Chapitre 15

Le jour se leva et la veille semblait loin. Cette journée d'automne, aux sources du Kennebec, qui eût pu retentir de l'écho de mousquets fratricides entre des hommes de race blanche et de même langue, s'était achevée dans la paix.

Ce matin, aux alentours du petit poste, la fumée s'élevait de tous les abris d'écorces et dessinait des arabesques d'un blanc pur sur le ciel bleu. Avec la faculté de résurrection des femmes, Angélique se réveillait heureuse, ses appréhensions envolées. Près d'elle, la couche où elle avait reposé gardait la forme d'un corps aimé et lui rappelait ces moments d'oubli, de vie intense qu'il lui avait dispensés. Et c'était comme un rêve miraculeux, et sa main caressait la place vide à ses côtés pour se convaincre. Elle pensa qu'il lui fallait s'occuper de la maison et faire préparer un excellent déjeuner. Angélique était une errante. Depuis Toulouse, la vie l'avait chassée de tant de lieux qu'elle avait pris l'habitude de se sentir chez elle partout. Peu de choses lui suffisaient pour recréer le climat d'intimité qui lui était nécessaire : un bon feu, de la chaleur, quelques objets dans un sac, quelques vêtements confortables, et pour Honorine, sa boîte à trésors. Elle avait aimé ses demeures successives. Elle ne s'était attachée à aucune. La petite loge de la rue des Francs-Bourgeois, où elle avait vécu avec ses deux petits garçons, lui laissait meilleur souvenir que l'hôtel du Beautreillis, où elle donnait de si belles réceptions. Son appartement de Versailles ne valait pas, en souvenirs heureux, l'âtre de La Rochelle, sous l'auvent duquel, le soir avec la vieille Rébecca, elle « grattait » un crabe cuit sur les braises, ou même l'étable de l'abbaye de Nieul, où elle dormait près de son enfant dans la paix surnaturelle des chants d'église. Pourtant, depuis qu'elle avait retrouvé son mari et ses fils, une nostalgie lui était venue d'avoir enfin une maison à elle, où elle les accueillerait et les entourerait de soins. L'élan naturel qui porte les femmes à bâtir et rebâtir sans cesse le nid détruit n'était pas mort en elle. Aussi, ce matin, avait-elle toutes sortes de projets en tête, qu'elle était décidée à réaliser, même sans attendre le départ des Français.

Elle trouva dans la salle voisine les Jonas penchés sur les interstices de la petite fenêtre afin d'examiner la cour du poste.

– Dame Angélique, nous ne sommes point tranquilles, lui dirent-ils en baissant la voix et en jetant autour d'eux un regard circulaire comme s'ils s'attendaient à voir surgir le diable du plancher. Il paraît qu'il est venu un missionnaire dire la messe pour les militaires français... Un jésuite...

Ils prononcèrent ce dernier mot avec des yeux si exorbités qu'Angélique se retint de ne pas sourire.

Il y avait un drame dans la vie de ces gens-là. Huguenots de La Rochelle, ils avaient des années auparavant vu un certain matin leurs deux petits garçons âgés de sept et huit ans partir pour l'école, et ceux-ci n'étaient jamais revenus. On avait su que les deux enfants protestants ayant commis l'imprudence de s'arrêter sur le passage d'une procession catholique pour contempler avec curiosité les chasubles brodées et les ostensoirs d'or, des bonnes âmes s'étaient avisées de leur désir certain de conversion manifesté par cet intérêt et les avaient conduits aux jésuites. Une charrette d'enfants protestants, enlevés à la garde de leurs parents, quittait précisément la ville. On y avait fait monter les deux garçonnets. Toute démarche pour les retrouver, ou même savoir ce qu'ils étaient devenus, était demeurée vaine. Il fallait comprendre leur effroi aujourd'hui. Elle-même, Angélique, avait partagé les dangers sans nombre éprouvés par les Huguenots français, obligés de fuir un royaume où la persécution à leur endroit s'aggravait chaque jour, mais elle était catholique, elle avait été élevée au couvent, et l'un de ses frères, Raymond, appartenait à la Compagnie de Jésus.

– Ne vous affolez pas, leur recommanda-t-elle. Nous ne sommes plus à La Rochelle. Je vais aller aux nouvelles, je suis persuadée d'avance que ce brave missionnaire n'a rien de bien dangereux.

Dans la cour, elle découvrait un objet, inattendu certes, mais qui n'avait en soi rien d'alarmant ! C'était un autel portatif, en bois doré sculpté. De grands Indiens, couverts de médailles, s'occupaient à l'arrimer sur un cadre de bois que deux esclaves portaient sur leurs épaules. Leur chef était un homme d'une haute stature, mince et souple. Il se drapait dans une fourrure d'ours noir et il tenait à la main une lance. Son profil aigu, à la lèvre supérieure s'avançant sur deux dents proéminentes, lui donnait une expression d'écureuil moqueur.

En passant, Angélique crut bon de le saluer, mais il ne répondit pas à son salut. Quelques instants plus tard, ils étaient sortis de l'enceinte du poste. Après leur départ, la cour apparut à peu près déserte. Il restait encore trace du festin de la veille : cendres et tisons refroidis à l'emplacement des trois foyers, lambeaux de charogne qu'un chien jaune flairait et grignotait sans appétit. D'ossements point, et tous les récipients, depuis les grandes chaudières jusqu'aux bols d'écorce, avaient été enlevés. Le vieillard Eloi Macollet, son bonnet de laine rouge sur les sourcils, fumait, assis sur un banc, au soleil, appuyé contre le mur de l'habitation. Il lui jeta un regard oblique, à l'indienne, et ne parut pas entendre son salut, lui non plus.

Dans un coin, près du magasin, elle trouva Honorine et les deux petits garçons d'Elvire occupés à admirer les exercices du plus jeune des tambours. Ce gamin, assez malingre, qui ne semblait guère avoir plus de douze à treize ans, disparaissait littéralement sous son tricorne et sa capote militaire bleue. Cependant ses poignets maigres étaient doués d'une agilité et d'une force peu communes. On ne voyait plus passer ses baguettes lorsqu'il se lançait dans des roulades surprenantes.

– Il nous a promis de nous apprendre, dit Honorine, très excitée.

La caisse du tambour était plus haute que sa petite personne, mais elle ne doutait pas de parvenir très vite à une parfaite maîtrise.

Angélique repartit. En chemin, elle se heurta au Bordelais Octave Malaprade.

– Madame, nous ne sommes pas des sauvages, lui dit cet homme, et nous ne pouvons continuer à nous sustenter avec de la graisse d'ours. Il me faut dresser un menu avec des vivres de bon chrétien. Pouvez-vous m'y aider ?

Il avait été cuisinier sur le Gouldsboro et se comportait moins comme un maître-gargotier que comme un intendant. Les Bordelais sont fins gourmets de race. L'accent chantant du Médoc, qui relevait ses paroles d'une pointe méridionale, évoquait des agapes de cèpes à la crème et d'entrecôtes onctueuses nappées de la célèbre sauce au vin rouge et aux échalotes, que l'on déguste dans les tavernes de Bordeaux.

On était loin, dans ce pays barbare, de pouvoir s'offrir de tels chefs-d'œuvre, mais, avec l'imagination de l'artiste, Malaprade voyait déjà le parti que l'on pouvait tirer des produits locaux.

En compagnie d'Angélique, il pénétra dans le magasin préposé aux vivres. Il avait déjà inventorié, dit-il, la petite cave qui ne contenait que des barriques de vin, de la bière et des flacons d'eau-de-vie.

Tandis qu'Angélique se livrait à l'inspection, elle eût été bien étonnée d'apprendre qu'elle occupait d'une façon tout à fait impérieuse et inusitée les pensées des deux hommes aussi différents l'un de l'autre que le chevalier de Malte Loménie-Chambord et son lieutenant, M. de Pont-Briand.

Ce dernier revenait en compagnie de Romain de L'Aubignière et du second lieutenant Falières de l'esplanade où la messe avait été célébrée.

Il eut le temps d'apercevoir Angélique avant qu'elle ne disparût par la porte du magasin, et se figea net.

– Cette femme ! Oh ! cette femme !

L'Aubignière poussa un soupir excédé.

– Ça te tient encore ?... J'espérais qu'après avoir cuvé tes chopines d'eau-de-vie tu cesserais de faire l'imbécile.

– Tais-toi donc ! tu n'y connais rien. Est-ce que tu n'es pas capable de voir qu'une femme comme celle-là, ça ne se rencontre qu'une fois dans l'existence ? Elle est belle, oui, mais elle a quelque chose de plus. Veux-tu que je te dise ?... On sent que c'est une femme qui aime faire l'amour, et qui le fait bien...

– Et tu as deviné tout cela d'un coup ?... fit le coureur de bois ironique. Qu'as-tu besoin de d'amouracher d'une Blanche ? Tu as la fille du chef Faronho, et toutes les sauvagesses que tu veux, au fort Saint-François, où tu règnes en prince !...

– J'aime bien les sauvagesses, dit le petit Falières. C'est drôle... Elles n'ont pas de poils !... Elles sont lisses partout comme des enfants.

– Justement, moi, j'ai envie de retrouver du poil, c'est doux à la main...

– Tais-toi, paillard. Tu perds l'entendement.

– J'en ai assez des sauvagesses. Je veux de la peau blanche ! Une femme qui me rappelle celles de ma jeunesse, que je basculais dans les bourdeaux de Paris. Ah ! c'était bon et l'on riait bien...

– Retournes-y donc dans ton Paris !... Qu'est-ce qui t'en empêche...

L'Aubignière et Falières éclatèrent de rire car ils savaient très bien pourquoi Pont-Briand n'était pas retourné en France. Il souffrait du mal de mer et son premier voyage lui avait laissé un si atroce souvenir qu'il avait juré de ne plus jamais remettre les pieds sur un navire.

– Pas besoin de retourner à Paris si je trouve ce qu'il me faut ici, grommela-t-il en adressant un regard de défi à ses deux camarades.

Ceux-ci redevinrent sérieux et le coureur de bois lui posa la main sur le bras.

– Écoute, Pont-Briand, je te vois mal parti dans cette affaire, mon cousin. N'oublie pas qu'il y a le comte de Peyrac. Et lui aussi, tu peux m'en croire, il a sa réputation, Castine me l'a dit qu'il est porté sur la galanterie et qu'il sait s'offrir des sauvagesses et qui il veut quand ça lui plaît. Lui aussi c'est un homme qui aime faire l'amour et qui le fait bien. Assez bien en tout cas pour contenter une femme et qu'elle n'ait guère de goût pour les autres de ce fait. Il n'y a qu'à voir la façon extasiée dont elle le regarde. Crois-moi, tu as peu de chances de ce côté. Et lui... il y tient à sa belle garce !...

– Garce !... Mais c'est sa femme, protesta le jeune Falières, choqué de la désinvolture avec laquelle ces deux grossiers parlaient d'une femme qu'il avait pour sa part placée, dès le premier coup d'œil, parmi les grandes dames aussi fascinantes qu'inaccessibles.

– Sa femme !... Savoir : ce sont eux qui le disent !... Et tout d'abord ils ne portent d'anneaux ni l'un ni l'autre !...

Pont-Briand était de ces hommes qui sont capables de faire abstraction totale de réalités évidentes pour plier les faits à leurs seuls désirs et se donner bonne conscience. Il se persuada donc de plus en plus qu'Angélique était libre. Il imaginait volontiers qu'elle était une de ces belles condamnées de droit commun dont le royaume se débarrassait dans ses colonies et qu'on peut ramasser dans les îles des Caraïbes. Si Peyrac se l'était adjugée, pourquoi pas lui ? Ses amis partis, il resta appuyé contre la palissade, à fumer, sans quitter des yeux la porte du magasin par laquelle elle avait disparu.

*****

De l'autre côté de la cour, le comte de Loménie-Chambord, assis devant une barrique dressée qui lui servait d'écritoire, lisait la lettre du révérend père d'Orgeval. Car ce n'était pas le directeur de la mission d'Acadie qui avait célébré la messe ce matin à Katarunk, mais l'un de ses adjoints, le père Lespinas. Celui-ci avait apporté au colonel une missive de son supérieur. Le comte de Loménie lisait.

« Mon très cher ami, » C'est pour moi une grande privation de ne pouvoir vous rencontrer. Alors que j'allais vous joindre, un événement inattendu – je pourrais presque dire surnaturel – m'a bouleversé et m'a causé une si violente fièvre qu'après avoir dû interrompre mon voyage et avoir regagné à grand-peine le petit village de Modesean, je ne peux quitter la couche où je grelotte encore. Il faudra bien pourtant que je trouve la force de vous écrire.

« Au village où je suis, nos Abénakis fidèles, les Patsuikett et leur chef sont assemblés, venus des sources du Connecticut. Ils n'attendent qu'un signe de vous pour se joindre à vos troupes et vous aider à achever votre sainte campagne en réduisant à l'impuissance non seulement ce parti d'Iroquois qui rôde dans les parages, mais aussi les étrangers indésirables qui s'y installent. Ce serait clôturer notre action par une double victoire et aujourd'hui, où nous célébrons la fête du grand archange Raphaël, je n'ai pu m'empêcher de penser à vous en lisant les paroles du graduel : « Raphaël, l'Ange du Seigneur, saisit le démon et l'enchaîna... »

« Ainsi la force, soutenue par la grâce, n'a pas besoin de mille ruses et de mille combats pour parvenir à ses fins. »

Loménie savait traduire en clair les symboles de son ami d'enfance le jésuite. Peyrac aux sources du Kennebec, c'était « l'Anglais hérétique pénétrant à sa suite au cœur de nos contrées »...

« Le voici enchaîné et réduit à l'impuissance grâce à vos soins. »

Le comte de Loménie tirailla sur sa barbe avec souci. Il y avait un malentendu... Le révérend père jésuite n'avait pas l'air de mettre un seul instant en doute l'arrestation du comte de Peyrac et de sa troupe ; il ne semblait pas envisager qu'une entente pût être possible. Pourquoi alors n'était-il pas venu lui-même jusqu'à Katarunk, après avoir joint l'avant-veille Pont-Briand, Maudreuil et L'Aubignière ? L'incident qu'ils avaient pris dans la nuit pour une apparition démoniaque : une femme sur un cheval, la démone montée sur sa licorne mythique, justifiait-il sa brusque fuite ?...

C'était lui-même, ce père Sébastien d'Orgeval, qui au printemps dernier avait demandé du secours armé contre les étrangers qui s'installaient en Acadie. Loménie fut sur le point de s'embarquer pour rejoindre le jésuite en aval du fleuve. Il y serait le soir même et reviendrait le surlendemain. Mais il se ravisa. Il sentait qu'il ne devait pas quitter ses hommes, ni ses alliés sauvages. La situation était instable, explosive, et sa présence ici indispensable pour éviter l'étincelle dangereuse.

« J'attends avec impatience de vos nouvelles, écrivait encore le père. Si vous saviez comme il m'est doux, mon cher ami, mon cher frère, de vous sentir proche... »

Ici, perçait sous la plume volontairement froide et péremptoire du jésuite cette sensibilité qui faisait son charme et le bonheur de ceux auxquels il donnait son amitié. Loménie était de ceux-là. Leur amitié était lointaine. Elle datait du collège. C'était celle de deux enfants sous de sombres voûtes, serrés l'un près de l'autre, dans la tristesse des aubes froides à l'odeur d'encre et d'encens, le murmure des messes et le marmonnement des leçons. Sébastien d'Orgeval, taciturne et sensible, supportait mal l'austérité de l'internat. Loménie, paisible, doux, mais fort physiquement, de caractère heureux, le soutenait, l'entourait, écartait les ombres qui s'appesantissaient sur cette âme enfantine et qui, peut-être, sans cette amitié, aurait été brisée. Beaucoup de jeunes enfants meurent de langueur et s'éteignent dans l'infirmerie des collèges.

Avec l'adolescence, les rôles s'étaient intervertis, Sébastien d'Orgeval, se développant magnifiquement, brûlant d'un feu sombre, supportant toutes les macérations et les austérités avec une endurance à toute épreuve, entraînait Loménie, aussi robuste mais moins fervent, sur les chemins de la sainteté.

Séparés par leurs études théologiques, les deux amis s'étaient retrouvés, des années plus tard, au Canada. Loménie-Chambord, débarqué le premier en ce pays avec un autre chevalier de Malte, M. de Maisonneuve, y avait fondé l'établissement de Montréal. Il n'était pas étranger à la venue de son ami le jésuite. Ses lettres avaient éveillé en celui-ci, qui était alors professeur de philosophie et de mathématiques au collège d'Annecy, une ardente vocation pour la conversion des Indiens.

Depuis dix ans qu'il se trouvait en Nouvelle-France, le père d'Orgeval faisait merveille. Il y connaissait toutes les contrées, toutes les tribus, toutes les langues, il y avait tout vécu, même le martyre. Aux yeux de Loménie, sa propre action d'expatrié paraissait d'un mérite bien mince, et d'une relative bénignité, à côté de celle de son ami. Il se sentait inférieur, se reprochant parfois d'avoir sacrifié à sa passion des armes une vocation religieuse qui aurait dû être, estimait-il, plus complète. Aussi était-il touché jusqu'au fond du cœur lorsque, dans la correspondance qu'ils échangeaient, un mot, une phrase le rapprochait de cet ami dont l'âme exceptionnelle avait fini par lui inspirer une sorte de vénération. Et à l'instant même il évoquait, penché sur l'écritoire, le profil au front très haut qu'ombrageait une frange touffue de cheveux châtains. Orgeval avait un front immense qui révélait l'intelligence transcendante.

« Avec un tel front, cet enfant ne pourra vivre, se plaisaient à répéter les professeurs de leur collège, sa pensée le tuera. »

Sous des sourcils broussailleux, un regard bleu, étonnamment limpide et très enfoncé, des traits taillés avec noblesse que ne déparait pas le nez désormais cassé par les coups des Iroquois, une bouche opulente et grasse dans une barbe de Christ, c'était là le portrait d'un homme, supportant sereinement d'écrasantes tâches.

Loménie imaginait la plume courant vivement, quoique tremblante à cause de la fièvre, sur l'écorce de bouleau qui lui servait de parchemin. La main qui tenait cette plume était bizarrement boursouflée et rosé, à la suite d'affreuses brûlures, certains doigts, trop courts comme ceux des lépreux, d'autres noircis par le feu, d'autres boudinés par l'arrachement des ongles. Son courage dans le martyre avait inspiré une telle admiration aux Iroquois qu'ils lui avaient laissé la vie sauve. Guéri de ses blessures affreuses, le père d'Orgeval s'était enfui et avait gagné au prix de mille périls la Nouvelle-Hollande d'où un navire l'avait conduit en Europe. Malgré ses mutilations, le Pape lui avait accordé l'autorisation de célébrer la Sainte Messe, et, à Versailles ainsi qu'à Notre-Dame de Paris, le grand jésuite avait prêché devant une assemblée en larmes, et dix femmes s'étaient évanouies. À son retour en Canada, on l'avait envoyé en Acadie, province abandonnée parce que trop lointaine et très menacée parce que trop voisine des possessions anglaises. En y réfléchissant, on ne pouvait trouver homme plus apte et plus préparé à cette mission difficile et qui comportait bien des aspects inconnus. La présence du père d'Orgeval sur les bords du Kennebec et du Pénobscot, grandes voies de pénétration fluviale, prenait une signification politique. Il avait reçu ses instructions du roi même.

« Sans vous, sans votre aide, la tâche me semblerait lourde, je ne vous cache pas que depuis de longues semaines un pressentiment terrible m'agite... », poursuivait la lettre du jésuite. Lui aussi, Loménie, se sentait accablé de pressentiments. Vers la fin de l'hiver ou vers la fin de l'été, on se sent environné de génies malfaisants. C'est le temps des taches sur le soleil. C'est la saison des drames, sanglants ou mesquins. Dans les villes, le mari trompé tue son rival, et, dans le fond des forêts, l'ami assassine son meilleur ami pour une peau de castor ou de loutre. Le gouverneur de Québec envoie des remontrances à l'évêque qui ne l'a pas fait encenser à la Saint-Louis, pourtant fête non seulement de son prénom, mais aussi celle du roi de France qu'il représente. Le marchand vide une caisse de bouteilles pourtant coûteuses par la fenêtre, sur la tête d'un matelot qui ne l'a pas payé, les petits Indiens séminaristes sautent les murs et retournent aux bois, les religieuses dans leur clôture souffrent mille passions tandis que le démon va la nuit tirer les pieds des plus saintes, en claquant les volets, et en faisant surgir à leurs yeux effarés des visions de femmes nues aux prunelles étincelantes, chevauchant des licornes apocalyptiques...

Le comte de Loménie-Chambord mit vivement la phrase de prédiction sur la démone de l'Acadie.

« Une femme très belle, nue, sortait des eaux, chevauchant une licorne... »

Une femme très belle...

Et il s'aperçut qu'il n'avait pas cessé pendant tout ce temps de penser à Angélique de Peyrac. C'était comme si son visage, sa présence étaient inscrits en filigrane dans la lettre qu'il lisait, et il avait l'intuition que le père d'Orgeval, en écrivant, n'avait cessé de l'évoquer aussi, bien qu'il ne l'eût pas rencontrée. Le missionnaire martyr savait tout à distance. Le comte de Loménie-Chambord mit vivement la main dans la poche de sa casaque militaire. Il y rencontra les grains d'un chapelet et ce contact lui fut bienfaisant : la paix revint en lui. Il n'allait pas se laisser égarer. S'asseyant devant la barrique, il rédigea la réponse destinée au père d'Orgeval.

« ...Pour l'instant une politique temporelle et non religieuse s'impose... Voici ce qu'il en est... La guerre ne me paraît pas la seule solution souhaitable quand on recherche la paix des peuples et il m'a semblé sage et dans les intérêts du Canada comme dans ceux du Roy... Monsieur de Peyrac nous a déjà donné des gages de son amitié en ravitaillant des postes français sur la côte de l'Acadie, durant l'hiver... Au surplus, l'Aubignière, Pont-Briand et Maudreuil étant tombés entre ses mains, hier, nous avons été obligés de parlementer et d'engager notre parole. Croyez bien que nous n'en serions venus à bout qu'à la suite de combats sanglants qui de toute façon ne m'ont pas paru s'imposer... J'ai confiance en la loyauté de cet homme... »

Ayant terminé, il sabla vivement l'encre fraîche. Son ordonnance soufflait sur une tige d'amadou afin de faire fondre l'extrémité d'un bâtonnet de cire rouge avec lequel le comte ferma d'un cachet la missive repliée. Dans la cire encore tiède, il y apposa le sceau de sa bague qu'il portait et ses armoiries : deux tours de sable sur champ de gueules, sommées d'un soleil d'or.

Absorbé et préoccupé, il ne prenait pas garde aux Indiens qui couraient de part et d'autre, habitué qu'il était à leur agitation infantile.

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