LXVI

Dans le train du retour, un dernier souci agitait le visage de Veyrenc.

— Quand on est dissocié, dit-il sombrement, on ne sait pas ce qu’on fait, n’est-ce pas ? On gomme tout souvenir ?

— Oui, en principe, et d’après Ariane. On ne saura jamais si elle nous a joué la comédie pour ne rien avouer, ou si elle est une dissociée vraie. Et si cela existe totalement.

— Si cela existait, dit Veyrenc, en soulevant sa lèvre dans un faux sourire, est-ce que j’aurais pu tuer Fernand et Gros Georges sans le savoir ?

— Non, Veyrenc.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Parce que j’ai vérifié. J’ai votre emploi du temps archivé sur vos feuilles de route, aux brigades de Tarbes et de Nevers, où vous étiez à l’époque des meurtres. Le jour du meurtre de Fernand, vous accompagniez un détachement à Londres. Le jour du meurtre de Gros Georges, vous étiez aux arrêts.

— Ah bon ?

— Oui, pour insultes envers un supérieur. Que vous avait-il fait ?

— Comment s’appelait-il ?

— Pleyel. Pleyel, comme le piano, tout simplement.

— Oui, se rappela Veyrenc. C’était un type à la Devalon. On avait une affaire de crapulerie politique sur les bras. Au lieu de faire son boulot, il a suivi les ordres du gouvernement, biaisé le procès avec des faux documents, disculpé le gars. J’avais commis des vers inoffensifs à son encontre, qui ne lui ont pas plu.

— Vous vous en souvenez ?

— Non.

Adamsberg sortit son carnet et le feuilleta.

— Voilà, dit-il.

« La morgue des puissants dévaste la Justice,

Et fait un serviteur d’un chef de police.

La République est pâle et verse dans l’abîme,

Les tyrans qui la tuent ont les mains noires du crime. »

Résultat, quinze jours d’arrêt.

— Où les avez-vous retrouvés ? demanda Veyrenc en souriant.

— Ils étaient consignés au procès-verbal. Des vers qui vous sauvent aujourd’hui du meurtre de Gros Georges. Vous n’avez tué personne, Veyrenc.

Le lieutenant ferma rapidement les paupières et relâcha ses épaules.

— Vous ne m’avez pas donné les dix centimes, dit Adamsberg en tendant la main. J’ai beaucoup bossé pour vous. Vous m’avez donné du mal.

Veyrenc déposa une pièce cuivrée dans la main d’Adamsberg.

— Merci, dit Adamsberg en empochant la pièce. Quand laissez-vous Camille ?

Veyrenc détourna la tête.

— Bon, dit Adamsberg en se calant contre la fenêtre du train pour s’endormir aussitôt.

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