Chapitre 2

Peyrac tenait encore en main le sextant avec lequel il venait de faire le point. Il le remit au matelot bordelais nommé Octave Malaprade qui l'escortait, portant l'écritoire de cuir et le parchemin. L'homme s'installa près d'un rocher pour ranger les instruments et les cartes dans le secrétaire portatif dont il était chargé.

Angélique regardait son mari s'avancer dans la lumière crue. Sa haute taille y prenait une densité brutale. Il semblait traverser et bousculer sans ménagement le décor fascinant. L'indifférence de ce paysage qui blessait Angélique, il ne s'en souciait pas. On entendit crisser le gravier sous ses bottes de cuir, sous son pas scandé et pesant.

« Il boite encore un peu, songea Angélique. Sur le Gouldsboro, on s'en rendait moins compte, avec le balancement du navire, mais ici, à terre, c'est perceptible. »

– Quelle est la pensée subite qui fait briller vos yeux ? demanda Joffrey de Peyrac.

– Je constate que vous boitez encore un peu.

– Et cela vous fait plaisir ?

– Oui !

– Les femmes sont vraiment des êtres aux réactions imprévisibles ! Ainsi tous mes efforts pour vous restituer un époux présentable n'aboutissent qu'à éveiller vos regrets ? Ou vos soupçons ? Vous n'êtes pas loin de craindre qu'il n'y ait eu substitution de personne... On raconte tant de plaisantes histoires de ce genre, aux veillées, dans les provinces de France... Ah ! le rôle de ressuscité n'est pas toujours facile à tenir. Je vais finir par regretter ma jambe courte.

– C'est que je vous ai aimé ainsi, jadis !

– Et vous n'êtes plus sûre de m'aimer sans elle, aujourd'hui ?

Il sourit avec malice.

Puis, sans attendre sa réponse, il salua Mopountook.

Il était toujours extrêmement cérémonieux envers le chef indien. Il avait ôté son feutre emplumé et sa chevelure drue brilla au soleil d'un éclat métallique. Des reflets d'acier couraient dans ses boucles serrées de Gascon, d'un noir encore intense, mais qui, aux tempes, avaient une luisance argentée. Son hérédité méridionale, mêlée d'Espagnol et de Sarrasin, lui faisait au soleil le teint aussi sombre et recuit que celui de son interlocuteur de race rouge. On voyait aux pommettes la trace plus pâle du masque qu'il mettait parfois. Les sourcils, touffus, gardaient une grâce ample au-dessus du prodigieux regard. Mais le profil restait abrupt, tourmenté, avec, comme une provocation agressive et sensuelle, la ligne sinueuse des lèvres. Ses lèvres étaient fortes, larges, d'une soie mince mais à peine rosée près du cuir tanné de la peau. Elles frémissaient, se durcissaient ou s'entrouvraient sur l'éclat des dents. Elles avaient leur vie propre dans ce visage extraordinaire où chaque élément semblait un signe destiné à recomposer la personnalité du gentilhomme : front immense et buriné par l'intelligence, raffinement de l'arcade sourcilière révélant la noblesse de sa race, feu de l'esprit au profond des yeux sombres. Le nez et le menton hardis, rocailleux, étaient ceux du conquérant, du montagnard, de l'être habitué à lever la tête, à regarder les aigles, et puis entre eux se dessinait cette bouche légèrement mauresque, impérieuse, exigeante semblait-il, même quand elle se taisait et restait impassible, une bouche d'homme terrestre, un signe de matérialité parmi des traits sublimés, et qui n'en prenait que plus de force ambiguë, inquiétante. Une telle bouche, les sculpteurs antiques l'avaient donnée à leurs images des dieux, sans savoir qu'ils traduisaient sous leur ciseau tout l'appétit de vie et de jouissance des premières civilisations méditerranéennes.

Quand elle regardait cette bouche si vivante et sensible, dans un visage parfois sévère et assez redoutable, Angélique avait des envies subites de la sentir se poser sur la sienne. Comme en cet instant, par exemple, où il répondait par gestes et par quelques mots indiens au chef des Métallaks. Il se tournait ensuite pour regarder au loin, vers l'autre rive, cherchant à percer on ne sait quel mystère de l'indéchiffrable paysage. Un instant il était absent, peut-être soucieux à la suite des paroles échangées. Il réfléchissait et sa bouche frémissait. Et en l'observant, Angélique sentait le rythme de son cœur s'accélérer. Elle désirait ces lèvres sur les siennes, leur attouchement tendre, puis violent. Elle le dévorait des yeux.

La chaleur de la chevauchée avait mouillé le front du cavalier et quelques gouttes de sueur glissaient le long de ses tempes et suivaient, sans qu'il en eût conscience, les sillons de ses cicatrices. Angélique aurait voulu essuyer tendrement ce visage marqué. Elle n'osait pas. Il y avait encore de ces gestes spontanés qu'elle s'interdisait, retenue par Une sorte de crainte. Elle se disait qu'il avait longtemps vécu sans avoir de femme à ses côtés, sans entraves. Il était habitué à une grande liberté sexuelle et sentimentale. Ne risquait-il pas d'être importuné par les attentions quotidiennes d'une épouse ?

Ici, plus encore que sur son navire, elle sentait l'indépendance de cet homme. Il en était entouré comme d'un halo. Un homme qui avait eu plusieurs vies. Un homme compliqué sous une apparente simplicité. Et dans les méandres de cet esprit supérieur elle devait trouver sa place.

Dans la lumière éblouissante, elle voyait son âge qui en faisait un homme au zénith de son existence, en pleine possession de sa force, de ses facultés et de son expérience. Il était achevé, dense, personnel, sans incertitudes, forgé par l'aventure, la guerre, la mort, la torture, la passion. Quand il se figeait ainsi immobile, son souffle était presque imperceptible. Elle ne voyait pas frémir sa poitrine, sanglée dans un pourpoint de velours noir, ni la taille serrée par un haut ceinturon de cuir, et cela avait quelque chose d'un peu effrayant. Elle ne se souvenait pas avoir remarqué, chez lui, jadis, cette particularité qui est celle des grands fauves au repos, jusqu'à l'instant même de bondir. Mais jadis elle ne songeait guère à l'observer, à le détailler, à part cette cicatrice qui lui avait fait si peur. C'était pourquoi elle avait si vite oublié ses traits après sa disparition. Comme elle était étourdie alors ! La vie lui avait enseigné à lire sur les visages, à scruter une physionomie, à discerner dans une expression la pensée fugitive. Quand on a eu l'occasion de voir sa vie dépendre du verdict des autres, ce sont des choses qui s'apprennent...

Autrefois, elle avait vécu deux ans près de lui, mais elle ne l'avait jamais détaillé comme aujourd'hui. Elle le faisait avec une avidité singulière. Il s'imposait à elle au delà de sa volonté. Ses gestes, les inflexions de sa voix qu'elle commençait à trouver plus familière l'intriguaient et la passionnaient, sans qu'elle pût s'en défendre, ni s'expliquer pourquoi, Il n'y avait peut-être rien à expliquer en fait. C'était dans l'ordre de cette attirance excessive et naturelle qui pousse vers une autre chair celle qui lui est prédestinée.

Son cœur battait plus vite quand il s'approchait d'elle, ses attentions la comblaient, la crainte l'envahissait dès qu'il s'éloignait. Surtout elle n'était pas encore habituée à ne plus le perdre, à ne plus l'attendre.

« Comme je t'aime, toi que je redoute !... » Immobile, elle le contemplait. Après avoir devisé avec le chef Mopountook il mit l'œil à sa lorgnette, examinant les alentours. Puis il replia l'instrument, le rendit à Malaprade et vint de nouveau vers Angélique. Avec cette courtoisie inimitable, qui contrastait désormais avec la rudesse de son personnage de condottiere, il lui prit les deux mains dans les siennes, les retourna et les élevant jusqu'à ses lèvres en baisa légèrement le creux des paumes, geste furtif qu'accompagnait le regard complice de ses yeux chauds, soudain emplis d'une grande douceur lorsqu'ils se posaient sur elle.

– Ces belles mains me semblent moins meurtries qu'hier. Dois-je comprendre que votre monture se montre plus docile ?

– En effet. Elle s'apprivoise. J'ai cessé d'avoir les poignets engourdis à force de la maîtriser.

– C'est parce que je connaissais votre force que je vous l'ai confiée. Vous seule pouviez en venir à bout. Pour moi, j'ai maté l'étalon. Il est de la même race qu'elle. Il y en a encore deux autres qui sont anglais. Le reste vient du Mexique.

– Est-ce ici un pays pour des chevaux ? demanda-t-elle laissant transparaître son inquiétude.

– Il le deviendra ! Là où doit vivre l'homme, là doit parvenir le cheval. C'est un principe de civilisation bien établi. Les Huns n'ont-ils pas amené leurs chevaux ? Alexandre le Grand n'a-t-il pas conquis l'Inde à cheval ? Et les Arabes l'Afrique ?

Mopountook s'était éloigné. Il revint avec de l'eau et fit boire Honorine toujours dans la même calebasse douteuse. La petite fille ne s'en formalisait pas et riait et plaisantait avec l'Indien comme s'ils eussent pu se comprendre. Elle l'éclaboussait en pataugeant dans le lac et le fier Métallak n'en était pas offusqué.

Joffrey de Peyrac avait pris l'un des pistolets et le chargeait. Ses mains patriciennes avaient les gestes précis et vifs que confère une longue habitude.

– Vos armes sont-elles aussi chargées ?

– Oui, je les ai vérifiées ce matin et ai remplacé l'amorce qui était gâchée par l'humidité.

– C'est bien. Il est préférable, dans ces parages, que les armes soient toujours prêtes à tirer.

– Le pays m'a paru cependant fort désert et les bêtes sauvages s'enfuiraient plutôt que de nous attaquer.

– Il n'y a pas que les bêtes sauvages. Et les déserts sont trompeurs.

Il passa à une autre idée.

– Aucun des dix chevaux que nous avons emmenés depuis l'océan n'est mort. C'est déjà une victoire et nous pouvons nous estimer heureux d'avoir mené à bien ce voyage. C'était une aventure jamais osée que de l'entreprendre par terre, au lieu de suivre les fleuves.

– Je sais. Nicolas Perrot me l'a dit. Mais j'avais déjà compris que les chevaux n'étaient pas là pour nous transporter, mais nous plutôt pour les mener à bon port. De même que ce ne sont pas les Indiens qui nous escortent, mais nous qui les escortons.

– C'est exact. Les Métallaks craignaient trop de rencontrer des Iroquois, dont les partis de guerre ne cessent de rôder dans leurs contrées durant l'été. Ils se sont mis sous la protection de nos mousquets, acceptant en échange, non sans soupirs, de porter quelques-uns de nos bagages. Ce sont d'ailleurs leurs femmes qui les portent. L'Amérique n'est pas l'Afrique, ma mie, que vous avez connue et qui pullule d'esclaves. L'homme blanc ici est SEUL, à la fois son seul maître mais aussi son seul serviteur.

– Il existe pourtant des esclaves noirs dans les colonies anglaises du Sud.

– Mais pas au Nord. C'est du reste pourquoi j'ai choisi le Nord... Parce qu'il y avait aussi des mines d'argent et d'or, ajouta-t-il comme s'il se souvenait brusquement des raisons véritables de son choix. L'esclavage a du bon... surtout pour les maîtres. Ici il faut se passer de domestiques et d'esclaves. Car l'Indien est tout ce que l'on veut mais pas un serf. S'il est contraint au travail, il meurt.

Angélique osa se rapprocher de Peyrac, toucha sa manche et inclina un instant sa joue contre son épaule. Elle craignait, devant ses hommes, de lui manifester sa tendresse.

– J'ai hâte de vous retrouver un peu à moi. Il me semble que lorsque je dors loin de vous je vous perds à nouveau. Quand arriverons-nous à Katarunk ?

– Peut-être bientôt... Peut-être jamais ! Vivement, elle l'interrogea :

– Craignez-vous quelque chose ?

– Rien, chérie ! Une vieille méfiance ! Je ne me croirai rendu à Katarunk que lorsque les portes de sa palissade se refermeront sur nous, et que ma bannière flottera au sommet du mât pour affirmer à quiconque que je suis sur mes terres. Chérie, plus je vous regarde, plus je vous trouve merveilleusement belle. Vous ne pouvez imaginer combien vous êtes troublante. Quand vos yeux brillent ainsi dans votre visage empourpré, quand vos paupières se cernent un peu de lassitude, que vous avez chaud, et que vous vous retenez de laisser paraître votre fatigue... Je vous adore.

– Oh ! certes, je n'en peux plus et j'ai chaud, s'écria Angélique. Et ce n'est pas seulement dans un but de séduction, croyez-le ; je donnerai ma vie pour pouvoir me plonger dans cette eau fraîche.

– Qu'à cela ne tienne.

D'un geste il appela Nicolas Perrot, qui était sorti de l'eau et s'était rhabillé.

– Mon cher ami, puis-je vous instituer le gardien de la vertu de ces dames ?... J'ai repéré non loin d'ici une petite crique abritée par des saules où elles pourront se livrer à loisir au plaisir de la baignade. Je vous demanderai seulement de vous poster en faction à l'entrée du chemin qui y conduit afin d'éloigner les indiscrets ou les étourdis qui se dirigeraient dans cette direction. Postez également une autre sentinelle à l'extrémité du promontoire afin d'écarter les nageurs. Nous prolongerons la halte une heure encore.

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