La nouvelle de la disparition du lieutenant Violette Retancourt était tombée sur la Brigade comme un avion qui s’écrase, anéantissant toute tentation frondeuse. Dans la sourde panique qui commençait à s’épandre, chacun réalisait que l’absence du gros et blond lieutenant privait l’édifice de l’un de ses piliers centraux. Le désarroi du chat, tassé en boule entre le mur et la photocopieuse, rendait à peu près compte de l’état moral de tous, à ceci près que les hommes poursuivaient les recherches, s’étendant à tous les hôpitaux et postes de gendarmerie du pays, avec diffusion de son signalement.
Le commandant Danglard, juste remis de sa crise morale dite « du roi David » et tenaillé par son pessimisme récurrent, s’était réfugié sans pudeur dans la cave, installé sur une chaise en plastique face à la haute chaudière, éclusant du vin blanc au su et au vu de tous. Estalère, à l’opposé du bâtiment, avait grimpé jusqu’à la salle du distributeur de boissons et, un peu à la manière de La Boule, s’était roulé sur les coussins en mousse du lieutenant Mercadet.
La jeune et timide réceptionniste, Bettina, tout récemment engagée au standard, traversa la salle du Concile presque en deuil, où l’on n’entendait que le cliquetis des téléphones et des paroles rares et répétitives, oui, non, merci de nous rappeler. Dans un angle, Mordent discutait avec Justin à voix basse. Elle frappa doucement à la porte du bureau d’Adamsberg. Le commissaire, assis voûté sur le tabouret haut, regardait le sol sans bouger. La jeune fille soupira. Il devenait urgent qu’Adamsberg prenne quelques heures de sommeil.
— Monsieur le commissaire, dit-elle en s’asseyant discrètement, quand pensez-vous que le lieutenant Retancourt a disparu ?
— Elle n’est pas venue lundi, Bettina, c’est tout ce qu’on sait. Mais elle a pu disparaître tout aussi bien samedi, dimanche, ou même vendredi soir. Depuis trois jours ou depuis cinq jours.
— La veille du week-end, le vendredi après-midi, elle fumait une cigarette à l’accueil avec le nouveau lieutenant, celui qui a les jolis cheveux de deux couleurs. Elle lui disait qu’elle quitterait la Brigade assez tôt, qu’elle avait une visite à faire.
— Une visite ou un rendez-vous ?
— Il y a une différence ?
— Oui. Réfléchissez, Bettina.
— Je crois vraiment qu’elle a parlé d’une visite.
— Vous en avez su plus ?
— Non. Ils se sont éloignés ensemble vers la grande salle et je n’ai rien entendu de plus.
— Merci, dit Adamsberg dans un battement de paupières.
— Vous devriez dormir, commissaire. Ma mère dit que si l’on ne dort pas, le moulin moud sa propre pierre.
— Elle ne dormirait pas, elle. Elle me chercherait jour et nuit, un an s’il le faut sans manger sans dormir, jusqu’à ce qu’elle me retrouve. Et elle me retrouverait, elle.
Adamsberg enfila lentement sa veste.
— Si on me demande, Bettina, je suis à l’hôpital Bichat.
— Demandez à un agent de vous conduire. Cela vous fera toujours vingt minutes de sommeil dans la voiture. Ma mère dit qu’une sieste par-ci par-là, c’est le secret.
— Tous les agents la cherchent, Bettina. Ils ont mieux à faire.
— Pas moi, dit Bettina. Je vous accompagne.
Veyrenc faisait ses premiers pas prudents dans le couloir, soutenu par une infirmière.
— On se remet, expliqua l’infirmière. On a moins de fièvre ce matin.
— On le ramène dans sa chambre, dit Adamsberg en attrapant le lieutenant par l’autre bras. Comment va la cuisse ? demanda-t-il, une fois Veyrenc recouché.
— Bien. Mieux que vous, dit Veyrenc, frappé par le visage épuisé d’Adamsberg. Que se passe-t-il ?
— Elle a disparu. Violette. Depuis trois ou cinq jours. Elle n’est nulle part, elle n’a donné aucun signe de vie. Ce n’est pas un départ volontaire, toutes ses affaires sont là. Elle avait juste sa veste et son petit sac à dos.
— Le bleu foncé.
— Oui.
— Bettina m’a dit que vous discutiez avec elle vendredi après-midi, à l’accueil. Violette vous parlait d’une visite à faire, elle voulait quitter la Brigade assez tôt.
Veyrenc fronça les sourcils.
— Elle me parlait d’une visite ? À moi ? Mais je ne connais pas les amis de Retancourt.
— Elle vous en parlait, et puis vous êtes allés tous les deux dans la salle du Concile. Cherchez, lieutenant, vous êtes peut-être la dernière personne qu’elle a vue. Vous fumiez une cigarette.
— Oui, dit Veyrenc en levant la main. Elle avait promis au Dr Romain de passer le voir. Elle y allait presque une fois par semaine, m’a-t-elle dit. Pour essayer de le distraire. Elle le tenait au courant des enquêtes, elle lui apportait des photos, histoire qu’il reste un peu dans le coup.
— Des photos de quoi ?
— Des photos de morts, commissaire. C’est ce qu’elle lui apportait.
— D’accord, Veyrenc, je comprends.
— Vous êtes déçu.
— Je vais tout de même aller voir Romain. Mais il est totalement dissous dans ses vapeurs. S’il y avait eu quoi que ce soit à remarquer ou à entendre, il serait le dernier à réagir.
Adamsberg resta un moment sans bouger, calé dans le fauteuil capitonné de l’hôpital. Quand l’infirmière entra avec le plateau du dîner, Veyrenc posa un doigt sur ses lèvres. Le commissaire dormait depuis une heure.
— On ne le réveille pas ? murmura l’infirmière.
— Il n’était pas capable de tenir debout cinq minutes de plus. On lui laisse encore deux heures.
Veyrenc appela la Brigade, tout en examinant le contenu de son plateau.
— Qui est en ligne ? demanda-t-il.
— Gardon, dit le brigadier. C’est vous, Veyrenc ?
— Danglard n’est plus là ?
— Si, mais presque hors d’usage. Retancourt a disparu, lieutenant.
— Je suis au courant. Il me faudrait le numéro d’appel du Dr Romain.
— Je vous le donne tout de suite. On comptait venir vous voir demain. Vous avez besoin de quelque chose de particulier ?
— De bouffe, brigadier.
— Cela tombe bien, c’est Froissy qui vient.
Bonne nouvelle au moins, se dit Veyrenc en composant le numéro du docteur. Une voix très détachée lui répondit. Veyrenc ne le connaissait pas, mais Romain avait incontestablement des vapeurs.
— Le commissaire Adamsberg sera chez vous à vingt et une heures, docteur. Il m’a chargé de vous prévenir.
— Bon, dit Romain, qui semblait s’en foutre éperdument.
Adamsberg ouvrit l’œil à vingt heures passées.
— Merde, dit-il, pourquoi m’avez-vous laissé dormir, Veyrenc ?
— Même Retancourt vous aurait laissé dormir. La victoire ne vient qu’à l’homme qui sommeille.