Ariane conduisait un peu brusquement au goût d’Adamsberg qui préférait, en voiture, se laisser bercer en calant sa tête contre la vitre. Elle cherchait au hasard des avenues un restaurant où dîner.
— Tu t’entends bien avec la grosse lieutenant ?
— Ce n’est pas une grosse lieutenant, c’est une divinité à seize bras et douze têtes.
— Tiens. Je n’avais pas remarqué.
— C’est pourtant le cas. Elle s’en sert au gré de ses désirs. Vitesse, poids-masse, invisibilité, analyse sérielle, portage, mutation physique, selon nécessité.
— Bouderie aussi.
— Quand ça l’arrange. Je l’énerve souvent.
— Elle fait équipe avec le gars aux cheveux bigarrés ?
— Parce que c’est un Nouveau. Elle le forme.
— Pas seulement. Elle l’aime beaucoup. Il est séduisant.
— Relativement.
Ariane freina brutalement au feu rouge.
— Mais comme la vie est mal faite, enchaîna-t-elle, c’est l’élégant déglingué qui s’intéresse à ta lieutenant.
— Danglard ? À Retancourt ?
— Si Danglard est bien le grand gars raffiné qui s’était installé au plus loin de nous. Avec l’allure d’un académicien écœuré qui se serait volontiers donné du cran avec un verre.
— C’est lui, confirma Adamsberg.
— Eh bien, il aime la lieutenant blonde. Ce n’est pas en fuyant au loin qu’il pourra l’approcher.
— L’amour, Ariane, est la seule bataille qui se gagne à reculons.
— Qui est le crétin qui a dit cela ? Toi ?
— Bonaparte, qui n’était pas le dernier des stratèges.
— Et toi, que fais-tu ?
— Je recule. Et je n’ai pas le choix.
— Tu as des ennuis ?
— Oui.
— Tant mieux. J’aime beaucoup connaître les histoires des autres, et surtout leurs ennuis.
— Gare-toi ici, dit Adamsberg en désignant une place libre. On va dîner dans ce truc. Quels ennuis ?
— Il y a longtemps, mon mari est parti avec une brancardière musclée de trente ans de moins que lui, continua Ariane en effectuant sa manœuvre. C’est toujours là-dessus qu’on achoppe. Sur les brancardières.
Elle tira fermement le frein à main dans un grincement sec, en guise de seule conclusion qu’elle pouvait apporter à son histoire.
Ariane n’était pas de ces médecins qui attendent d’avoir fini leur repas pour parler travail, afin de séparer poliment les immondices de la morgue des plaisirs de la table. Tout en mangeant, elle dessinait sur la nappe en papier un croquis agrandi des blessures de Diala et La Paille, avec des angles et des flèches pour exposer la nature des coups portés, afin que le commissaire saisisse bien la problématique.
— Tu te souviens de sa taille ?
— Cent soixante-deux centimètres.
— Femme donc, à 90 % de probabilités. Il y a deux autres arguments : le premier est d’ordre psychologique, le second d’ordre mental. Tu m’écoutes ? ajouta-t-elle, incertaine.
Adamsberg hocha plusieurs fois la tête, tout en déchiquetant sa viande sur une brochette, et en se demandant s’il essaierait, ou pas, de coucher avec Ariane ce soir. Ariane dont le corps, par quelque miracle peut-être dû à ses mélanges de boissons expérimentaux, n’avait pas suivi la courbe de ses soixante ans. Des pensées qui le rejetaient vingt-trois ans en arrière, quand il avait déjà convoité ces épaules et ces seins de l’autre côté d’une table. Mais Ariane ne songeait qu’à ses morts. En apparence au moins, car les femmes au port aussi étudié savent dissimuler leurs désirs sous un maintien impeccable, jusqu’à presque les oublier et manquer en être étonnées. Camille en revanche, irrépressiblement portée au naturel, n’était pas douée pour ce type de feinte. Il était facile de faire trembler Camille, de voir ses joues rougir, mais Adamsberg n’espérait pas saisir de tels vacillements chez la légiste.
— Tu fais une différence entre le psychologique et le mental ? demanda-t-il.
— J’appelle « mental » une compression du psychologique sur le temps long de l’histoire, dont les effets sont si souterrains qu’ils tendent à tort à être confondus avec l’inné.
— Bien, dit Adamsberg en repoussant son assiette.
— Tu m’écoutes ?
— Oui, bien sûr, Ariane.
— Il est évident qu’un homme de 1,62 mètre, et il y en a peu, n’aurait jamais tenté d’agresser des carrures comme Diala et La Paille. Mais face à une femme, ces gars n’ont aucune raison de s’en faire. Or je peux t’assurer que lorsqu’on les a tués, ils étaient debout, et très tranquilles. Second argument, cette fois d’ordre mental et plus intéressant : dans les deux cas, une seule des blessures, la première, a suffi à mettre les hommes au sol et à les tuer à coup sûr. C’est celle que j’appelle l’entaille primaire. Ici, précisa Ariane en marquant un point sur la nappe. L’arme est un scalpel effilé et l’attaque a été mortelle.
— Un scalpel ? Tu en es certaine ?
Adamsberg remplit leurs verres en fronçant les sourcils, s’arrachant à ses questionnements érotiques inconséquents.
— Certaine. Et quand on choisit un scalpel au lieu d’un couteau ou d’un rasoir, c’est qu’on sait s’en servir et qu’on en connaît le résultat. Pourtant, Diala a reçu deux coups supplémentaires, et La Paille trois. Ce sont les entailles que j’appelle secondaires, effectuées une fois la victime à terre, et qui ne sont pas, elles, horizontales.
— Je te suis, assura Adamsberg avant qu’Ariane ne lui pose la question.
La légiste leva la main pour demander une interruption, but une gorgée d’eau, puis de vin, puis d’eau, et reprit son stylo.
— Ces entailles secondaires indiquent un luxe de précautions, un souci que le travail soit achevé, complet, et si possible irréprochable. Ce surplus de vérification, cet excès de conscience sont les vestiges vivaces de la discipline scolaire, pouvant dériver vers la névrose du perfectionnisme.
— Oui, dit Adamsberg, qui pensait qu’Ariane aurait très bien pu rédiger son livre sur les galets compensatoires dans l’architecture pyrénéenne.
— Cette tension vers l’excellence n’est jamais qu’une défense contre la menace du monde extérieur. Et elle est essentiellement féminine.
— La menace ?
— La volonté de perfection, la vérification du monde. Le pourcentage des hommes qui en présentent les symptômes est négligeable. Ainsi ai-je contrôlé ce soir que ma portière de voiture était bien fermée. Toi non. Et que les clefs étaient bien dans mon sac. Sais-tu où sont les tiennes ?
— À leur place, accrochées à un clou dans la cuisine, je suppose.
— Tu le supposes.
— Oui.
— Mais tu n’en es pas sûr.
— Merde, Ariane, je ne peux pas le jurer.
— À cela, et sans même avoir besoin de te regarder, je sais que tu es un homme, et moi une femme, occidentaux, avec une marge d’erreur de 12 %.
— C’est tout de même plus simple de regarder.
— Mais rappelle-toi que je n’ai pas eu l’occasion de regarder le meurtrier de Diala et La Paille. Qui est une femme, de 1,62 mètre, à 96 % de probabilités selon les résultats cumulés de nos trois paramètres croisés, et déduction faite d’une hauteur de talons moyenne de trois centimètres.
Ariane reposa son stylo, et prit une gorgée de vin entre deux gorgées d’eau.
— Restent les piqûres au bras, dit Adamsberg en s’emparant du stylo luxueux pour en dévisser et revisser le capuchon.
— Les piqûres sont des leurres. On peut imaginer que la meurtrière a souhaité orienter l’enquête vers une affaire de dope.
— Pas très malin, encore moins avec une piqûre unique.
— Mais Mortier y a cru.
— Et en ce cas, pourquoi ne pas injecter une bonne dose d’héro, à tant faire ?
— Parce qu’elle n’en avait pas ? Rends-moi ce stylo, tu vas le bousiller et j’y tiens.
— Un souvenir de ton ex-mari.
— Exactement.
Adamsberg fit rouler le stylo vers Ariane, qui s’immobilisa à trois centimètres du bord de la table. Le médecin le rangea dans son sac, avec ses clefs.
— Je commande des cafés ?
— Oui. Demande aussi un peu d’alcool de menthe, et du lait.
— Bien sûr, dit Adamsberg en levant le bras en direction du serveur.
— Le reste est bricoles, enchaîna Ariane. Je pense que la meurtrière est assez âgée. Une jeune femme n’aurait pas couru le risque de se retrouver seule la nuit avec deux types comme Diala et La Paille dans un cimetière désert.
— C’est juste, dit Adamsberg que cette évocation renvoya aussitôt à son idée de coucher avec Ariane séance tenante.
— Enfin, je suppose, comme toi, qu’elle a un lien avec le corps médical. Le choix du scalpel, bien sûr, l’emplacement de l’entaille, qui a tranché la carotide, et l’usage de la seringue, précisément plantée dans la veine. Presque une triple signature.
Le serveur apporta les tasses et Adamsberg regarda la légiste effectuer son mélange.
— Tu n’as pas tout dit.
— C’est vrai. J’ai une légère énigme pour toi.
Ariane réfléchit, ses doigts jouant sur la nappe.
— Je n’aime pas m’exprimer quand je ne suis pas sûre de moi.
— Et moi, c’est ce que je préfère.
— Il est possible que j’aie l’indice de sa folie, et peut-être même la nature de sa psychose. Elle est en tout cas assez folle pour séparer ses mondes.
— Cela laisse des traces ?
— Elle a posé son pied sur le torse de La Paille pour effectuer ses dernières entailles. Sache qu’elle cire le dessous de ses chaussures.
Adamsberg considéra Ariane d’un œil vide.
— Elle cire ses semelles, insista le médecin à voix plus haute, comme pour réveiller le commissaire. Il y avait des traces de cirage sur le tee-shirt de La Paille.
— J’ai entendu, Ariane. Je cherche le rapport avec ses mondes.
— J’ai vu ce cas deux fois, à Bristol et à Bern. Des hommes qui ciraient le dessous de leurs semelles plusieurs fois par jour, pour briser le contact entre eux et la saleté du sol, du monde. C’était leur manière de s’en isoler, de s’en protéger.
— De s’en dissocier ?
— Je ne pense pas toujours aux dissociés. Mais tu n’as pas tort, l’homme de Bristol n’en était pas loin. Cette isolation entre soi et le sol, cette étanchéité entre son corps et la terre, rappelle les murs internes des dissociés. Particulièrement s’il s’agit du sol où se commettent des crimes, ou bien du sol des morts, dans un cimetière. Ce qui ne veut pas dire que notre tueuse cire ses semelles tous les jours.
— Sa partie Oméga seulement, si c’est une dissociée.
— Non, tu te trompes. C’est Alpha qui désirerait être séparée du sol des crimes, pendant qu’Oméga les commettrait.
— Par du cirage, dit Adamsberg avec une moue de doute.
— Le cirage est ressenti comme une matière imperméable, un film protecteur.
— De quelle couleur est-il ?
— Bleu. Ce qui me fait encore pencher vers une femme. Les chaussures de cuir bleu sont généralement associées à des tailleurs de même teinte, pour des tenues très conventionnelles, voire austères, qu’on trouve plus spécifiquement dans certaines professions : aviation, accueil, administration, professorat religieux, hôpitaux, la liste n’est pas close.
Sous la masse d’informations qu’entassait peu à peu la légiste sur la table, Adamsberg s’assombrissait. Ariane eut l’impression que son visage se modifiait sous ses yeux, nez plus courbé, joues plus creuses, reliefs amplifiés. Elle n’avait rien vu rien compris, il y a vingt-trois ans. Pas vu cet homme qui passait, pas vu qu’il était beau, et qu’elle aurait pu l’arrêter dans ses bras sur le port du Havre. Et le port était loin et il était trop tard.
— Quelque chose ne te plaît pas ? demanda-t-elle en lâchant sa voix professionnelle. Tu veux un dessert ?
— Pourquoi pas ? dit-il. Choisis pour moi.
Adamsberg avala une tarte sans trop savoir s’il s’agissait de pomme ou de prune, sans trop savoir s’il coucherait avec Ariane ce soir, ni où il avait bien pu fourrer ses clefs de voiture en revenant de Normandie.
— Je ne crois pas qu’elles soient suspendues dans la cuisine, dit-il finalement en crachant un noyau.
Prune, déduisit-il.
— C’est cela qui te préoccupe ?
— Non, Ariane. C’est l’Ombre. Tu te souviens de la vieille infirmière aux trente-trois victimes ?
— La dissociée ?
— Oui. Tu as su ce qu’elle était devenue ?
— Forcément, j’ai été plusieurs fois la visiter. Elle a été incarcérée à la maison d’arrêt de Freiburg. Elle y est sage comme une image, repassée en mode Alpha.
— Oméga, Ariane. Elle a massacré un gardien.
— Nom de Dieu. Quand ?
— Il y a dix mois. Disjonction, et évasion.
La légiste emplit la moitié de son verre de vin, qu’elle avala sans alterner avec de l’eau.
— Réponds-moi, dit-elle. Est-ce vraiment toi qui l’as identifiée ? Toi seul ?
— Oui.
— Sans toi, elle serait libre encore ?
— Oui.
— Et elle le sait ? Elle l’a compris ?
— Je le crois.
— Comment l’as-tu repérée ?
— À son odeur. Elle utilisait du Relaxol, un élixir au camphre et à l’oranger, qu’elle déposait sur sa nuque et ses tempes.
— Alors gare à toi, Jean-Baptiste. Parce que pour elle, tu es celui qui a percé le mur qu’Alpha ne doit connaître à aucun prix. Tu es celui qui sait, tu dois disparaître.
— Pourquoi ? demanda Adamsberg en buvant une gorgée dans le verre d’Ariane.
— Pour qu’elle puisse redevenir ailleurs une Alpha tranquille dans une autre vie. Tu menaces tout son édifice. Elle te cherche, peut-être.
— L’Ombre.
— Je crois que l’ombre vient de toi, le temps que quelque chose achève de s’évaporer.
Adamsberg croisa le regard intelligent du médecin, et revit l’image d’un sentier québécois dans la nuit[5]. Il mouilla son doigt et le fit tourner sur le bord de son verre.
— Le gardien du cimetière de Montrouge l’a vue aussi. L’Ombre est passée dans le cimetière quelques jours avant que la dalle ne soit cassée. Elle ne marchait pas normalement.
— Pourquoi fais-tu grincer les verres ?
— Pour ne pas crier moi-même.
— Alors crie, j’aime autant. Tu penses à l’infirmière ? Pour Diala et La Paille ?
— Tu me décris une meurtrière âgée, avec une seringue, s’y connaissant en médecine, et possiblement dissociée. Cela fait beaucoup.
— Ou presque rien. Tu te souviens de la taille de l’infirmière ?
— Pas précisément.
— De ses chaussures ?
— Non plus.
— Vérifie cela avant de faire crier les verres. Ce n’est pas parce qu’elle est dehors qu’elle est partout. N’oublie pas sa spécialité : elle tue les vieux dans leurs lits. Elle n’ouvre pas des tombes, elle n’égorge pas des baraques à la Chapelle. Tout cela ne lui ressemble en rien.
Adamsberg acquiesça, la rationalité solide de la légiste le tirant hors de ses brumes. L’ombre ne pouvait pas être partout, à Freiburg, à la Chapelle, à Montrouge, dans sa maison. Elle était surtout dans son front.
— Tu as raison, dit-il.
— Contente-toi de bosser comme un crétin, pas à pas. Le cirage, les chaussures, la description type que je t’ai fournie, les témoins qui ont pu la voir avec Diala ou La Paille.
— Tu me conseilles de bosser logiquement, au fond.
— Oui. Tu connais autre chose ?
— Je ne connais que l’autre chose.
Ariane proposa à Adamsberg de le déposer chez lui et le commissaire accepta. La course en voiture lui offrirait les moyens de résoudre cette question érotique toujours en suspens. À l’arrivée, il dormait, ayant tout oublié de l’Ombre, de la légiste et de la tombe d’Élisabeth. Ariane, debout sur le trottoir, tenait la portière ouverte en le secouant gentiment par l’épaule. Elle avait laissé le moteur tourner, signe qu’il n’y avait strictement rien à tenter et rien à résoudre. En entrant chez lui, il passa par la cuisine pour vérifier que ses clefs étaient bien suspendues au mur. Elles n’y étaient pas.
Homme, conclut-il. Avec une marge d’erreur de 12 %, aurait précisé Ariane.