Ariane se comportait de la manière la plus insolite qu’Adamsberg ait jamais vue chez un prévenu. Elle était assise de l’autre côté de son bureau, normalement posée face à lui, mais elle avait tourné sa chaise à quatre-vingt-dix degrés comme pour parler au mur, avec beaucoup de naturel. Adamsberg s’était donc avancé vers ce mur pour pouvoir lui faire face, mais elle avait à nouveau déplacé sa chaise à angle droit et regardé ailleurs, vers la porte. Ce n’était ni peur ni mauvaise volonté ni provocation de sa part. Mais, ainsi qu’un aimant en repousse un autre, l’approche du commissaire la faisait aussitôt pivoter dans une autre direction. Exactement comme ce jouet qu’avait eu sa sœur enfant, une petite danseuse qu’elle faisait tourner sur elle-même en en approchant un miroir. Ce n’est que plus tard qu’il avait compris que des aimants répulsifs étaient dissimulés dans le socle de la danseuse — en collant rose — et derrière le miroir. Ariane était donc la danseuse, et il était le miroir. Surface réfléchissante qu’elle évitait à l’instinct pour ne pas voir Oméga dans les yeux d’Adamsberg. Il se trouvait donc contraint de tourner sans cesse dans la pièce pendant qu’Ariane, inconsciente de ce mouvement, parlait avec le vide.
Il était également évident qu’elle ne comprenait nullement ce qui lui était reproché. Mais, sans questionner ni se révolter, elle était docile et presque consentante, comme si une autre part d’elle-même savait parfaitement ce qu’elle faisait là et l’acceptait à titre provisoire, simple aléa du destin qu’elle maîtrisait. Adamsberg avait eu le temps de parcourir quelques chapitres de son livre et il reconnaissait dans cette attitude conflictuelle et passive les symptômes déconcertants des dissociés. Une fracture de l’être qu’Ariane connaissait si intimement qu’elle avait passé des années à l’explorer avec passion, sans comprendre que c’était son propre cas qui animait toute l’âme de sa recherche. Face à l’interrogatoire d’un flic, Alpha ne comprenait rien et Oméga se taisait, cachée, prudente, cherchant la conciliation et l’issue.
Adamsberg supposait qu’Ariane, otage de son incalculable orgueil, qui n’avait pas même pardonné l’offense des douze rats, n’avait pas enduré l’affront de la brancardière emportant son mari au su et au vu de tous. Cela ou autre chose. Un jour, le volcan avait explosé, libérant rage et châtiments en un train d’éruptions sans frein. Dont Ariane la légiste ignorait les déflagrations meurtrières. La brancardière était morte un an plus tard dans un accident de montagne, mais l’époux n’était pas pour autant revenu. Il avait trouvé une nouvelle compagne, décédée à son tour sur une voie ferrée. Meurtre après meurtre, Ariane était déjà en route vers son but ultime, la conquête d’une puissance supérieure à celle de toutes les autres femmes. Une domination éternelle qui lui épargnerait l’encerclement écœurant de ses semblables. Au cœur de cette course, la haine implacable des autres, que nul ne saurait jamais comprendre à moins qu’un jour Oméga ne la dise.
Mais Ariane avait dû ronger son frein pendant dix années, car la recette du De sanctis reliquis était formelle : Cinq fois vient le temps de jeunesse quand il te faudra l’inverser, hors de la portée de son fil, passe et repasse.
Et sur ce premier point, Adamsberg et ses adjoints avaient commis une grave erreur dans leurs calculs, en choisissant de multiplier par cinq l’âge de quinze ans. Tirés dans le sillage de l’infirmière, ils avaient tous interprété le texte de sorte qu’il corresponde aux soixante-quinze ans de l’ange de la mort. Mais aux temps où se recopiait le De reliquis, quinze ans était un âge adulte, où la fille était déjà mère et le garçon à cheval. C’est à douze ans que les jeunes gens quittaient le temps de jeunesse. Et c’était donc à l’âge de soixante ans que venait le moment d’inverser l’avancée de la mort et de passer hors de portée de sa faux. Ariane allait avoir soixante ans quand elle avait initié la série de ses crimes si longuement médités.
Adamsberg avait lancé l’enregistrement officiel, interrogatoire d’Ariane Lagarde le 6 mai à une heure vingt du matin, en garde à vue pour homicides prémédités et tentatives d’homicides, en présence des agents Danglard, Mordent, Veyrenc, Estalère, et du Dr Romain.
— Que se passe-t-il, Jean-Baptiste ? demandait Ariane, le regard aimablement posé vers le mur.
— Je te lis l’acte d’accusation, en son premier état de rédaction, expliqua doucement Adamsberg.
Elle savait tout et ne savait rien, et son regard, quand il le croisait rapidement, était difficile à soutenir, agréable et hautain, compréhensif et hargneux, où se débattaient tour à tour Alpha et Oméga. Un regard sans conscience qui faisait perdre pied à ses interlocuteurs, les renvoyant à leurs folies intimes, à l’idée intolérable que, peut-être, derrière leur propre mur, s’abritaient des monstres ignorés, prêts à ouvrir en eux le cratère d’un volcan inconnu. Adamsberg énonça la longue liste de ses crimes, guettant un tressaillement, cherchant si l’un d’entre eux allumerait une réaction sur le visage impérial d’Ariane. Mais Oméga était bien trop retorse pour se mettre à découvert et, tapie derrière son voile impénétrable, elle écoutait en souriant dans l’ombre. Et seul ce sourire un peu raide et mécanique révélait son existence de recluse.
— … pour les meurtres de Panier Jeannine, 23 ans, et de Béladan Christiane, 24 ans, maîtresses de Lagarde Charles André, votre époux ; pour avoir encouragé et organisé l’évasion de Langevin Claire, 75 ans, incarcérée à la prison de Freiburg, Allemagne ; pour le meurtre de Karlstein Otto, 56 ans, surveillant à la prison de Freiburg ; pour les meurtres de Châtel Élisabeth, 36 ans, secrétaire d’agence, de Villemot Pascaline, 38 ans, employée en cordonnerie, de Toundé Diala, 24 ans, sans profession, de Paillot Didier, 22 ans, sans profession ; pour tentative de meurtre sur la personne de Retancourt Violette, 35 ans, lieutenant de police ; pour le meurtre de Grimal Gilles, 42 ans, brigadier de gendarmerie ; pour tentative de meurtre sur la personne de Bidault Francine, 35 ans, technicienne de surface ; pour seconde tentative de meurtre, devant témoins, sur la même personne de Retancourt Violette ; pour la profanation des corps de Châtel Élisabeth et de Villemot Pascaline.
Adamsberg repoussa sa feuille, saturé. Huit assassinats, trois tentatives de meurtre, deux exhumations.
— Pour la mutilation de Narcisse, chat, 11 ans, murmura-t-il, pour l’éviscération du Grand Roussin, cerf, dix-cors, et de deux de ses camarades anonymes. M’as-tu entendu, Ariane ?
— Je me demande ce que tu fais, voilà tout.
— Tu m’en as toujours voulu, n’est-ce pas ? Tu ne m’as jamais pardonné d’avoir anéanti tes résultats dans l’affaire Hubert Sandrin.
— Tiens. Je ne sais pas pourquoi tu as cette idée fixe.
— Quand tu as dressé ton plan, tu as jeté ton dévolu sur ma Brigade. Ton succès combiné à ma perte, cela te convenait au mieux.
— J’ai été affectée à ta Brigade.
— Parce qu’il y avait une place vacante que tu as demandée. Tu as envoyé le Dr Romain dans les vapes en lui faisant bouffer de la fiente de grue.
— De la fiente de grue ? demanda Estalère à voix basse.
Danglard écarta les mains dans un geste d’ignorance. Ariane tira une cigarette de son sac et Veyrenc lui tendit du feu.
— Tant qu’on peut fumer, dit-elle gracieusement au mur, tu peux parler autant que tu veux. On m’avait prévenue contre toi. Tu n’as pas ton bon sens. Ta mère avait raison, le vent passe en sifflant dans tes oreilles.
— Laisse ma mère, Ariane, dit posément Adamsberg. Moi, Danglard et Estalère t’avons vue entrer à vingt-trois heures dans la chambre de Retancourt, tenant à la main une seringue emplie de Novaxon. Dis-moi ce que tu en penses.
Adamsberg l’avait rejointe côté mur et Ariane s’était aussitôt tournée vers le bureau vide.
— Demande plutôt à Romain, dit-elle. Selon lui, la seringue contenait un excellent contrepoison au Novaxon, qui devait la remettre sur pied à coup sûr. Toi et Lavoisier y étiez opposés, au prétexte que ce médicament était encore expérimental. Je n’ai fait que rendre service à Romain. Il le fallait bien, puisqu’il n’avait pas la force de se rendre à l’hôpital lui-même. Je ne pouvais pas deviner qu’il y avait une histoire entre Retancourt et Romain. Ni qu’elle le droguait pour l’avoir à sa merci. Elle était sans cesse fourrée chez lui, elle s’accrochait comme une sangsue. Je suppose qu’il a compris le mal qu’elle lui faisait et qu’il a saisi cette occasion de se débarrasser d’elle. Dans l’état où elle était, sa mort serait attribuée à une rechute de l’intoxication.
— Nom de Dieu, Ariane, cria Romain en essayant de se lever.
— Laisse tomber, mon vieux, dit Adamsberg en revenant à sa chaise, ce qui eut pour effet de faire pivoter Ariane dans l’autre sens.
Adamsberg ouvrit son carnet, se cala en arrière et griffonna quelques instants. Ariane était forte, très forte. Devant un juge, sa version pouvait convaincre. Qui mettrait en doute la parole de la fameuse légiste face à l’humble Dr Romain ayant perdu ses facultés ?
— Tu connaissais bien l’infirmière, reprit-il, tu l’avais questionnée souvent pour tes recherches. Tu savais qui l’avait arrêtée. Il te suffisait d’un rien pour me lancer sur sa piste. À condition que l’infirmière soit hors de prison, bien sûr. Tu as tué le gardien, tu l’as fait évader sous des habits de médecin. Ensuite, tu étais ici, au cœur de la place, avec un formidable bouc émissaire prêt à fonctionner. Il ne te restait qu’à achever ta mixture, ton plus grandiose mélange.
— Tu n’aimes pas mes mélanges, dit-elle avec indulgence.
— Pas tellement. As-tu recopié la recette, Ariane ? Ou la savais-tu par cœur depuis ton enfance ?
— Duquel ? De la grenaille ? De la violine ?
— Sais-tu qu’il y a un os dans le groin du porc ?
— Oui, dit Ariane, surprise.
— Tu le sais en effet, puisque tu l’as laissé dans le reliquaire de saint Jérôme, avec les os du mouton. Tu connais ce reliquaire depuis toujours, comme le De reliquis. Et sais-tu qu’il y a un os dans la verge du chat ?
— Non, j’avoue que non.
— Un os en forme de croix dans le cœur du cerf ?
— Non plus.
Adamsberg tenta un nouvel essai, alla jusqu’à la porte et la légiste se détourna tranquillement vers Danglard et Veyrenc, tous deux transparents sous son regard.
— Quand tu as su que Retancourt se remettait à vive allure, tu n’avais plus beaucoup de temps pour la faire taire.
— C’est un cas remarquable. Il paraît que le Dr Lavoisier ne veut pas te la rendre. C’est en tout cas ce qu’on murmure à Saint-Vincent-de-Paul.
— Comment sais-tu ce qui se murmure à l’hôpital ?
— Le métier, Jean-Baptiste. C’est un petit milieu.
Adamsberg décrocha son portable. Lamarre et Maurel fouillaient l’appartement que la légiste avait loué à Paris.
— On a au moins les chaussures, dit Lamarre. Ce sont des espadrilles beiges, qui se lacent haut sur la cheville, avec une très haute semelle de crêpe, de presque dix centimètres.
— Oui, elle porte les mêmes sur elle ce soir, mais en noir.
— Cette paire était rangée avec un long manteau de lainage gris, proprement plié. Mais il n’y a pas de cirage sous les semelles.
— C’est normal, Lamarre. Le cirage fait partie du leurre censé nous conduire vers l’infirmière. Et la médication ?
— Rien pour le moment, commissaire.
— Que font-ils chez moi ? demanda Ariane, un peu choquée.
— Ils fouillent, dit Adamsberg en remisant le portable dans sa poche. Ils ont trouvé ton autre paire d’espadrilles.
— Où ?
— Dans le placard du palier, là ou sont les compteurs électriques, à l’abri des regards d’Alpha.
— Pourquoi voudrais-tu que je range mes affaires dans les parties communes ? Ce n’est pas à moi.
Pas une preuve sérieuse, songea Adamsberg. Et avec un personnage comme Lagarde, il leur faudrait bien plus que son intrusion à Saint-Vincent-de-Paul pour la coincer. Il ne leur restait que la mince chance de l’aveu, du crash de personnalité, comme aurait dit Ariane elle-même. Adamsberg se frotta les yeux.
— Ces chaussures, pourquoi les portes-tu ? C’est très gênant pour marcher, des semelles aussi hautes.
— Cela amincit la silhouette, question d’allure. Tu ne connais rien à l’allure, Jean-Baptiste.
— J’y connais ce que tu m’as décrit toi-même. Le dissocié doit s’isoler du sol de ses forfaits. Avec de telles semelles, tu te déplaces très au-dessus, un peu comme sur des échasses, n’est-ce pas ? Tu allonges ta taille aussi. Le gardien de Montrouge et le neveu d’Oswald t’ont vue, grise et longue, les nuits où tu es venue repérer l’emplacement des tombes, et Francine aussi. Mais cela ne facilite pas ta marche. Tu dois avancer pas à pas, d’où cette démarche lente, glissante et titubante, qu’ils ont tous les trois signalée.
Fatigué de tourner comme le miroir, Adamsberg s’était rassis à sa table, acceptant de ne parler qu’à l’épaule droite de l’inaccessible danseuse.
— Évidemment, dit-il, une coïncidence m’a semble-t-il jeté sur la route d’Haroncourt. Fatalité ? Destin ? Non, c’est toi qui fais le destin. C’est toi qui as fait recruter Camille pour ce concert. Elle n’a jamais compris pourquoi l’orchestre de Leeds l’avait appelée. C’est ainsi que tu m’as amené sur les lieux. Dès lors, tu pouvais me diriger à ta guise, suivre les événements et te substituer au hasard. Demander à Hermance de m’appeler pour examiner le cimetière d’Opportune. Puis la prier de ne plus me loger, de sorte qu’elle n’en raconte pas trop. Une femme comme toi manipule la pauvre Hermance comme de l’argile molle. Car tu connais le pays à fond, c’est ton berceau du temps de jeunesse, passe et repasse. L’ancien curé du Mesnil, le père Raymond, était ton cousin remué au deuxième degré. Tes parents adoptifs t’ont élevée au manoir d’Écalart, à quatre kilomètres des reliques de saint Jérôme. Et le vieux curé s’est tant occupé de toi, te lisant ses vieux livres, te laissant le privilège de toucher les côtes de saint Jérôme, que le pays raconte en se taisant que tu étais sa fille, « fille du péché » disent certains. Tu te souviens de lui ?
— C’était un ami de la famille, se remémora la légiste en souriant à son enfance et au mur, un raseur qui m’assommait avec ses grimoires. Mais je l’aimais.
— Il s’intéressait à la recette du De reliquis ?
— Je crois qu’il ne s’intéressait qu’à cela. Et à moi. Il s’était mis en tête de préparer ce truc. C’était un vieux fou, avec ses lubies. Un homme très spécial. Pour commencer, il avait un os pénien.
— Le curé ? demanda Estalère, effaré.
— Il l’avait pris au chat du vicaire, dit Ariane en riant presque. Et puis il a voulu des os de cerf.
— Quels os ?
— L’os du cœur.
— Tu disais que tu ne le connaissais pas.
— Moi non, mais lui oui.
— Et il les a eus ? Il a préparé la recette avec toi ?
— Non. Le pauvre homme s’est fait déchirer par le deuxième cerf. L’andouiller lui a percé le ventre et il en est mort.
— Et tu as voulu recommencer après lui ?
— Recommencer quoi ?
— La recette, le mélange.
— Quel mélange ? La grenaille ?
Fin de la boucle, songea Adamsberg en dessinant des huit sur sa feuille, comme il l’avait fait avec la branchette incandescente, laissant passer un long silence.
— Ceux qui disent que Raymond était mon père sont des abrutis, reprit Ariane de manière inattendue. Tu vas à Florence de temps en temps ?
— Non, je vais dans la montagne.
— Eh bien si tu y allais, tu y verrais deux êtres rouges couverts d’écailles, de pustules, de testicules et de mamelles pendantes.
— Oui, pourquoi pas.
— Il n’y a pas de « pourquoi pas », Jean-Baptiste. Tu les verrais, voilà tout.
— Eh bien ? Que se passerait-il ?
— Rien. Ils sont peints sur un tableau de Fra Angelico. Tu ne comptes pas discuter avec un tableau, si ?
— Non, d’accord.
— Ce sont mes parents.
Ariane lança au mur un sourire indécis.
— Donc, cesse de m’emmerder avec eux, si tu le veux bien.
— Je ne t’en ai pas parlé.
— Ils sont là-bas, laisse-les là-bas.
Adamsberg jeta un regard à Danglard, qui lui fit comprendre par plusieurs signes que Fra Angelico existait bel et bien, qu’il y avait en effet des êtres pustuleux sur ses tableaux, mais que rien n’indiquait que le peintre ait représenté les parents d’Ariane, attendu qu’il avait vécu au XVe siècle.
— Et Opportune, tu t’en souviens ? reprit Adamsberg. Tu les connais tous sur le bout des doigts. Il est facile, pour toi, d’apparaître dans le cimetière sous les yeux de l’impressionnable Gratien, posté sur le chemin chaque vendredi à minuit. Facile de savoir que Gratien en parlera à sa mère, et sa mère à Oswald. Facile de gouverner Hermance. Tu m’as conduit où tu le voulais, me pilotant comme un automate, au long des cadavres que tu semais, puis que je découvrais, puis que je livrais à ton autopsie compétente. Mais tu n’avais pas prévu que le nouveau curé ferait état du De reliquis, ni que Danglard s’y intéresserait. Et quand bien même, quelle importance ? Ton drame, Ariane, c’est que Veyrenc l’ait mémorisé. Génie saugrenu, impensable, mais véritable. Et que Pascaline ait porté son chat mutilé à l’église pour le faire bénir. Geste saugrenu, impensable, mais véritable. Et que Retancourt ait survécu au Novaxon. Résistance saugrenue, impensable. Et que la mort des cerfs ait troublé des hommes. Et que Robert, avec son chagrin saugrenu, m’ait traîné jusqu’au corps du Grand Roussin. Et que le cœur de l’animal se soit gravé dans ma mémoire, et que j’en aie porté les bois. Ce saugrenu de chacun des êtres, leur éclat individuel, leurs originalités aux effets incalculables, tu ne t’en es jamais souciée, tu ne l’as jamais soupçonné. Tu n’aimais les autres que morts. Les autres ? Qu’est-ce que c’est, les autres ? Des broutilles, des myriades d’êtres insignifiants, une masse d’hommes négligeable. Et c’est en les négligeant, Ariane, que tu es tombée.
Adamsberg étira les bras, ferma les yeux, conscient que l’incrédulité et le mutisme d’Ariane formaient des murailles impassables. Leurs deux discours roulaient comme des trains parallèles sans espoir de croisement.
— Parle-moi de ton mari, reprit-il en reposant ses coudes sur la table. Donne-moi des nouvelles de lui.
— Charles ? demanda Ariane en haussant les sourcils. Cela fait des années que je ne l’ai pas vu. Et moins je le vois, mieux je me porte.
— En es-tu sûre ?
— Très sûre. Charles est un raté qui ne pense qu’à baiser les brancardières. Tu le sais.
— Mais tu ne t’es pas remariée, après qu’il t’a quittée. Tu n’as pas eu d’ami ?
— Qu’est-ce que cela peut te foutre ?
La seule fêlure dans la posture d’Ariane. Sa voix baissait dans les tons graves, son vocabulaire se relâchait. Oméga s’avançait sur la crête du mur.
— Il paraît que Charles t’aime toujours.
— Tiens. Cela ne m’étonnerait pas de ce minable.
— Il paraît qu’il prend conscience que les brancardières n’ont pas ta valeur.
— Évidemment. Tu ne vas pas me comparer à ces truies, Jean-Baptiste.
Estalère se pencha vers Danglard.
— Est-ce qu’il y a aussi un os, dans le groin de la truie ? demanda-t-il en chuchotant.
— Je suppose que oui, répondit Danglard en lui faisant signe qu’on s’en occuperait plus tard.
— Il paraît que Charles te reviendra, continua Adamsberg. C’est ce qu’on murmure à Lille.
— Tiens.
— Mais tu ne crains pas d’être trop vieille, quand il reviendra ?
Ariane eut un petit rire presque mondain.
— Le vieillissement, Jean-Baptiste, est un projet pervers sorti de la vicieuse imagination de Dieu. Quel âge me donnes-tu ? Soixante ?
— Non, pas du tout, dit spontanément Estalère.
— Tais-toi, dit Danglard.
— Tu vois. Même le jeune homme le sait.
— Quoi ?
Ariane reprit une cigarette, reconstituant par ce voile de fumée l’écran qui la protégeait d’Oméga.
— Tu es venue chez moi peu avant mon emménagement, pour repérer les lieux et débloquer la porte du grenier. Tu as manqué effrayer le sage Lucio Velasco, cette nuit-là. Qu’avais-tu mis sur ton visage ? Un masque ? Un bas ?
— Qui est Lucio Velasco ?
— Mon voisin espagnol. Une fois la porte du grenier ouverte, tu pouvais t’y introduire à ta guise. Tu y es venue quelquefois, la nuit, marchant doucement là-haut puis sortant aussitôt.
Ariane fit tomber sa cendre au sol.
— Tu as entendu des pas là-haut ?
— Oui.
— C’est elle, Jean-Baptiste. Claire Langevin. Elle te cherche.
— Oui, c’est ce que tu souhaitais nous faire croire. Je devais parler de ces visites nocturnes, alimenter le mythe de l’infirmière qui rôde et s’apprête à frapper. Et elle aurait frappé en effet, par ta main, à la seringue et au scalpel. Sais-tu pourquoi je ne m’en suis pas soucié ? Non, cela, tu ne le sais pas.
— Tu devrais le faire. Elle est dangereuse, je t’ai assez prévenu.
— C’est que vois-tu, Ariane, j’avais déjà un fantôme dans ma maison. Sainte Clarisse. Tu vois comme c’est saugrenu.
— Assommée par un tanneur en 1771, compléta Danglard.
— Avec ses poings, ajouta Adamsberg. Ne perds pas le fil, Ariane, tu ne peux pas tout savoir. Eh bien, je pensais que Clarisse marchait dans le grenier. Ou plutôt que le vieux Lucio faisait sa ronde. Il a un éclat propre, lui aussi, et pas des moindres. Il se faisait beaucoup de souci quand le petit Tom dormait avec moi. Mais ce n’était pas lui. C’était toi qui passais là-haut.
— C’était elle.
— Tu ne parleras jamais, n’est-ce pas, Ariane ? D’Oméga ?
— Personne ne parle d’Oméga. Je croyais que tu avais lu mon livre.
— Chez certains dissociés, et tu l’as écrit, une faille peut s’ouvrir.
— Chez les imparfaits, seulement.
Adamsberg poussa l’interrogatoire jusqu’au milieu de la nuit. On avait étendu Romain dans la salle du distributeur et Estalère sur un lit de camp. Danglard et Veyrenc soutenaient le commissaire par le feu croisé de leurs questions. Ariane, fatiguée, demeurait Alpha, sans opposer de résistance à l’interminable séance, sans non plus nier ni comprendre quoi que ce soit d’Oméga.
À quatre heures quarante du matin, Veyrenc se leva en boitillant et revint avec quatre cafés.
— Je bois mon café avec une goutte de sirop d’orgeat, expliqua gentiment Ariane sans se tourner vers la table.
— On n’en a pas, dit Veyrenc. On ne peut pas faire de mélanges ici.
— Dommage.
— Je ne sais pas s’ils auront de l’orgeat en prison, dit Danglard dans un murmure. Leur café, c’est de la soupe pour les chiens, et leur bouffe, une saleté pour les rats. Ils nourrissent les détenus avec de la merde.
— Pourquoi diable me parlez-vous de prison ? demanda Ariane qui lui tournait le dos.
Adamsberg ferma les yeux, priant la troisième vierge de lui venir en aide. Mais à cette heure, la troisième vierge dormait dans un moderne hôtel d’Évreux, sous des draps bleus et propres, ignorant tout des difficultés de son sauveur. Veyrenc avala son café, et reposa sa tasse d’un geste découragé.
— Cessez là ce combat, Seigneur.
Par la force et la ruse vous menâtes cent batailles,
Et sous vos coups tombèrent remparts et murailles.
Mais ce mur qui se dresse et jamais ne se plie
Résistera toujours, il a pour nom folie.
— Je suis d’accord, Veyrenc, dit Adamsberg sans rouvrir les yeux. Emmenez-la. Elle, son mur, ses mixtures et sa haine, je ne veux plus la voir.
— Six pieds, nota Veyrenc. Je ne veux plus la voir. Pas si mal.
— À ce compte-là, Veyrenc, tous les flics seraient poètes.
— Si c’était vrai, dit Danglard.
Ariane referma son briquet d’un geste sec et Adamsberg rouvrit les yeux.
— Je dois passer chez moi, Jean-Baptiste. Je ne sais pas ce que tu fabriques ni pourquoi, mais j’ai assez de métier pour deviner. Une détention préventive, c’est bien cela ? Je vais donc passer prendre quelques affaires.
— On t’apportera ce dont tu as besoin.
— Non. Je vais les chercher moi-même. Je ne veux pas que tes agents mettent leurs pattes dans mes vêtements.
Pour la première fois, le regard d’Ariane, qu’Adamsberg ne voyait que de profil, devenait dur et anxieux. Elle aurait elle-même diagnostiqué qu’Oméga montait à l’assaut. Parce qu’Oméga avait quelque chose à faire, de vital.
— Ils t’accompagneront pendant que tu feras ta valise. Ils ne toucheront à rien.
— Je ne veux pas qu’ils soient là, je veux être seule. C’est privé, c’est intime. Tu peux comprendre cela. Si tu crains que je ne m’en aille, laisse dix connards devant la porte.
Dix connards. Oméga se rapprochait de la surface. Adamsberg guettait le profil d’Ariane, son sourcil, sa lèvre, son menton, et y suivait le frémissement de ses pensées nouvelles.
En prison, il n’y aurait pas d’orgeat, seulement du café pour les chiens. En prison, il n’y aurait plus de mélanges, ni violine ni grenaille, ni menthe ni marsala. Ni surtout la mixture sacrée. Or la mixture était presque achevée, il n’y manquait que le vif de la troisième vierge et le vin de l’année. Pour le vin, on pouvait s’arranger. Ce n’était jamais qu’un liant, et de l’eau ferait éventuellement l’affaire. Il manquait le troisième vif, bien sûr, et il n’était plus question d’éternité. Mais le mélange était presque à son terme et pouvait assurer quelque longévité. Combien ? Un siècle ? Deux ? Dix ? De quoi tenir en prison sans s’en faire et recommencer. Seulement, il manquait la mixture. Et c’est cette peur de ne jamais la boire qui la faisait serrer sa cigarette entre ses dents. Entre elle et son trésor durement conquis s’interposaient des cohortes de flics.
Et ce trésor constituait aussi l’unique preuve des meurtres. Ariane n’avouerait rien. La mixture, et la mixture seule, avec les cheveux de Pascaline et d’Élisabeth, les débris d’os de chat, d’homme, de cerf, démontrerait qu’Ariane avait suivi le ténébreux chemin du De reliquis. La récupérer était aussi décisif pour elle que pour le commissaire. Sans la médication, il n’avait guère moyen de soutenir l’accusation. Nuages accumulés par un pelleteux dérivant dans ses songes, dirait le juge, encouragé par Brézillon. Le Dr Lagarde était si célèbre que les fils réunis par Adamsberg ne pèseraient pas lourd.
— La mixture est donc bien chez toi, dit Adamsberg, sans quitter des yeux le visage tendu du médecin. Dans une planque certainement inaccessible aux gestes ordinaires d’Alpha. Tu la veux, je la veux. Mais c’est moi qui l’aurai. J’y mettrai le temps, je démonterai l’immeuble entier, mais je la trouverai.
— Comme tu veux, dit Ariane en soufflant la fumée, à nouveau indifférente et détendue. J’aimerais aller aux toilettes.
— Veyrenc, Mordent, accompagnez-la. Tenez-la ferme.
Ariane sortit du bureau, avançant lentement sur ses hautes chaussures, serrée par ses deux gardes du corps. Adamsberg la suivit des yeux, troublé par sa volte-face rapide, par le plaisir qu’elle semblait prendre à tirer sur sa cigarette. Tu souris, Ariane. Je te retire ton trésor et tu souris.
Je connais ce sourire. C’était le même, dans ce café du Havre, après avoir jeté ma bière. Le même, quand tu m’as convaincu de suivre l’infirmière. Le sourire du vainqueur face au futur perdant. Le sourire de tes triomphes. Je vais t’enlever ta foutue mixture et pourtant tu souris.
Adamsberg se leva d’un bond et tira Danglard par le bras.