Chapitre 16

Le vent de la nuit passait sur les cendres et maintenant tout était sombre et silencieux. Joffrey de Peyrac marchait à pas lents le long de la berge. Il était seul et, de temps en temps, il s'arrêtait pour regarder pensivement vers le haut de la côte, là où quelques heures auparavant s'élevait le poste de Katarunk.

Angélique, un peu plus loin, devinait son ombre, la voyait s'immobiliser, puis reprendre sa marche méditative.

Elle aussi était revenue en ce lieu, irrésistiblement attirée. Dans la caverne, où la veille le comte avait fait transporter les couvertures et quelques vivres, les enfants venaient de s'endormir auprès d'un feu. La plupart des adultes, à bout de forces, les imitaient. Angélique s'était éloignée. Elle avait marché doucement dans la nuit et, pour la première fois, elle n'avait plus peur. Les esprits mauvais semblaient s'être enfuis. Un vent de tempête et de tragédie, en ce jour, les avait dispersés et entraînés au loin. Elle marchait désormais au sein d'une forêt amicale, et tous les sons qui parvenaient à ses oreilles prenaient une autre signification. Ce n'était l'écho que d'un monde vivant, renaissant sous les branches, un petit monde animal, se préparant à l'hiver, s'affairant à ses dernières besognes, chantant ses dernières chansons, et rien d'autre. Le dernier parfum des mousses, les derniers grattements des écureuils enterrant des noisettes et très loin par-delà des ravins, comme un cor mélancolique, un appel d'orignal.

Angélique avait cessé d'avoir peur. Par son geste, Joffrey de Peyrac l'avait délivrée de l'angoisse.

Un geste fou, mais le seul à accomplir. Brûler Katarunk. Et il était le seul à pouvoir oser et accomplir. La pensée avait dû l'en traverser lorsqu'il avait dit : « Ma demeure est souillée par un crime inexpiable ! »

Alors il avait su ce qu'il fallait faire. Et il s'était apaisé. Maintenant rien ne se passerait plus de mal, qui leur vînt de la terre d'Amérique. L'holocauste avait été offert et accepté par le ciel. Angélique avait éprouvé d'abord une sensation imprécise, puis une forte révélation l'avait touchée. Et elle marchait sous les arbres, le cœur léger, car elle sentait que les rites avaient été accomplis et cela satisfaisait son âme, imprégnée de christianisme. Ce n'était pas seulement pour leurs vies sauves qu'il était bon que ce sacrifice ait été accompli, mais aussi pour leur bonheur. Et il lui revenait à la mémoire des paroles qu'elle avait si souvent murmurées machinalement au couvent, à la messe : Hanc igitur oblationem...

« Voici donc l'offrande que nous vous présentons, Seigneur, nous vos serviteurs et, avec nous, notre famille entière. Acceptez-la, Seigneur, avec bienveillance. Disposez maintenant dans votre paix les jours de notre vie... »

La terre d'Amérique ne leur serait plus hostile. Le sacrifice de Joffrey de Peyrac avait touché son cœur ombrageux. Les Iroquois n'oublieraient jamais. Mais au delà, Angélique contemplait ce dépouillement total dans lequel ils se retrouvaient lui et elle, et de son cœur s'élevait la prière sereine : « Disposez, maintenant, dans votre paix, Seigneur, les jours de notre vie... »

Tout avait brûlé ! Que pourrait-on leur prendre désormais ? Il ne leur restait qu'un trésor merveilleux et secret : leur amour. C'était sans doute cela que le sort avait voulu en les rendant l'un à l'autre, car il leur fallait en connaître le prix pour ne pas le mésestimer. Pur amour d'un homme pour une femme, et d'une femme pour un homme, deux flammes en une seule, brûlant dans la solitude aride, dans le désert glacé, deux cœurs brûlants dans la nuit du monde, comme aux premiers temps...

Et maintenant elle regardait de loin l'ombre de Joffrey de Peyrac qui marchait le long de la berge, d'un pas de méditation.

L'emplacement gardait l'odeur de l'incendie et, malgré le froid, celle de la foule qui y avait longuement piétiné, et en contraste tout était si calme qu'Angélique se sentait envahie de bienêtre. De loin elle contemplait l'homme seul qui s'arrêtait et levait la tête vers le haut de la colline où le vent ravivait par instants une lueur rouge.

Puis elle marcha vers lui, sans hâte, sûre de le trouver dans la nuit et de le rencontrer. Lorsqu'elle fut à quelques pas elle s'arrêta de nouveau.

Il l'aperçut, forme de femme profilée dans l'ombre bleue avec la tache claire de son visage, et, après l'avoir observée un instant, il vint à elle. Les mains de Joffrey de Peyrac touchèrent les épaules d'Angélique et elle s'approcha de lui comme elle l'eût fait d'une source de chaleur, posant ses paumes sur sa poitrine, puis les glissant autour de lui pour se blottir tandis qu'il resserrait l'étreinte de ses bras et l'amenait contre lui, rassemblant autour d'elle les pans de son manteau pour la couvrir, et l'attirant, l'attirant encore plus près jusqu'à ce qu'ils fussent étroitement enlacés, serrés l'un contre l'autre, sans désir, sans autre désir que ce sentiment animal de vouloir être proches, comme des bêtes qui s'endorment en posant chacune leur tête sur le cou l'une de l'autre afin de se communiquer le réconfort de leur tiédeur et de leurs présences mutuelles.

Joffrey de Peyrac faillit parler. Mais il se tut. Qu'aurait-il pu dire, songeait-il, qui ne fût affreusement banal ? « Avez-vous eu peur ? M'en voulez-vous d'avoir brûlé cette maison que vous considériez déjà comme vôtre ? Et vous condamner à des difficultés sans nombre ? »

Des choses banales qu'il aurait dites à n'importe quelle femme. Mais celle-là, celle-là qui frémissait contre lui, ç'aurait été l'offenser que de lui parler ainsi. Elle était bien plus loin que tout cela. Elle était bien plus loin que tout ce qu'il avait imaginé d'elle. Et il frottait sa joue contre sa joue fine comme pour s'assurer de la présence de cette chose vivante, tiède et douce, qui était là, dans ses bras, et qui était sa femme. Et elle avait été sur le point de parler aussi et de lui dire des mots qui emplissaient son cœur :

« Aujourd'hui, comme je vous ai admiré, mon amour ! Vous nous avez tous sauvés par votre courage ! Vous avez été extraordinaire... »

Mais tous ces mots étaient pauvres et n'exprimaient pas absolument ce qu'elle voulait dire. Elle avait seulement envie de lui confier ce qu'elle venait de découvrir, que le sacrifice avait été accompli, que les dieux étaient satisfaits... « Il n'y a plus que nous deux sur la Terre, mon amour, que nous deux, pauvres et seuls... Je suis heureuse... »

Mais cela, il le savait comme elle. Ils se taisaient donc. Et ils s'étreignaient de plus en plus fort, en silence, avec délices.

Et par instants elle rejetait la tête en arrière pour chercher la lumière de ses yeux, comme deux étoiles au-dessus d'elle, et elle devinait qu'il lui souriait.

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