Adamsberg l’eut le premier dans son champ de vision, sans que son cœur accélère d’un battement. Du pouce, il enclencha l’interrupteur, Estalère barra la porte, Danglard tendit son pistolet dans son dos. L’Ombre n’eut pas un cri, pas un mot, tandis qu’Estalère lui passait rapidement les menottes. Adamsberg alla jusqu’au lit et passa les doigts dans les cheveux de Retancourt.
— Allons-y, dit-il.
Danglard et Estalère tirèrent leur prise hors de la chambre, et Adamsberg prit le soin d’éteindre en sortant. Deux voitures de la Brigade stationnaient devant l’hôpital.
— Attendez-moi au bureau, dit Adamsberg. Je ne serai pas long.
À minuit, Adamsberg frappait à la porte du Dr Romain. À minuit cinq, le médecin lui ouvrait enfin, blême et ébouriffé.
— T’es cinglé, dit Romain. Qu’est-ce que tu me veux ?
Le docteur tenait mal debout et Adamsberg le traîna, sur ses skis, jusqu’à la cuisine, où il le fit asseoir à la même place que le soir du vif de la vierge.
— Tu te rappelles ce que tu m’as demandé ?
— Je ne t’ai rien demandé, dit Romain, abruti.
— Tu m’as demandé de trouver une vieille recette contre les vapeurs. Et je t’ai promis de le faire.
Romain cligna des yeux, et appuya sa tête lourde sur sa main.
— Qu’est-ce que tu m’as trouvé ? De la fiente de grue ? Du fiel de porc ? Ouvrir le ventre d’une poule et la poser encore chaude sur la tête ? Je connais les vieilles recettes.
— Qu’en penses-tu ?
— C’est pour ce genre de conneries que tu me réveilles ? dit Romain en tendant une main engourdie vers sa boîte d’excitants.
— Écoute-moi, dit Adamsberg en retenant son bras.
— Alors fous-moi de l’eau sur la tête.
Adamsberg réitéra l’opération, frictionna la tête du médecin avec le chiffon sale. Puis il fouilla les tiroirs à la recherche d’un sac-poubelle, qu’il ouvrit et disposa entre eux deux.
— Elles sont là, tes vapeurs, dit-il en posant la main sur la table.
— Dans le sac-poubelle ?
— Tu es diminué, Romain.
— Oui.
— Là-dedans, dit Adamsberg en lui montrant une boîte d’excitants jaune et rouge, et en la laissant tomber dans la poubelle.
— Laisse-moi mes trucs.
— Non.
Adamsberg se leva et ouvrit toutes les boîtes qui traînaient, à la recherche de gélules.
— Cela, c’est quoi ? demanda-t-il.
— Du Gavelon.
— Je vois, Romain. Mais c’est quoi ?
— Un pansement pour l’estomac. J’en ai toujours pris.
Adamsberg fit un tas avec les boîtes de Gavelon, un autre avec les excitants — de l’Energyl —, et les fit glisser en trois mouvements dans le sac-poubelle.
— Tu en as bouffé beaucoup comme cela ?
— Autant que j’ai pu. Laisse-moi mes trucs.
— Tes trucs, Romain, ce sont tes vapeurs. Elles sont dans tes gélules.
— Je sais ce qu’est du Gavelon, quand même.
— Mais tu ne sais pas ce qu’il y a dedans.
— Du Gavelon, mon vieux.
— Non, un foutu mélange de fiente de grue, de fiel de porc et de poule chaude. On analysera.
— Tu es diminué, Adamsberg.
— Écoute-moi bien, concentre-toi autant que tu le peux, dit Adamsberg en lui prenant à nouveau le poignet. Tu as d’excellents amis, Romain. D’excellentes aussi, comme Retancourt. Qui sont aux petits soins pour toi et t’épargnent bien des corvées, n’est-ce pas ? Parce que tu ne vas pas à la pharmacie tout seul, si ?
— Non.
— On vient te voir chaque semaine, on t’apporte tes médicaments ?
— Oui.
Adamsberg ferma le sac-poubelle et le posa à ses côtés.
— Tu m’embarques tout ça ? demanda Romain.
— Oui. Et tu vas boire et pisser autant que possible. Dans une semaine, tu tiendras presque debout. Ne t’inquiète pas pour ton Gavelon ou ton Energyl, c’est moi qui t’en apporterai. Du vrai. Parce que dans tes médicaments, il y a de la foutue fiente de grue. Tes vapeurs, comme tu préfères.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, Adamsberg. Tu ne sais pas qui me les apporte.
— Si. Une de tes très bonnes relations, que tu tiens en grande estime.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que ta relation est en ce moment dans mon bureau, menottes aux poings. Parce qu’elle a tué huit personnes.
— Tu plaisantes, mon vieux ? dit Romain après un silence. Nous parlons de la même personne ?
— D’un grand esprit avec la tête calée sur les épaules. Et de l’un des assassins les plus dangereux. D’Ariane Lagarde, la plus fameuse légiste de France.
— Tu vois bien que tu dérailles.
— C’est une dissociée, Romain.
Adamsberg souleva le médecin pour le conduire vers son lit.
— Prends le chiffon, dit Romain. On ne sait jamais.
— Oui.
Romain s’assit sur ses couvertures, la mine aussi endormie qu’effarée, se remémorant peu à peu toutes les visites d’Ariane Lagarde.
— On se connaît depuis toujours, dit-il. Je ne te crois pas, mon vieux, elle ne voulait pas me tuer.
— Non. Elle avait juste besoin de te mettre hors circuit afin de prendre ta place ici, pour le temps qui lui était nécessaire.
— Nécessaire à quoi ?
— À traiter elle-même ses propres victimes, pour ne nous en dire que ce qu’elle souhaitait. À affirmer que c’était une femme qui tuait, de 1,62 mètre, pour me faire cavaler sur les traces de l’infirmière. À ne pas mentionner que les cheveux d’Élisabeth et de Pascaline avaient été scalpés à la racine. Tu m’as menti, Romain.
— Oui, mon vieux.
— Tu avais vu qu’Ariane avait fait une grave faute professionnelle en ne remarquant pas les mèches coupées. Mais en le disant, tu mettais ton amie dans de sacrés ennuis. Et en le taisant, tu freinais l’enquête. Avant de prendre une décision, tu voulais d’abord être sûr de toi, et tu as demandé à Retancourt de te tirer des agrandissements des photos d’Élisabeth.
— Oui.
— Retancourt s’est demandé pourquoi, et elle a examiné ces agrandissements d’un autre œil. Elle a relevé cette marque sur la droite du crâne, mais sans pouvoir l’interpréter. Cela la tracassait, et elle est venue te questionner. Que cherchais-tu, que voyais-tu ? Ce que tu voyais, c’était une petite partie du crâne proprement scalpée, et tu ne l’as pas dit. Tu as choisi de nous aider au mieux que tu pouvais, mais sans nuire à Ariane. Tu nous as fourni l’information en la faussant un peu. Tu nous as parlé de cheveux coupés, mais non pas rasés. Quelle différence cela faisait-il pour l’enquête, après tout ? C’était toujours des cheveux. En revanche, cela te permettait de dédouaner Ariane. En affirmant que toi seul pouvais repérer ce genre de trucs. Ton histoire de cheveux frais coupés, plus nets et raides au bout, c’était de la foutaise.
— Complète.
— C’était impossible que tu remarques sur une simple photo le détail des biseaux des mèches. Il était coiffeur, ton père ?
— Non, il était médecin. Cheveux coupés ou cheveux scalpés, je ne voyais pas en quoi cela pouvait changer ton enquête. Et je ne voulais pas causer d’ennuis à Ariane cinq ans avant sa retraite. J’ai pensé qu’elle s’était tout simplement trompée.
— Mais Retancourt s’est demandé comment Ariane Lagarde, la légiste la plus calée du pays, avait pu manquer cet élément. Cela lui semblait impossible qu’elle ne l’ait pas remarqué alors que tu l’avais vu sur une simple photo. Retancourt en a déduit qu’Ariane n’avait pas jugé bon de nous en parler. Et pourquoi ? En sortant de chez toi, elle a été la voir à la morgue. Elle l’a interrogée et Ariane a compris le danger. C’est dans un fourgon de la morgue qu’elle l’a transportée au hangar.
— Repasse-moi un coup de flotte.
Adamsberg essora le torchon sous l’eau froide et frotta violemment la tête de Romain.
— Il y a quelque chose qui ne colle pas, dit Romain, la tête encore sous le chiffon.
— Quoi ? dit Adamsberg en cessant la friction.
— J’ai eu mes premières vapeurs bien avant qu’Ariane ne prenne le poste à Paris. Elle était encore à Lille. Que dis-tu de cela ?
— Qu’elle est venue à Paris, qu’elle est entrée chez toi et qu’elle a remplacé tous tes stocks de trucs.
— De Gavelon.
— Oui, en glissant dans tes gélules un mélange de son choix, ou de sa composition. Ariane a toujours adoré les mélanges et les mixtures, tu le sais ? Ensuite, elle n’avait plus qu’à attendre à Lille que tu sois hors d’état de travailler.
— Elle te l’a dit ? Qu’elle m’avait envoyé dans les vapes ?
— Elle n’a pas encore prononcé un mot.
— Alors ? Comment peux-tu en être sûr ?
— Parce que c’est la première chose que Retancourt a essayé de me dire : Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause et mourir de plaisir. Ce n’est pas à cause de Camille ou de Corneille qu’elle a choisi ce vers, mais à cause de toi. Retancourt pensait à toi, à tes soupirs et tes vapeurs. Le Romain, c’est toi, épuisé par une femme.
— Pourquoi Retancourt a-t-elle parlé en vers ?
— À cause du Nouveau, son coéquipier Veyrenc. Il déteint, et surtout sur elle. Et parce qu’elle flottait dans des nuées de neuroleptiques, la renvoyant à l’âge de l’école. Lavoisier affirme qu’un de ses patients a passe trois mois à réviser ses tables de soustraction.
— Je ne vois pas le rapport. Lavoisier était chimiste, il est mort sous la guillotine en 1793. Frictionne encore.
— Je te parle du médecin qui nous a accompagnés à Dourdan, dit Adamsberg en secouant à nouveau la tête de Romain.
— Il s’appelle Lavoisier ? Comme Lavoisier ? demanda Romain d’une voix sourde, sous le torchon.
— Oui. Une fois qu’on comprenait que Retancourt voulait à toute force nous parler de toi, nous dire qu’une femme était la cause de tes soupirs, le reste venait tout seul. Ariane t’avait invalidé pour prendre ta place. Ni moi ni Brézillon n’avions demandé qu’elle te remplace. Elle avait postulé d’elle-même. Pourquoi ? Pour la gloire ? Elle l’avait déjà.
— Pour conduire l’enquête elle-même, dit Romain en sortant du torchon, les cheveux dressés sur la tête.
— Et pour me faire tomber par le même coup. Je l’avais humiliée, il y a très longtemps. Elle n’oublie rien, elle ne pardonne rien.
— Tu vas conduire l’interrogatoire ?
— Oui.
— Emmène-moi.
Cela faisait des mois que Romain n’avait pas eu la force de sortir de chez lui. Adamsberg doutait qu’il puisse seulement descendre ses trois étages pour atteindre la voiture.
— Emmène-moi, insista Romain. C’était mon amie. Je veux voir pour croire.
— D’accord, dit Adamsberg en soulevant Romain sous les bras. Accroche-toi à moi. Si tu t’endors à la Brigade, il y a des coussins de mousse là-haut. C’est Mercadet qui les a installés.
— Il bouffe des gélules à la fiente de grue, Mercadet ?