Le chat se déplaçait au sein de la Brigade de point en point de sécurité, de genoux en genoux, du bureau d’un brigadier à la chaise d’un lieutenant, comme on traverse une rivière sur des pierres sans se mouiller les pieds. Il avait amorcé sa vie gros comme un poing, en suivant Camille dans les rues[6], il l’avait poursuivie sous la protection d’Adrien Danglard, qui avait été contraint d’installer l’animal à la Brigade. Car le chat était incapable de se débrouiller seul, tout à fait dénué de cette autonomie un peu méprisante qui fait la grandeur du félin. Et bien que mâle entier, il était l’incarnation de la dépendance et du sommeil permanent. La Boule, puisque tel l’avait appelé Danglard en le recueillant, était aux antipodes d’un animal totem d’une brigade de flics. L’équipe se relayait pour gérer cette masse de poils, de mollesse et de crainte, qui exigeait qu’on l’accompagne pour aller manger, boire ou pisser. Encore avait-il ses préférences, Retancourt se trouvant nettement en tête. La Boule passait l’essentiel de ses jours à deux pas de son bureau, étendu sur le capot tiède de l’une des photocopieuses. Machine que l’on ne pouvait plus utiliser sous risque de faire sursauter mortellement l’animal. En l’absence de la femme qu’il aimait, La Boule refluait vers Danglard puis, dans un ordre invariable, vers Justin, Froissy et, curieusement, Noël.
Danglard s’estimait heureux quand le chat acceptait de parcourir à pied les vingt mètres qui le séparaient de son écuelle. Une fois sur trois, la bête déclarait forfait et s’effondrait sur le dos, et force était de la porter jusqu’à ses lieux d’alimentation et de défécation, dans la pièce du distributeur de boissons. Ce jeudi, Danglard tenait La Boule sous le bras, à la manière d’une serpillière pendant de chaque côté, quand Brézillon appela, à la recherche d’Adamsberg.
— Où est-il ? Son portable ne répond pas. Ou bien il néglige de décrocher.
— Je n’en sais rien, monsieur le divisionnaire. Certainement sur une urgence.
— Certainement, dit Brézillon dans un ricanement.
Danglard déposa le chat à terre pour que la colère du divisionnaire ne risque pas de l’effrayer. Les suites alenties de l’opération de Montrouge avaient exaspéré Brézillon. Il avait déjà sommé le commissaire de laisser choir cette piste, les profanateurs n’étant jamais des meurtriers, selon les statistiques psychiatriques.
— Vous mentez mal, commandant Danglard. Faites-lui savoir que je le veux à dix-sept heures à son poste. Et le mort de Reims ? Toujours en rade ?
— Bouclé, monsieur le divisionnaire.
— Et l’infirmière en cavale ? Qu’est-ce que vous foutez ?
— Les avis de recherche sont diffusés. On nous l’a signalée dans vingt lieux différents en une semaine. On vérifie, on contrôle.
— Et Adamsberg, il contrôle ?
— Évidemment.
— Oui ? Depuis le cimetière d’Opportune-la-Haute ?
Danglard avala deux gorgées de blanc et fit un signe négatif au chat. Il était évident que La Boule avait un tempérament d’alcoolique, à surveiller. Ses seules pulsions de déplacement autonome avaient pour but de rechercher les planques personnelles de Danglard. Il avait récemment découvert celle dissimulée sous la chaudière, à la cave. Preuve que La Boule n’était nullement l’imbécile auquel tout le monde croyait, et que son flair était exceptionnel. Mais Danglard ne pouvait informer personne de ce type de performance.
— Voyez qu’il est inutile de chercher à s’amuser avec moi, continuait Brézillon.
— On ne le cherche pas, répondit sincèrement Danglard.
— La Brigade est sur une mauvaise pente. Adamsberg la savonne et vous entraîne tous à sa suite. Si vous ne le savez pas, ce qui m’épaterait, je vais vous dire ce que fabrique votre chef : il tourne autour d’une tombe inoffensive dans le trou du cul du monde.
Et pourquoi pas ? se dit Danglard. Le commandant était le premier à critiquer les déambulations fantasques d’Adamsberg mais il opposait un boucher impassable pour le défendre en cas d’attaque extérieure.
— Et tout cela pour quoi ? continua Brézillon. Parce qu’un demeuré du coin a vu une ombre dans un pré.
Et pourquoi pas ? se répéta Danglard en avalant une gorgée.
— Voilà ce à quoi s’occupe Adamsberg et voilà ce qu’il contrôle.
— C’est la brigade d’Évreux qui vous a alerté ?
— C’est leur boulot, quand un commissaire déraille. Et eux le font, vite et bien. Je le veux ici à dix-sept heures, sur l’infirmière.
— Je ne crois pas que ça va le tenter, murmura Danglard.
— Quant aux deux morts de la Chapelle, vous passez la main dans l’heure. Les Stups les prennent. Prévenez-le, Commandant. Je suppose que lorsque vous l’appelez, il accepte de décrocher.
Danglard vida son gobelet, ramassa La Boule, et composa d’abord le numéro de la brigade d’Évreux.
— Passez-moi le commandant, appel en urgence de Paris.
Les doigts serrés dans l’énorme fourrure du chat, Danglard attendit sans patience.
— Commandant Devalon ? C’est vous qui avez prévenu Brézillon qu’Adamsberg était sur votre secteur ?
— Quand Adamsberg divague en liberté, je préfère prévenir que guérir. Qui est en ligne ?
— Commandant Danglard. Et je vous emmerde, Devalon.
— Contentez-vous plutôt de récupérer votre patron.
Danglard raccrocha avec brusquerie, et le chat tendit ses pattes, terrifié.