encore de grosses écailles d'écorce d'orme superposées comme les tuiles d'un toit. Les premières fois, Angélique s'était demandé comment on avait pu « lever » ces plaques d'écorce sur les arbres en aussi peu de temps. Elle s'était aperçue par la suite que Joffrey de Peyrac envoyait une équipe en avant chargée de débroussailler le chemin et parfois même de le tracer, et de préparer également le bivouac. D'autres fois, personne n'attendait la caravane au lieu de l'arrivée, mais alors, avec l'adresse d'un chien déterrant un os, les uns et les autres allaient soulever, en quelques coins du bois, de grands pans de mousse ou bien roulaient des pierres à l'entrée d'une caverne et l'on découvrait une cache bien fournie en écorces d'orme, empilées là pour le voyageur, ainsi que quelques provisions de maïs enterré.

C'était certes primitif mais suffisant. Pour les trois femmes blanches, Angélique, Mme Jonas, sa nièce Elvire, et les trois enfants qui les accompagnaient, on dressait une tente de coutil. Le sol était recouvert de branchages de sapin et de peaux d'ours, qui servaient également de couvertures. Une bonne chaleur régnait sous ces abris et l'on y dormait bien, pour peu qu'on ne fût pas accoutumé aux couettes et au duvet, ce qui n'était pas le cas d'Angélique et de sa fille, dont la vie aventureuse avait connu des haltes bien plus inconfortables encore. Le temps immuablement beau facilitait le voyage. Il n'y avait pas, au moins, à faire sécher les effets trempés de pluie. La chasse, la pêche fournissaient chaque soir une nourriture savoureuse qui complétait l'ordinaire de biscuits et de lard emportés de Gouldsboro. Cependant, au fur et à mesure que passaient les jours, puis les semaines, leur marche précautionneuse cachait une lassitude extrême. Angélique la ressentait particulièrement, en cette matinée, alors que les sabots de son cheval résonnaient sur le sol pierreux. Ce bruit lui semblait amplifié par les troncs gris des pins et, par contraste, accusait le silence dans lequel ils avançaient. Elle s'avisa que, depuis quelques jours, la guitare de Cantor s'était tue, ainsi que les voix joyeuses de Maupertuis et de Perrot se lançant des plaisanteries ou des conseils. L'on marchait et l'on ne parlait plus. Fatigue, ou bien instinctive ruse d'êtres menacés qui, à chaque pas, se gardent et cherchent à se faire oublier. Le matin, Honorine avait voulu monter en croupe d'Angélique. C'était la première fois depuis leur départ. Jusque-là elle avait imposé tour à tour sa compagnie à tous les cavaliers, compagnie d'ailleurs fort recherchée, car elle était distrayante. Elle s'était même fait transporter sur les épaules graisseuses de quelques Indiens avec lesquels elle prétendait avoir soutenu de très intéressantes conversations. Aujourd'hui, elle voulait sa mère. Angélique la sentait endormie contre son dos. Aux passages difficiles, l'enfant risquait de glisser. Mais Honorine avait été élevée à cheval, toute son enfance bercée par le pas des montures, chevauchant dans des forêts profondes, et instinctivement, dans son sommeil, elle resserrait son étreinte autour de la taille de sa mère. Le chemin se perdit dans une traînée de sable gris, mêlé d'aiguilles de pin, et, sur ce velours, les bruits s'étouffèrent à nouveau. Le souffle des respirations, les grincements des selles, l'ébrouement léger des chevaux se défendant des mouches se confondaient avec le souffle du vent. Il passait entre les pins avec un chuchotement grave qui rappelait la mer. Les arbres étaient devenus très grands. Leurs troncs droits, d'un gris clair, s'élançaient haut, étalant leurs ramures horizontales avec une rigueur architecturale. Ces arbres auraient mérité d'être plantés de la main de l'homme. On pensait irrésistiblement aux cathédrales, aux grands parcs d'Ile-de-France et à Versailles. Mais ce n'était qu'un parc de la nature sauvage, spontanément ordonné par la volonté farouche des vents, des sols et de fragiles graines et qui, pour la première fois depuis l'aube du monde, résonnait en ce jour de l'écho du pas d'un cheval. Les pins altiers d'Amérique regardaient passer ces chevaux. Ils n'en avaient jamais vu. Les chevaux respiraient la fraîcheur odorante. Leurs sens les avertissaient de ce qu'il y avait d'inusité dans cette première rencontre avec les géants d'un monde inexploré, mais en créatures civilisées, de noble sang anglais et irlandais, elles maîtrisaient leur appréhension. Une pomme de pin dégringola de branche en branche, un de ces fruits ronds et hérissés, ouverts comme des nénuphars et givrés de résine blanche. Au bruit, Angélique tressaillit. Sa monture broncha. Honorine s'éveilla.

– Ce n'est rien, dit sa mère.

Elle avait parlé à voix basse. Il y avait des écureuils là-haut qui les suivaient du regard. Cela faisait déjà près d'une heure que l'on marchait à plat parmi les colonnades grises des pins.

Le terrain commença à s'incliner doucement vers la vallée, entraînant les pins puis les sapins dans sa course et à mesure que l'on glissait sur la pente, y mêlant à nouveau les bouleaux et les trembles aux feuilles encore presque vertes, puis les ormes déjà mordorés, les chênes bourrus noués de feuilles énormes brunes ou lie-de-vin, enfin toute la symphonie des érables, une espèce qu'Angélique n'avait jamais encore rencontrée en si grande profusion. C'étaient eux qui donnaient à l'automne ses plus belles teintes, du miel à l'or bruni, en passant par l'écarlate.

Un peu avant de plonger dans un sous-bois tendu de pourpre, l'on découvrit sur la gauche un horizon immense bordé de sombres montagnes. C'étaient les premières que l'on apercevait car, jusqu'ici, bien que l'on parût sans cesse descendre et remonter, les voyageurs n'avaient parcouru, depuis la mer, qu'une vaste pénéplaine, creusée de failles brusques par les cours d'eau et les lacs.

Ces montagnes ne paraissaient pas très élevées mais nombreuses et interminables, se déroulant à l'infini avec des mouvements doux et prolongés, en superposant les bleus et les gris, pour se fondre très au loin, sous le moutonnement d'une masse nuageuse à leur ressemblance qui encombrait le fond du ciel.

À leurs pieds, au premier plan, une vallée s'épandait, rosâtre sous des brumes légères. Elle était vaste, calme et sereine. Et déserte à en mourir.

Ce panorama entrevu, et qui lui donnait brusquement l'échelle du monde où elle se trouvait, saisit Angélique. Elle en fut oppressée. C'était comme la découverte, après beaucoup d'illusions, des véritables dimensions d'une tâche quasi irréalisable. Elle se demandait si elle avait jamais vécu ailleurs, si elle avait jamais pu se trouver dans une foule, parmi d'autres femmes, à la Cour, à Versailles, s'il était possible qu'il y eût, par le monde, des villes grouillantes d'humains et de cris, des peuples entassés, des nations débordantes et agitées. Cela ne paraissait pas concevable. On était aux premiers jours du monde, dans l'orgueil de la matière muette : eaux, terre, rocs, marécages et nuages, feuilles et ciel. Et pour elle, tout s'était tu. Le rideau était retombé sur la bruyante comédie du passé, où elle avait mené son destin fulgurant et solitaire, de jeune femme belle, convoitée, menacée. C'était comme un rideau rouge de théâtre qui était retombé et derrière lequel elle entendait des rires, des ricanements, des caquetages.

Angélique tressaillit, se redressa sur sa selle, avec une impression douloureuse : « J'ai failli m'endormir, c'est stupide, j'aurais pu me rompre les côtes et entraîner Honorine. »

– Tu n'as pas mal, Honorine, ma chérie ?

– Non, maman.

– C'est tout ce rouge aussi...

La colonne avançait en plein écarlate, à travers une forêt d'érables que l'automne rendait parfaitement rouges, de la cime au pied, car les feuilles tombées formaient déjà un épais tapis. À peine distinguait-on, dans la masse du feuillage, les troncs noirs et les branches soutenant toute cette panoplie. La lumière en la traversant avait les incandescences du feu de forge, des luminosités de vitrail. Trois pies noir et blanc, effrontées, délirantes, sautaient de branche en branche, en caquetant à grand fracas.

– Ah ! ce n'est que cela... J'avais cru pourtant entendre Mme de Montespan.

Angélique se mit à rire doucement. Mme de Montespan, sa rivale de Versailles, était loin et son évocation pouvait, en effet, participer à celle d'un cauchemar pittoresque. Cela n'avait pas plus de consistance que l'écorce vide d'un fruit qu'on écraserait entre deux doigts. La Cour, l'amour du roi Louis XIV pour elle, Angélique. Le rideau était retombé. Tout était derrière elle. Voilà ce qu'elle ressentait. Et, devant elle, il y avait le désert et cet homme retrouvé. Un commencement en toutes choses.

Elle avait éprouvé quelque chose d'analogue jadis, quand elle traversait les solitudes du Maghreb avec Colin Paturel. Une décantation de tout l'être, une rupture d'avec soi-même. Mais ce n'était pas la même chose car alors elle fuyait le désert et Colin Paturel ne faisait que croiser sa route. Tandis qu'aujourd'hui le désert à traverser ne finirait jamais d'être traversé et elle était liée à l'homme qu'elle aimait.

Elle était avec lui.

Et cette pensée autour d'elle et en elle la transperçait subitement de sensations contraires, celle d'une paix et d'un bonheur ineffables, puis celle d'un effroi glacé et brusque comme la soudaine apparition d'un gouffre ouvert sous ses pas. De sorte quelle était comme secouée de frissons de fièvre qui la laissaient brisée intérieurement. L'effroi venait de ces mots qu'elle prononçait sans en avoir conscience, comme de se dire qu'elle était « liée » ou que le désert ne finirait jamais d'être traversé. Elle regardait ses mains tenant les rênes du cheval et les reconnaissait. Elles étaient fines et longues, et bien des hommes les avaient baisées sans deviner la vigueur qu'elles cachaient. C'était cette vigueur exercée au cours des années qui lui permettait aujourd'hui de manier des armes pesantes, de brasser la pâte ou de tordre le linge dans les durs travaux ménagers, de monter un cheval ombrageux. Elles étaient nettes, bien à elle, sans une bague, sans un anneau. Ses mains !

Angélique avait confiance en ses mains, elles étaient ses meilleures alliées. Mais, pour le reste, elle se sentait lasse, par moments. Une faiblesse enfantine. Le cœur et l'esprit en déroute, une sensibilité à fleur de peau, les larmes proches du rire, en désarroi pour un mot, en joie pour un autre, l'incertitude, la perplexité, et cette oppression qui montait en elle, sans nom et sans objet, et l'envahissait comme là-bas les nuages entassés au-dessus des vallées commençaient insidieusement à s'enfler et à envahir un ciel pur.

Tout avait été trop vite. Maintenant tout allait trop lentement. Trop rapide, trop fulgurante la joie de ce matin où il lui avait pris la main devant tous en disant : « Je vous présente ma femme, la comtesse de Peyrac. » Trop éblouissante, douloureuse comme l'éclair qui frappe, celle du moment où elle avait aperçu ses fils vivants et réalisé leur présence.

Trop violente, trop émouvante la joie des nuits où son corps à elle, ressuscité, retrouvait l'élan du désir.

C'était comme un tourbillon qui l'avait saisie, violentée. Le fer rouge de la joie, du bonheur, la marquant, la traversant, mais sans qu'elle pût encore s'arracher à tout ce qu'elle avait été trop longtemps, cette autre elle-même difficilement enfantée de la douleur, la femme marquée par le sceau du roi, la Révoltée. De sorte que, parfois, elle se retrouvait veuve et solitaire, avec des réflexes anciens et irraisonnés.

C'était à ces moments-là que la réalité la frappait comme une balle, et la laissait en état de choc et de stupeur.

– Mais, c'est vrai. Il est là. Je suis avec lui.

La joie et la peur se mêlaient. Il lui semblait défaillir.

À ces prises de conscience brûlantes ou glacées.

Angélique préférait finalement l'atonie de la pensée, cet engourdissement que favorisait la marche lente et laborieuse du cheval. Il n'y avait pas à proprement parler de passages dangereux dans ce voyage, mais tout était insolite. L'attention demeurait en alerte. Mais la réflexion sommeillait, vague et comme refusant de concevoir quoi que ce soit au delà de cette piste étroite, de ses méandres et de ses ressauts, de ses signes et de ses odeurs, refusant surtout d'imaginer plus loin que des marques tangibles et immédiates, cailloux, feuilles, herbes à franchir, à écarter. Ce qu'il pouvait y avoir autour... C'est-à-dire, rien, rien, rien, à perte de vue, le silence et la terre morte dans un linceul de feuilles bruissantes.

« Pourtant j'ai toujours eu trop d'imagination se disait Angélique. Je rêvais... Je m'installais dans des images, je m'y complaisais si bien que j'avais peine ensuite à me replacer dans une réalité différente... et souvent décevante. Si je commence à m'imaginer que derrière ces masses d'arbres interminables il y a un monstrueux désert hostile, je vais m'user à l'avance... Autant attendre de SAVOIR ce que signifie réellement ce pays et ne pas penser. Oh ! ce rouge !... murmurait-elle en secouant la tête. Peut-on rêver de pareilles splendeurs ? Peut-on seulement les voir en songe ? » se disait-elle, soudain exaltée et attirée hors d'elle-même par un sentiment d'admiration impulsif qui la plongeait dans une délectation quasi surnaturelle, les yeux ouverts, se gorgeant de ce ruissellement de couleurs, où la lumière et l'ombre rivalisaient pour donner aux moindres nuances leur éclat de joyaux. Le rouge, le safran et le rosé se drapaient sur l'arrière-fond bronzé des sous-bois emmêlés de ronces noir et rouille d'où s'exhalait une haleine tiède au parfum de mûres et de miel. Angélique crut voir bouger quelque chose le long d'un tronc proche et découvrit deux oursons noirs qui grimpaient, accrochés de leurs quatre pattes griffues à l'écorce, et qui tournaient à l'apparition du cheval leurs museaux curieux, à la fois délurés et pleins de candeur. Elle faillit réveiller Honorine pour les lui montrer ; tant ils étaient drôles. Mais elle réfléchit que la mère ourse n'était peut-être pas loin. Elle constata dans la poche de la selle la présence des pistolets que Joffrey lui avait remis. Assez loin derrière elle, le cheval de maître Jonas débouchait sous une double ogive incarnate. Comme ployé sous le poids, de ces feuillages incandescents, le dos de l'horloger rochelais s'arrondissait. Il devait, lui aussi, sommeiller à demi. Angélique surveilla la façon dont il s'engageait à travers le chemin de feuilles mortes. Si la mère ourse se remuait là-bas dans les taillis, les chevaux ne manqueraient pas de s'effrayer. Mais il ne se passa rien. Maître Jonas et son cheval défilèrent sous le nez des petits oursons, prodigieusement intéressés, et qui suivirent longtemps de leurs yeux vifs cet animal apocalyptique dont le bas, à quatre pattes, ressemblait à celui de l'élan et dont le haut, surmonté d'une sorte de cône noir – les oursons ne savaient pas que cela s'appelait un chapeau – laissait échapper un ronflement sonore. Maître Jonas et sa femme avaient demandé au comte de Peyrac de se joindre à son expédition plutôt que de rester à Gouldsboro. Avec leur nièce Elvire, la veuve du boulanger et ses deux jeunes enfants, ils représentaient le contingent huguenot de la caravane, c'est-à-dire les relations personnelles d'Angélique. Les autres parmi lesquels il y avait des Italiens, des Allemands, des Anglais, peut-être des Écossais, elle les connaissait mal encore et même ne les distinguait pas entre eux. Elle se reprochait cette confusion qui ne lui était pas habituelle car elle avait toujours eu une certaine curiosité de ses semblables qui la poussait à faire rapidement connaissance. Mais c'étaient les « hommes » de Peyrac, pas les siens, et vis-à-vis d'elle chacun restait encore dans l'expectative.

Seul, continuait à se détacher du lot, le coureur de bois canadien Nicolas Perrot, plus que jamais omnipotent et indispensable qui avait le don de surgir au moment opportun pour lui rendre service. Il allait à pied, de préférence, du pas infatigable et silencieux des Indiens, son fusil, crosse en l'air, contre l'épaule. Il passait souvent, en avant, pour préparer la piste et le campement du soir. Angélique avait l'impression que ce garçon à la fois paisible et mystérieux pourrait lui rendre accessible tout ce qui l'effrayait, mais sans doute aurait-il été fort étonné d'apprendre les pensées de la jeune femme car tout ce qui entourait Nicolas était familier à ce Canadien : un arbre était un arbre, rouge ou non qu'importe, une rivière était une rivière, un Indien un Indien, l'important était de déterminer très rapidement s'il s'agissait d'un ami ou d'un ennemi. Un ami était un ami, un ennemi était un ennemi, un scalp était un scalp, une halte autour d'un calumet bourré de tabac, la plus excellente chose du monde, une flèche dans le cœur, la plus désagréable.

C'est en cela qu'il était simple et son mystère ne lui venait que de cette connaissance qu'il avait de choses étranges et inusitées. Il n'en était pas conscient. Angélique regretta qu'il ne fût pas dans les parages. Elle lui aurait demandé le nom des plantes aperçues le long de la piste. Certaines lui étaient connues, d'autres pas. Elle lui aurait demandé comment on pouvait envisager de nourrir des chevaux dans un pays où il n'y avait pas de prairies, pas de clairières et où le sous-bois n'était que taillis, feuilles mortes et branches tombées, sans herbe. Elle devinait que cette question des chevaux le tracassait. Il lui avait déjà expliqué longuement que, dans ces régions, les seules voies de pénétration étaient les rivières, et les seuls moyens de transport, les petits canoës indiens en écorce de bouleau que l'on peut charger sur sa tête au passage des rapides, pour les remettre ensuite en eaux calmes, un peu plus loin. « Mais évidemment, avec des chevaux et des femmes !... » disait-il en hochant la tête.

La forêt s'achevait, couleur de couchant pourpre entre des pans de rochers qui se rétrécissaient de plus en plus pour former une sorte de défilé. De l'eau descendait par gradins à leur rencontre, mais cette fois la côte ne fut pas trop difficile à gravir. Avant de continuer sa route, Angélique, cette fois, fit halte et se retourna pour jeter un coup d'œil aux membres de la caravane, qui, certains à cheval, d'autres à pied, s'extrayaient les uns après les autres de la ravine comme d'un puits.

Elle nota leur démarche pesante. Tous, même les jeunes, paraissaient accablés de fatigue et de chaleur.

Honorine, la petite fille de trois ans, elle, dormait les bras passés autour de la taille de sa mère, contre son dos. À l'emplacement où s'appuyait la joue ronde de l'enfant, Angélique éprouvait une sensation de brûlure. Le moindre contact était presque insupportable par cette chaleur intense qu'apportait l'air sec et frémissant.

La sueur ruisselait sur son échine et collait ses vêtements à sa peau. Malgré son chapeau à larges bords, sa nuque était douloureuse.

Un des hommes de la caravane parvint à sa hauteur et la dépassa avec un vague salut. Il n'avait même pas relevé la tête, ses pas traînants laissaient au sol un petit sillage de poussière soulevée. Angélique regarda encore en arrière. Elle ne voyait pas Cantor et s'inquiétait pour son fils cadet.

Les hommes passaient les uns après les autres courbés sous le poids de leurs charges. Certains, étrangers, parlaient, anglais entre eux. Ils jetaient en passant un regard bref à la jeune femme, au bord de la sente sur son cheval, saluaient parfois, mais ne s'arrêtaient pas. Au cours de ces trois semaines, Angélique avait seulement appris, en observant ces hommes, choisis par le comte de Peyrac pour l'accompagner dans son expédition vers l'arrière-pays du continent américain, qu'ils étaient de nature peu causante, d'une endurance à toute épreuve et d'un grand dévouement à leur chef. C'étaient des brutes et il ne fallait pas être grand devin pour comprendre que chacun en lui cachait un secret. Cette espèce d'hommes n'était pas inconnue à Angélique. Elle savait aussi qu'on ne l'apprivoise pas facilement. Elle verrait plus tard à les aborder. Sa tâche de mener un cheval rétif, de veiller sur sa petite fille et sur ses quelques amis huguenots qui l'accompagnaient, requérait toutes ses forces. Malgré l'habitude qu'elle avait des longues chevauchées par forêts, monts et vaux, elle avait eu des moments d'inquiétude. Elle se souvenait de l'expression dubitative de son mari lorsqu'elle l'avait supplié de l'emmener et commençait de comprendre. L'aventure qui les attendait dans l'arrière-pays de la province du Maine où le comte de Peyrac avait décidé d'exploiter les mines d'or et d'argent, cette aventure, maintenant elle le comprenait, serait hérissée de difficultés inconnues, imprévisibles, à l'exemple de cette piste qu'ils suivaient depuis de si longs jours.

Des Indiens passaient aussi, hommes et femmes, laissant dans l'air surchauffé un relent fauve. Ils s'étaient mêlés à la caravane, lorsque celle-ci atteignit les rives du fleuve Pénobscot. Ils appartenaient à une petite tribu de race abénakise, les Métallaks qui, à la suite d'une expédition de traite sur les rives de l'océan, regagnaient leurs terrains de chasse habituels du côté du lac Umbagog. Ils avaient demandé la protection du comte de Peyrac dans leur voyage, craignant les rencontres possibles avec les Iroquois, l'ennemi cruel et héréditaire, qui ravageaient souvent leurs contrées durant la saison d'été. M. Jonas, l'horloger rochelais, survint à son tour, tenant par la bride son cheval. Il s'arrêta, ôtant son chapeau. Il en essuya soigneusement la coiffe, puis son front, puis ses lunettes.

– Ouf ! la côte est rude ! Et dire qu'il y en a vingt comme cela à grimper par jour !...

– Votre femme n'éprouve-t-elle pas trop de difficultés ?

– J'ai demandé à un homme de l'aider pendant la grimpée. Un faux pas et j'aurais craint que ma pauvre femme ne se fasse broyer par une cataracte... Ah ! les voici !

La bonne dame rochelaise les rejoignit. Le jeune Breton Yann Le Couénnec, un homme de Gouldsboro, assez obligeant, guidait son cheval. Mme Jonas était cramoisie, mais montrait de la bonne humeur ; forte et accorte femme dans la cinquantaine, elle s'était révélée une cavalière endurante.

– Ça me change de mon arrière-boutique de La Rochelle, disait-elle.

Et elle avait expliqué à Angélique que fille de gros fermiers elle avait eu une jeunesse rustique.

– Avez-vous vu Cantor ? lui demanda Angélique.

– Oui, il aide Elvire qui n'est pas très bonne cavalière. La pauvre petite ! Je me demande l'idée qui lui a pris de nous accompagner dans cette aventure, avec ses deux fils, plutôt que de rester à Gouldsboro. Il est vrai que c'est notre nièce et que nous sommes sa seule famille !...

Cantor apparut au bord du ravin et Angélique éprouvait de la fierté à voir surgir sa silhouette d'adolescent, bien découplée, guidant d'une main sûre le cheval sur lequel une jeune femme se cramponnait ainsi qu'un petit garçon de six ans.

Elvire paraissait effrayée et avoua que c'était surtout le bruit des chutes d'eau qui lui faisait peur. Maintenant elle allait reprendre son chemin sans aide. Elle remercia gentiment Cantor et demanda si l'on avait vu son fils aîné Barthélémy qui avait huit ans. Angélique la rassura. Barthélémy était devant avec Florimond qui l'avait pris en charge et que l'enfant ne quittait plus d'une semelle.

Le groupe des Rochelais s'ébranla et Cantor les observa en hochant la tête tandis qu'ils s'éloignaient.

– Si je n'étais pas là, je me demande comment cette pauvre fille s'en tirerait, lança-t-il avec un mépris teinté de pitié. S'encombrer de femmes et d'enfants dans une caravane, c'est une folie. Je ne dis pas cela pour vous, ma mère... Vous êtes la femme de mon père, c'est normal que vous nous accompagniez. Mais avouez que de voyager en caravane dans un pays inconnu, c'est autre chose que de danser dans les salons de Versailles !

– J'avoue, Cantor, j'avoue... reconnut Angélique en dissimulant un sourire, devant le ton grave du jeune garçon, et j'admire ton endurance, car toi tu vas à pied avec un lourd chargement, alors que nous, les femmes et les enfants, nous sommes à cheval !

– Bast ! L'habitude ! Nous ne sommes pas des mauviettes.

– N'es-tu tout de même pas las par cette chaleur terrible ?

Il redressa les épaules et se défendit d'éprouver la moindre lassitude. Elle devinait qu'il mentait un peu. Car dans la caravane même des hommes endurcis se plaignaient parfois de la longueur et de la rudesse des étapes. Elle remarquait qu'il avait maigri et que des cernes ombraient ses yeux clairs, de la même couleur verte que ceux de sa mère. Elle se demanda une fois de plus pourquoi Joffrey leur faisait mener ce train presque inhumain. Voulait-il les éprouver, savoir ce qu'il pouvait attendre de chacun ? Se prouver à lui-même que femmes et enfants n'entravaient en rien ses projets ? Ou bien une raison secrète l'obligeait-elle à se hâter vers un but, qui pour Angélique était encore imprécis ?...

– Et vous, mère, comment vous portez-vous ? Ce cheval continue-t-il à faire des siennes ? demanda Cantor en contraignant au sourire ses lèvres craquelées par la sécheresse.

Sa taille robuste était déjà celle d'un jeune homme, mais, sous la couche de poussière et de sueur, ses joues rosés gardaient la douceur de l'enfance. À cause de cette joue imberbe et fraîche, Angélique reconnaissait en lui le petit page joufflu qui jadis chantait devant la reine à Versailles, et elle avait envie de caresser sa chevelure bouclée, et de lui sourire avec tendresse en attirant tout contre elle, tout contre sa hanche, la tête de ce fils ressuscité, de son fils enfin retrouvé, et qui était devant elle, miraculeusement vivant... Mais elle se retenait de faire ce geste, car l'adolescence est pudique dans l'expression des sentiments et, après plusieurs années de séparation, le cœur de ce fils lui était inconnu. Elle aspirait au jour où, la caravane faisant halte enfin sous un toit qu'on ne quitterait plus, la pesante fatigue s'envolerait, et elle pourrait se rapprocher des siens, les rassembler autour d'elle, son époux et ses deux fils, et réapprendre à les mieux connaître dans la paix de la vie quotidienne.

Mais ce voyage les éloignait d'elle, lui paraissait-il. Chacun avait à se débattre avec ses propres difficultés, hanté par le souci de ne pas être celui ou celle qui retarderait la marche. Elle répondit à Cantor que tout allait bien. Wallis semblait s'être assagie et lui obéissait maintenant.

– C'était trop dur, dit Cantor avec souci. Nous avions bien vu, Florimond et moi, que cette bête était difficile et nous étions inquiets que vous en soyez chargée. Nous avons cru maintes fois qu'elle allait vous précipiter dans un ravin ou que vous ne parviendriez pas à la faire avancer dans un endroit difficile...

– Et estimez-vous, mes fils, que je m'en suis bien tirée ?

– Euh ! Oui, oui, certainement, dit Cantor avec une condescendance qui cachait un certain étonnement. Vous êtes une très bonne cavalière, reconnut-il en appuyant sur les termes.

– Je te remercie. Tu m'encourages à poursuivre mon chemin, car j'étais ce matin sur le point de déclarer forfait. Il fait si chaud.

– Voulez-vous boire un peu d'eau ? proposa-t-il avec empressement. J'ai rempli ma gourde au pied de la cascade, elle est encore fraîche.

– Non, merci, mais je vais en donner un peu à Honorine.

– Alors, ce n'est pas la peine. Elle dort, fit vivement le jeune garçon en retirant la gourde qu'il tendait.

Il la reboucha et l'accrocha de nouveau à sa ceinture.

– Je vais aller en avant. Après la traversée de ce bois on peut s'attendre à rencontrer un autre seuil rocheux, dur à passer, et il me faudra aider cette pauvre Mme Elvire.

Il partit à grands pas.

Angélique remit le cheval dans le sentier. Elle suivait des yeux Cantor, et elle pensait qu'il était beau, qu'il se montrait gentil et attentionné pour elle et qu'elle n'aurait pas de peine à le reconquérir, mais elle avait compris aussi déjà depuis un certain temps qu'il n'aimait pas Honorine.

Elle soupira et pencha un peu la tête.

Aurait-elle un jour le courage de parler d'Honorine à ses deux fils aînés ? Que leur dire ?... Il était normal que ces deux grands garçons s'interrogeassent sur la demi-sœur que leur mère leur avait rapportée de l'Ancien Monde !

De quel amant de leur mère était-elle née ? Voici la pensée qui devait parfois leur venir à l'esprit. Comment l'un et l'autre réagissaient-ils dans le secret de leurs cœurs à ces décevantes révélations ?... Comment jugeaient-ils l'attitude de leur père qui pardonnait et accueillait l'enfant ?

Honorine était le signe de tout ce que l'on aurait voulu oublier. Le passé cruel, la séparation et ses inévitables trahisons...

« Aurais-je dû la laisser à Gouldsboro ? se demanda Angélique. Abigaël se serait chargée d'elle et s'en serait occupée avec tendresse.

« Non, je ne pouvais pas ! je sais bien que tu serais morte loin de moi, ma pauvre petite enfant bâtarde, se dit-elle en regardant par-dessus son épaule la tête ronde appuyée avec tant de confiance contre elle. Et moi-même, pourrais-je t'oublier et vivre en paix après t'avoir écartée une fois encore de ma route ?... Pauvre petite, jetée avec tant de violence et d'horreur dans ce monde si dur !...

« Non, je ne le pourrais pas.

Pourquoi, Honorine, ce matin avait-elle voulu, avec exigence, entêtement, retrouver sa mère ? N'était-ce pas un signe ?... Quand quelque chose angoissait l'enfant, elle réclamait Angélique. Jusqu'alors, elle s'était montrée gaie et fort sociable. Mais aujourd'hui de quelle sorte de danger inattendu se gardait-elle ? Un passage plus difficile à franchir ? L'orage ? Une tornade ? Une rencontre d'Iroquois ?

Tout au long de ce voyage, l'Indien, ami ou ennemi, était demeuré presque invisible. Perrot et Maupertuis expliquaient que les tribus étaient parties pour la traite des fourrures vers les rivages de l'Océan, où les navires les attendent avec leur cargaison d'eau-de-vie, de colifichets et de perles. Les multiples tribus abénakises qui constituent la race originelle du Maine ont le nomadisme dans le sang.

Il y avait eu, au début du voyage, la rencontre avec les Métallaks qui s'étaient joints à la caravane des Blancs.

À part eux, on n'avait vu personne, pas plus d'Iroquois que d'Abénakis. Et cette absence d'humains qui longtemps semblait les avoir protégés, aujourd'hui pesait à leurs cœurs lassés. Sur la droite, les montagnes reparaissaient à la faveur d'un long pan de terrain calciné. Angélique regarda avec espoir dans la direction des montagnes. Elle savait qu'au pied des Appalaches devait se trouver le poste de Katarunk, qui appartenait au comte de Peyrac et qui était le but de leur voyage. On hivernait là, quitte à rejoindre au printemps des mines plus lointaines. La jument s'avança à travers le plateau couleur de suie. Une forte odeur de bois brûlé et de résine flottait comme un encens lourd.

Dans la sécheresse crépitante de l'été, les incendies éclataient facilement. Pour une étincelle échappée d'un foyer, c'était la mise en marche d'une armée de flammes ronflantes ravageant, dévorant la forêt avec une gloutonnerie de dragon féroce, chassant devant elle les animaux affolés et ne s'arrêtant qu'au bord des falaises ou des ruisseaux, dans un chuintement infernal. Longtemps après, au loin, flottait dans l'air limpide un relent de fumée qui semblait la senteur même et définitive de ces grands espaces forestiers.

Ici le sinistre devait être récent. Le pas des chevaux souleva des cendres tièdes. Des rameaux laissaient au passage des traînées noires, les souches et les troncs encore dressés étaient charbonneux et arides. Entre leurs piques hérissées, la vallée rosé et mauve miroitait de tous ses lacs. La caravane atteignit les rives de l'un d'eux. Le feu avait rongé les bords et il n'y avait guère d'herbe à brouter pour les chevaux affamés.

Alors on longea, parmi les cendres, le rivage jusqu'à un gué, où les bêtes, d'un sabot précautionneux, franchirent un barrage de galets ronds. De l'autre côté, on remontait dune façon assez abrupte, sous la fraîcheur d'arbres et de sapins intacts. Ce n'était pas encore les abords des montagnes, mais un îlot dressé au cœur de la vallée, un rempart de rocs échoués parmi les lacs qui, jadis, avaient dû être des fleuves, ou ne former qu'une seule mer d'eau douce. Après avoir franchi cet éperon assombri par les pins et les cèdres, on redescendait et le scintillement d'un autre lac apparut bientôt, à travers les ramures d'un jaune agressif d'un bosquet de jeunes bouleaux.

Sous le ciel couleur de perle, le miroir d'eau étincelait dans la lumière directe de midi. C'était un lac extrêmement limpide, contrairement à ceux qu'ils avaient rencontrés jusqu'ici, toujours encombrés d'algues et de mousses. À travers l'eau lumineuse, on apercevait le sable gris.

– Je voudrais me baigner les pieds dans cette eau, s'écria Honorine.

Il y avait les signes avant-coureurs d'une halte. Là-bas en avant, derrière les saules, on entendait des appels et l'ébrouement des montures. Un des coureurs de bois, qui l'avait précédée, reparut et fit signe du bras pour avertir ceux qui descendaient encore qu'un moment de repos était accordé. Pour ceux qui risquaient de ne pas le voir, il poussa un cri guttural, auquel les Indiens qui venaient en arrière-garde répondirent d'assez loin. Angélique se laissa glisser à terre et aida Honorine à descendre. La petite, aussitôt, ôta ses souliers et ses bas et, retenant ses jupes, entra dans l'eau.

– C'est très froid, cria-t-elle en riant de plaisir.

Le cheval, qui avait bu, penchait sa tête lasse.

Angélique caressa le col penché de la bête dont la robe avait, dans la lumière intense, les mêmes reflets somptueux que la forêt.

– Ne t'affole pas, lui dit-elle à mi-voix. Regarde, il y a quand même peut-être un tout petit peu à manger. Nous trouverons un jour de grands espaces pour que tu galopes. Bientôt, nous serons au but.

Le cheval remuait les oreilles et l'on aurait dit que des soupirs gonflaient son poitrail. Car les chevaux n'aiment pas la forêt. Angélique se souvenait de la guerre du Poitou et des longues randonnées qu'elle avait faites avec ses partisans dans les coins les plus reculés des forêts de l'Ouest1.

L'inquiétude de leurs montures ne venait point alors du danger pressenti, de l'ennemi aux aguets, mais du silence si particulier des bois, ce silence tissé de mille bruits vifs et menaçants et des jeux d'ombre et de lumière entre les troncs et les ramures qui créent des visions fantasmagoriques, donnent licence aux imaginations superstitieuses et aux menaces réelles ajoutent celle des esprits et des démons.

La grande forêt du nord de l'Amérique était peut-être moins effrayante et rébarbative que celle qui avait vu se dérouler l'enfance d'Angélique. Des lacs multiples la trouaient de grandes surfaces azurées.

L'atmosphère cristalline, vibrante d'une sécheresse que même les brumes de l'hiver ne semblaient pas combattre, donnait à ses contours une netteté sans mystère. Ici ce n'était pas une forêt à fantômes2.

Angélique se tint debout au bord du lac. Elle ne voulait pas lâcher la bride de Wallis car, un jour qu'elle broutait ainsi, la bête s'était brusquement enfuie fonçant à travers les taillis. Elle avait failli s'empaler sur des branches rompues, se briser les jambes dans des fondrières, et il avait fallu l'habileté des Indiens, familiers de ce sous-bois touffu, pour retrouver sa trace. Le sang battait aux tempes de la jeune femme, et sa nuque surtout était pesante. Le chant strident des cigales l'étourdissait.

Voyant que la jument paraissait calme, elle s'enhardit à passer l'extrémité de la bride à la branche d'un arbrisseau, et s'avança jusqu'à la rive pour recueillir un peu d'eau dans le creux de la main et la porter à ses lèvres.

Une exclamation derrière elle arrêta son geste. Le grand Sagamore Mopountook, le chef des Métallaks, lui faisait signe de ne pas boire. Toujours par gestes, il lui expliqua qu'il y avait plus haut, en amont, une source dont l'eau était meilleure que celle-là et à laquelle ses guerriers s'étaient arrêtés pour se rafraîchir. Il la conviait à s'y rendre. Angélique lui montra son cheval, lui signifiant qu'elle ne pouvait s'éloigner. Il comprit et, d'une main impérative, l'encouragea à attendre. Peu après, il revenait accompagné d'une Indienne qui portait dans un bol de bois l'eau de la précieuse source. L'ennui, c'était que le bol ayant contenu de la bouillie de maïs et peut-être diverses autres mixtures sans pour cela avoir été lavé autrement que par un raclage de doigts et d'ongles, l'eau qu'il contenait était troublée de façon peu appétissante. Angélique se força cependant à y porter ses lèvres et à avaler quelques gorgées. Elle avait eu l'occasion de remarquer que les Indiens étaient fort susceptibles. Le grand chef restait là, planté, à la regarder boire, s'attendant certainement à ce qu'elle manifestât la plus vive admiration pour cette eau remarquable qu'il s'était donné la peine de lui présenter.

Son odeur forte de grand mâle, oint de graisse d'ours de la tête aux pieds, était incommodante.

Sur sa poitrine lisse étaient tatoués des signes noirs et bleus. Deux serpents soulignaient ses seins musclés et un collier de dents d'ours y projetait des ombres hérissées. C'était un chef, un Sagamore. Sa qualité se voyait aux plumes d'aigle ornant sa chevelure en chignon à l'arrière du crâne, ainsi qu'à une queue touffue de mouffette. Au long du rivage on entendait les plongeons bruyants et les exclamations joyeuses des hommes savourant le bienfait de l'eau fraîche.

Florimond surgit, venant saluer sa mère comme il le faisait à chaque étape. Il retint un éclat de rire en voyant la situation délicate dans laquelle elle se trouvait, et tout de suite intervint avec tact.

– Oh ! j'éprouve une terrible soif. Ma mère, ne pourriez-vous m'accorder un peu de cette eau merveilleuse que vous avez le bonheur de boire ?...

Ce Florimond ! Quel bon garçon !...

Angélique lui tendit la calebasse avec soulagement, mais une fois encore Mopountook arrêta son geste d'une exclamation outrée. Il s'ensuivit une discussion à laquelle Nicolas Perrot fut appelé pour s'en mêler au titre d'interprète et de diplomate.

– Si je comprends bien, disait Florimond, un blanc-bec comme moi ne serait pas digne de se rafraîchir à la même source que son honorable mère...

– Il y a de cela...

– N'y aurait-il pas plutôt une arrière-pensée de mépris pour les femmes dans l'ostracisme de notre grand chef ? demanda Angélique.

– Non, c'est plutôt le contraire. En vous présentant à boire la meilleure eau qu'il pût trouver, le Sagamore a voulu honorer en vous la Femme, la Mère. Les femmes sont très honorées chez les Indiens...

– Vraiment ? interrompit Angélique surprise en regardant l'esclave aux yeux baissés qui se tenait derrière le chef.

– En effet, madame, c'est difficile à comprendre. Il faut avoir été jusqu'à la Vallée Sacrée des Iroquois pour se rendre compte... dit le coureur de bois.

Il rendit le bol à l'Indien avec un flot de paroles qui parurent enfin donner satisfaction à celui-ci.

– Et maintenant, garçon, que diriez-vous d'un saut dans l'onde fraîche ?

– Hourra ! s'écria Florimond.

Ils disparurent derrière le rideau de saules et d'aunes dont les longues feuilles s'inclinaient vers la surface de l'eau et peu après elle les vit nageant avec entrain, leurs têtes apparaissant à la surface scintillante du lac.

Angélique aurait donné tout au monde pour les imiter.

– Moi aussi je veux me baigner, dit Honorine en commençant à ôter ses petits vêtements.

Mme Jonas et Elvire surgissaient avec les garçonnets, fils d'Elvire, Thomas et Barthélémy. On convint de permettre aux trois enfants de barboter à leur aise. Nus, ils dansaient près du rivage parmi les gerbes d'eau, en poussant des cris de joie aigus. De grands échassiers, outragés, s'envolèrent des buissons avec des bruyants battements d'aile.

Des canards branchus, qui avaient sur la tête une aigrette couleur de feu et de violet, cancanèrent hautement de mécontentement et s'éloignèrent en traçant leurs sillages à la surface du lac étincelant.

Angélique soupirait d'envie en regardant l'eau fraîche. Victime du devoir elle restait près de son cheval.

Ce fut ainsi que la trouva Joffrey de Peyrac lorsqu'il parut à son tour sur la plage étroite au bord du lac.

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