II

Adamsberg préparait le café dans la vaste salle-cuisine, encore mal habitué au lieu. La lumière entrait par des fenêtres à petits carreaux, éclairant l’ancien carrelage rouge et mat, un carrelage du siècle d’avant avant. Senteurs d’humidité, de bois brûlé, de toile cirée neuve, quelque chose qui le reliait à sa maison dans la montagne, en cherchant bien. Il posa deux tasses dépareillées sur la table, là où le soleil dessinait un rectangle. Son voisin s’était assis tout droit et serrait sa main unique sur son genou. Une main large à étrangler un bœuf entre pouce et index, qui semblait avoir doublé de volume pour compenser l’absence de l’autre.

— Vous n’auriez pas un petit quelque chose pour pousser le café ? Sans vouloir déranger ?

Lucio jeta un coup d’œil méfiant vers le jardin, pendant qu’Adamsberg cherchait un alcool quelconque dans ses cartons encore empilés.

— Votre fille ne veut pas ? demanda-t-il.

— Elle ne m’encourage pas.

— Cela ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Adamsberg en tirant une bouteille d’une caisse.

— Un sauternes, jugea le vieux en plissant les yeux, tel l’ornithologue identifiant un oiseau au loin. C’est un peu tôt pour du sauternes.

— Je n’ai rien d’autre.

— On va s’arranger, décréta le vieux.

Adamsberg lui servit un verre et s’installa près de lui, exposant son dos au carré de soleil.

— Qu’est-ce que vous savez, au juste ? demanda Lucio.

— Que la précédente propriétaire s’est pendue dans la pièce du dessus, dit Adamsberg en indiquant le plafond du doigt. C’est pourquoi personne ne voulait la maison. À moi, c’est égal.

— Parce que, des pendus, vous en avez vu d’autres ?

— J’en ai vu. Mais ce ne sont jamais les morts qui m’ont donné du mal. Ce sont leurs tueurs.

— Nous ne parlons pas des vrais morts, hombre, nous parlons des autres, de ceux qui ne s’en vont pas. Elle, elle n’est jamais partie.

— La pendue ?

— La pendue est partie, expliqua Lucio en avalant une rasade, comme pour saluer l’événement. Vous avez su pourquoi elle s’était tuée ?

— Non.

— C’est la maison qui l’a rendue folle. Toutes les femmes qui vivent ici sont minées par l’ombre. Et puis elles en meurent.

— L’ombre ?

— La revenante du couvent. C’est pour cela que l’impasse s’appelle la ruelle aux Mouettes.

— Je ne comprends pas, dit Adamsberg en versant le café.

— Il y avait un ancien monastère de femmes ici, au siècle avant avant. C’étaient des religieuses qui n’avaient pas le droit de parler.

— Un ordre muet.

— Tout juste. On disait la rue aux Muettes. Et puis ça a donné « Mouettes ».

— Ça n’a rien à voir avec les oiseaux ? dit Adamsberg, déçu.

— Non, ce sont les nonnes. Mais « muettes », c’est dur à prononcer. Muettes, ajouta Lucio en s’appliquant.

— Muettes, répéta lentement Adamsberg.

— Vous voyez comme c’est dur. Pour vous dire qu’en ces temps, une de ces Muettes a souillé cette maison. Avec le diable, paraît-il. Mais enfin, de cela, on n’a pas de preuves.

— De quoi avez-vous des preuves, monsieur Velasco ? demanda Adamsberg en souriant.

— Vous pouvez m’appeler Lucio. Les preuves, on les a. Il y a eu un procès à l’époque, en 1771, et le couvent fut abandonné, et la maison fut purifiée. La Muette se faisait appeler sainte Clarisse. Contre une cérémonie et de l’argent, elle promettait aux femmes leur passage au paradis. Ce que les vieilles ne savaient pas, c’est que le départ était immédiat. Quand elles arrivaient avec leurs bourses pleines, elle les égorgeait. Elle en a tué sept. Sept, hombre. Mais une nuit, elle est tombée sur un os.

Lucio éclata de son rire de gosse, puis se ressaisit.

— On ne devrait pas s’amuser avec ces démons, dit-il. Tiens, ma piqûre me gratte, c’est mon châtiment.

Adamsberg le regarda agiter ses doigts dans le vide, attendant la suite avec tranquillité.

— Quand vous vous grattez, cela vous soulage ?

— Pour un moment, et puis ça revient. Un soir du 3 janvier 1771, une vieille est venue chez Clarisse pour acheter le paradis. Mais son fils, méfiant et dur au gain, l’accompagnait. Il était tanneur, il a tué la sainte. Comme ça, montra Lucio en écrasant son poing sur la table. Il l’a aplatie sous ses mains de colosse. Vous avez bien suivi l’histoire ?

— Oui.

— Sinon, je peux la recommencer.

— Non, Lucio. Poursuivez.

— Seulement, cette saleté de Clarisse n’est jamais vraiment partie. Parce qu’elle n’avait que vingt-six ans, vous comprenez. Et toutes les femmes qui ont vécu ici après elle en sont sorties les pieds devant, par mort violente. Avant Madelaine — c’est la pendue — il y a eu une Mme Jeunet, dans les années soixante. Elle a passé sans raison par la fenêtre du haut. Et avant la Jeunet, une Marie-Louise qu’on a retrouvée la tête dans le four à charbon, pendant la guerre. Mon père les a connues toutes les deux. Que des ennuis.

Les deux hommes hochèrent la tête ensemble, Lucio Velasco avec gravité, Adamsberg avec un certain plaisir. Le commissaire ne voulait pas peiner le vieux. Et au fond, cette bonne histoire de revenants leur convenait très bien à tous deux, et ils la faisaient durer en connaisseurs aussi longtemps que le sucre au fond du café. Les horreurs de sainte Clarisse intensifiaient l’existence de Lucio et divertissaient momentanément celle d’Adamsberg des meurtres triviaux qu’il avait sur les bras. Ce fantôme féminin était autrement plus poétique que les deux gars tailladés la semaine passée à la porte de la Chapelle. Pour un peu, il eût raconté sa propre affaire à Lucio, puisque le vieil Espagnol semblait avoir un avis certain sur toutes choses. Il aimait bien ce sage amuseur à une main, n’était sa radio qui bourdonnait en continu dans sa poche. Sur un geste de Lucio, il remplit son verre.

— Si tous les assassinés doivent traîner dans le vide, reprit Adamsberg, combien y a-t-il de fantômes chez moi ? Sainte Clarisse, plus ses sept victimes ? Plus les deux femmes qu’a connues votre père, plus Madelaine ? Onze ? Plus que ça ?

— Il n’y a que Clarisse, affirma Lucio. Ses victimes étaient trop vieilles, elles ne sont jamais revenues. À moins qu’elles ne soient dans leurs propres maisons, c’est possible.

— Oui.

— Pour les trois autres femmes, c’est différent. Elles n’ont pas été tuées, elles ont été possédées. Tandis que sainte Clarisse n’avait pas fini sa vie quand le tanneur l’a écrasée sous ses poings. Vous comprenez maintenant pourquoi on n’a jamais voulu démolir la maison ? Parce que Clarisse serait allée loger plus loin. Chez moi, par exemple. Et nous tous, dans le secteur, on préfère savoir où elle se terre.

— Ici.

Lucio approuva d’un clignement d’œil.

— Et ici, tant qu’on n’y met pas les pieds, il n’y a pas de dommage.

— Elle est casanière, en quelque sorte.

— Elle ne descend même pas dans le jardin. Elle attend ses victimes là-haut, dans votre grenier. Et maintenant, elle a à nouveau de la compagnie.

— Moi.

— Vous, confirma Lucio. Mais vous êtes un homme, elle ne va pas trop vous tracasser. Ce sont les femmes qu’elle rend cinglées. N’amenez pas votre femme ici, suivez mon conseil. Ou bien vendez.

— Non, Lucio. J’aime cette maison.

— Tête de mule, hein ? D’où êtes-vous ?

— Des Pyrénées.

— La grande montagne, dit Lucio avec déférence. Ce n’est pas la peine que j’essaie de vous convaincre.

— Vous la connaissez ?

— Je suis né de l’autre côté, hombre. À Jaca.

— Et les corps des sept vieilles ? On les a cherchés, à l’époque du procès ?

— Non. Dans ce temps, au siècle d’avant avant, on n’enquêtait pas comme maintenant. Probable que les corps sont toujours là-dessous, dit Lucio en désignant le jardin avec sa canne. C’est pour ça qu’on ne pioche pas trop profond. On ne va pas provoquer le diable.

— Non, à quoi bon ?

— Vous êtes comme Maria, dit le vieux en souriant, cela vous amuse. Mais je l’ai aperçue souvent, hombre. Des brumes, des vapeurs, et puis son souffle, froid comme l’hiver en haut des pics. Et la semaine passée, je pissais sous le noisetier la nuit, et je l’ai vraiment vue.

Lucio vida son verre de sauternes et gratta sa piqûre.

— Elle a énormément vieilli, dit-il d’un ton presque dégoûté.

— Depuis le temps, dit Adamsberg.

— Bien sûr. Le visage de Clarisse est plissé comme une vieille noix.

— Où était-elle ?

— À l’étage. Elle allait et venait dans la pièce du dessus.

— Ce sera mon bureau.

— Et où ferez-vous votre chambre ?

— À côté.

— Vous n’avez pas froid aux yeux, dit Lucio en se levant. Je n’ai pas été trop brutal, au moins ? Maria ne veut pas que je sois brutal.

— Pas du tout, dit Adamsberg qui se retrouvait brusquement nanti de sept cadavres sous les pieds et d’une revenante à tête de noix.

— Tant mieux. Vous réussirez peut-être à l’amadouer. Bien qu’on dise que seul un très vieil homme aura sa peau. Mais cela, ce sont des légendes. N’allez pas croire n’importe quoi.

Resté seul, Adamsberg avala le fond de son café froid. Puis il leva la tête vers le plafond, et écouta.

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