LIII

L’équipe travaillait au hangar depuis dix heures du matin, avec l’aide de deux techniciens et d’un photographe recrutés à la brigade de Dourdan. Lamarre et Voisenet avaient pris en charge les abords de la zone, à la recherche de traces de pneus laissées dans le champ en jachère. Mordent et Danglard s’étaient partagé le hangar par moitié, Justin s’occupait du réduit où avait été enfermée Retancourt. Adamsberg les rejoignit alors qu’ils entamaient le déjeuner assis dans le champ, sous un acceptable soleil d’avril, sortant sandwiches, fruits, bières et thermos, repas parfaitement organisé par Froissy. On n’avait pas trouvé de chaises dans le hangar et tous étaient assis sur des pneus, formant un curieux salon circulaire dans le pré. Le chat, quant à lui, interdit d’accès dans l’ambulance de Retancourt, était enroulé aux pieds de Danglard.

— Le véhicule est entré dans le champ par ici, expliqua Voisenet la bouche pleine, en désignant un point de la route cantonale. Il s’est garé près de la porte latérale, au bout du hangar, après avoir effectué une marche arrière pour orienter le coffre face à l’entrée. Les plantes ont poussé partout, il n’y a pas un espace de terre où trouver des empreintes. Mais d’après l’écrasement des herbes, c’est un fourgon, probablement un 9 mètres cubes. Je ne pense pas que la vieille dispose d’un tel engin. Elle a dû le louer. On pourrait peut-être retrouver sa trace dans les agences spécialisées en véhicules de fret. Une vieille dame qui loue un fourgon, cela ne doit pas être si fréquent.

Adamsberg s’était assis jambes croisées dans l’herbe tiède, et Froissy avait disposé un repas copieux à ses côtés.

— Transport du corps très organisé, enchaîna Mordent qui, posé sur son pneu, prenait vraiment les allures d’un héron sur son nid. La vieille avait emporté un diable, ou bien elle l’avait loué avec le camion. D’après les traces, le camion disposait d’une passerelle inclinée. L’infirmière n’a eu qu’à faire rouler le corps sur la pente et le recevoir sur le diable. Ensuite, elle l’a poussé dans le hangar jusqu’au réduit à outils.

— On a les traces des roues ?

— Oui, elles traversent tout le hall. C’est là qu’elle a neutralisé les chiens, avec de la viande bourrée de Novaxon. Puis les traces prennent le tournant et on les suit tout au long du couloir. Elles sont en partie recouvertes par les traces du retour.

— Et ses pas ?

— Cela va vous plaire, dit Lamarre avec le sourire d’un gosse ayant caché son cadeau pour augmenter son plaisir. Le tournant du couloir n’a pas été facile à négocier, elle a dû appuyer sur le diable pour pouvoir pivoter, en prenant fortement appui sur la plante de ses pieds. Vous voyez le mouvement ?

— Oui.

— Et le sol de ciment est râpeux.

— Oui.

— Et à cet endroit, on a des traces.

— De cirage bleu, dit Adamsberg.

— Isolée du sol de ses crimes, dit lentement le commissaire, mais y déposant sa traînée. Nul n’est complètement une ombre. On l’aura à son sillage bleu.

— Les empreintes ne sont complètes nulle part, on ne peut pas être fixés sur la pointure. Mais il s’agit probablement de chaussures de femme, solides, à talons plats.

— Reste le placard, dit Justin. C’est là qu’elle lui a injecté la dose de Novaxon, avant de refermer la porte au crochet sur elle.

— Rien à relever, dans le placard ?

Un petit silence suspendit le rapport de Justin.

— Si, dit-il, la seringue.

— Vous plaisantez, lieutenant. Elle n’a pas laissé sa seringue ?

— Mais parfaitement. Elle l’a laissée par terre, sans aucune empreinte, évidemment.

— Alors elle signe, maintenant ? dit Adamsberg en se levant, comme si l’infirmière le défiait ouvertement.

— C’est ce qu’on pense.

Le commissaire fit quelques pas dans la jachère, les mains dans le dos.

— Très bien, dit-il. Elle vient de franchir un seuil. Elle se figure invincible, et elle le dit.

— C’est un peu logique, dit Kernorkian, pour quelqu’un qui va avaler la vie éternelle.

— Encore faut-il qu’elle se saisisse d’abord de la troisième vierge, dit Adamsberg.

Estalère fit le tour des agents en versant le café dans les gobelets tendus. La précarité du campement et l’absence de lait ne lui permettaient pas de conduire correctement sa cérémonie.

— Elle l’aura avant nous, dit Mordent.

— Pas sûr, dit Adamsberg.

Il revint dans le cercle des agents et s’assit en tailleur en son centre.

Le vif des pucelles, dit-il, ce n’est pas la chevelure de la morte.

— Romain avait résolu ce truc, dit Mordent. La folle a bel et bien coupé des mèches de cheveux.

— Elle a coupé des mèches pour se dégager l’accès.

— À quoi ?

— Aux vrais cheveux de la mort. Aux cheveux qui continuent de pousser après la mort.

— Évidemment, dit Danglard dans une exclamation de regret. Le vif. Ce qui persiste à croître et à vivre, même après la mort.

— C’est pour cela, dit Adamsberg, qu’il était indispensable pour l’infirmière de revenir déterrer ses victimes plusieurs mois après. Il fallait que le vif ait eu le temps de pousser. C’est cela qu’elle récupère, les deux à trois centimètres de cheveux qui ont poussé à la racine, dans la tombe. Ce vif est plus qu’un emblème de vie éternelle. C’est la concrétisation de la résistance vitale, c’est ce qui refuse de s’arrêter après la mort.

— Écœurant, dit Noël, résumant la sensation générale.

Froissy repliait la nourriture, à laquelle plus personne ne touchait.

— En quoi cela aiderait-il à identifier la troisième pucelle ? demanda-t-elle.

— Quand on a compris cela, Froissy, on attrape la suite en ligne logique : broieras, avec la croix qui vit dans le bois éternel, adjacente en quantité pareille.

— On était tous d’accord là-dessus, dit Mordent. C’est le bois de la Sainte Croix.

— Non, dit Adamsberg, cela ne va pas. Comme tout le reste, ce passage doit être lu à la lettre. La croix du Christ ne vit pas dans la croix du Christ, c’est idiot.

Danglard, posé de biais sur son pneu, plissa les yeux, en alerte.

— La recette dit, continua Adamsberg, que c’est une croix qui vit.

— C’est maintenant que cela n’a plus de sens, dit Mordent.

— Une croix qui vit dans un corps qui représente l’éternel, énonça Adamsberg, en détachant bien les mots. Un corps avec du bois.

— Au Moyen Age, murmura Danglard, l’animal qui symbolise l’éternité est le cerf.

Adamsberg, qui n’était pas jusqu’ici tout à fait sûr de lui, sourit à son adjoint.

— Et pourquoi, capitaine ?

— Parce que les grands bois des mâles s’élancent vers le ciel. Parce que ces bois meurent, tombent, mais repoussent tous les ans comme les feuilles des arbres, avec une pointe supplémentaire, plus puissants d’année en année. Phénomène stupéfiant, associé à la pulsion vitale de l’animal. On le considérait comme une représentation de la vie éternelle, toujours recommencée, toujours grandie, à l’image de ses bois. On le représentait parfois avec le Christ sur le front, en cerf crucifère.

— Dont les bois poussent sur le crâne, dit Adamsberg. Comme les cheveux.

Le commissaire passa sa main dans les jeunes herbes.

— C’est cela, dit-il, le bois de l’éternel. C’est le bois du cerf.

— Il faut en ajouter dans la mixture ?

— Si c’était le cas, il nous manquerait alors la croix. Et chaque mot de la recette compte, on l’a déjà dit. La croix qui vit dans le bois éternel. Cette croix, c’est donc la croix du cerf. Elle est en os, comme les bois, matière incorruptible.

— Peut-être l’empaumure au bout des bois, dit Voisenet. Ou la chevillure, qui forme un angle avec l’axe du bois.

— Je ne trouve pas que les bois de cerf aient l’air de former une croix, dit Froissy.

— Non, dit Adamsberg. Je pense que la croix est ailleurs. Je crois qu’il faut chercher un os secret, comme l’os du chat. L’os pénien interne concentre le mâle principe. Il nous faut trouver la même chose chez le cerf. Un os, en forme de croix, qui résumerait le principe d’éternité du cerf, enfoui dans son corps. Un os qui vit.

Adamsberg regarda tour à tour ses adjoints, attendant leurs réponses.

— Je ne vois pas, dit Voisenet.

— Je crois, reprit Adamsberg, qu’on trouvera cet os dans le cœur du cerf. Le cœur est le symbole de la vie qui bat. Une croix qui vit, une croix en os dans le cœur du cerf aux bois éternels.

Voisenet tourna la tête vers Adamsberg.

— Certes, commissaire, dit-il. Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas d’os dans le cœur du cerf. Ni du cerf ni de personne d’autre. Ni en croix, ni en long ni en large.

— Il faut qu’il y ait quelque chose, Voisenet.

— Pourquoi ?

— Parce que dans la forêt de Brétilly, puis dans celle d’Opportune, deux cerfs mâles ont été tués le mois dernier et laissés intacts au sol. Seule chose : on leur a extirpé le cœur, et on l’a ouvert. Ces massacres sont l’œuvre de la même main. Ils ont été réalisés dans un même lieu, celui tenu par le rayon du saint, et ils ont été tués au plus près des deux femmes sacrifiées. C’est notre ange de la mort qui les a abattus.

— Ça se tient, dit Lamarre.

— Ces cerfs ont été ouverts après leur mort à un endroit déterminé de leur corps. C’est exactement ce qui s’est passé pour le chat Narcisse. On les a opérés, en quelque sorte, dans un but bien défini, pour en extraire quelque chose de précis. Quoi ? La croix qui vit dans le bois éternel. Elle est donc dans le cœur du cerf, d’une manière ou d’une autre.

— C’est impossible, dit Danglard en secouant la tête. On le saurait.

— On ne le savait pas, pour l’os du chat, fit remarquer Kernorkian. Ni pour le groin du porc.

— Moi je le savais, dit Voisenet. Comme je sais aussi qu’il n’y a pas d’os dans le cœur du cerf.

— Eh bien, lieutenant, il faudra qu’il y en ait un.

Il y eut des grognements, des moues de doute, tandis qu’Adamsberg se levait pour se dégourdir les jambes. Il ne paraissait pas évident aux positivistes que la réalité doive se plier aux idées flottantes du commissaire, et jusqu’à fourrer un os dans le cœur du cerf.

— C’est l’inverse, commissaire, insista Voisenet. Il n’y a pas d’os dans le cœur. Et il faut s’adapter à cette vérité en conséquence.

— Voisenet, il y en aura un, ou plus rien n’a de sens. Et s’il y en a un, il nous reste à guetter le prochain abattage d’un cerf. La troisième vierge que l’infirmière a choisie sera dans son immédiate proximité. La croix du cœur doit être le plus près possible du vif de la pucelle. Adjacente en quantité pareille. Cela ne veut pas dire « adjointe » en même quantité, cela a à voir avec le lieu.

Adjacente, dit Danglard, signifie « qui gît à côté », « qui est posé contre ».

— Merci, Danglard. Il est assez naturel que la pucelle doive vivre contre le cerf. Essences femelle et mâle accouplées, donnant naissance à la vie, et ici à la vie éternelle. Quand on aura le cœur du prochain cerf, on aura le nom de la vierge, parmi toutes celles que vous avez relevées.

— Bien, admit Justin. Comment s’y prend-on ? On surveille les forêts ?

— Quelqu’un le fait déjà pour nous.

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