LXVII

Danglard avait profité du retour anticipé de Retancourt sur terre pour décréter une pause sous l’égide de la troisième vierge, après avoir remonté des réserves de la cave. Dans la turbulence qui suivit, seul le chat demeurait placide, plié en deux sur l’avant-bras puissant de Retancourt.

Adamsberg traversa lentement la salle, se sentant aussi inapte que d’ordinaire à s’adapter aux gaîtés collectives. Il prit au passage le verre que lui tendait Estalère, sortit son portable et composa le numéro de Robert. La seconde tournée allait débuter au café d’Haroncourt.

— C’est le Béarnais, dit Robert à l’assemblée des hommes, en couvrant le téléphone de sa main. Il dit que ses ennuis de flic sont terminés et qu’il va boire un truc en pensant à nous.

Angelbert médita sa réponse.

— Dis-lui que c’est d’accord.

— Il dit qu’il a retrouvé deux os de saint Jérôme dans un appartement, dans une boîte à outils, ajouta Robert en bouchant à nouveau le téléphone. Et qu’il viendra les remettre dans le reliquaire du Mesnil. Parce que lui, il ne sait pas quoi en faire.

— Ben nous non plus, dit Oswald.

— Il dit qu’on doit prévenir le curé, quand même.

— Ça se tient, dit Hilaire. Ce n’est pas parce qu’Oswald n’en a rien à faire que ça n’intéresse pas le curé. Le curé, il a bien des ennuis de curé aussi, non ? Faut comprendre les choses.

— Dis-lui que c’est d’accord, trancha Angelbert. Quand vient-il ?

— Samedi.

Robert revint au téléphone, concentré, pour transmettre la réponse de l’ancêtre.

— Il dit qu’il a ramassé des galets de sa rivière et qu’il viendra nous les porter aussi, si on n’a rien contre.

— Ben qu’est-ce qu’il veut qu’on en foute ?

— J’ai l’impression que c’est un peu comme les bois du Grand Roussin. Des honneurs, quoi, donnant donnant.

Les visages indécis se tournèrent vers Angelbert.

— Si on refuse, dit Angelbert, il y aurait de l’offense.

— Évidemment, ponctua Achille.

— Dis-lui que c’est d’accord.


Adossé à un mur, Veyrenc regardait évoluer les agents de la Brigade auxquels s’étaient ce soir ajoutés le Dr Romain, également revenu sur terre, et le Dr Lavoisier, qui suivait le cas Retancourt à la trace. Adamsberg se déplaçait doucement d’un point à un autre, présent, absent, présent, absent, comme une lumière de phare intermittente. Les secousses encaissées au long de sa course derrière l’ombre d’Ariane laissaient encore quelques traînées sombres sur son visage. Il avait trempé trois heures dans l’eau du Gave à ramasser des galets, avant de rejoindre Veyrenc pour le départ du train.

Le commissaire tira un papier froissé de sa poche arrière et fit signe à Danglard de se rapprocher. Danglard connaissait cette pose et ce sourire. Il rejoignit Adamsberg, méfiant.

— Veyrenc dirait que le sort s’amuse à jouer des tours étranges. Vous savez que le sort est spécialiste en ironie et que c’est à cela qu’on le reconnaît ?

— Il paraît que Veyrenc s’en va ?

— Oui, il part dans sa montagne. Il va réfléchir les pieds dans sa rivière et les cheveux au vent pour savoir s’il reviendra avec nous, oui ou non. Il n’est pas décidé.

Adamsberg lui tendit le papier froissé.

— J’ai reçu cela ce matin.

— Je ne comprends rien, dit Danglard en parcourant les lignes.

— C’est normal, c’est du polonais. Cela nous raconte que l’infirmière vient de mourir, capitaine. Un pur accident. Elle est passée sous les roues d’une voiture à Varsovie. Écrasée comme une crêpe par un chauffard qui a grillé le feu, incapable de distinguer la chaussée du trottoir. Et l’on sait qui l’a écrasée.

— Un Polonais.

— Oui. Mais pas n’importe quel Polonais.

— Un Polonais ivre.

— Sûrement. Mais encore ?

— Je ne vois pas.

— Un Polonais vieux. Un Polonais de quatre-vingt-douze ans. La tueuse de vieux a été écrasée par un vieux.

Danglard réfléchit un instant.

— Et cela vous amuse réellement ?

— Beaucoup, Danglard.

Veyrenc voyait Adamsberg secouer l’épaule du commandant, Lavoisier couver Retancourt, Romain rattraper son retard, Estalère courir avec des verres, Noël se vanter de sa transfusion. Tout cela ne le regardait pas. Il n’était pas venu ici pour s’intéresser aux gens. Il était venu pour en finir avec ses cheveux. Et il avait fini.

C’en est fini, soldat, ta tragédie s’achève,

Tu es libre d’aller t’adonner à tes rêves.

Quel obscur regret te retient en ces lieux,

Et pourquoi ne peux-tu les saluer d’un adieu ?

Oui, pourquoi ? Veyrenc tira sur sa cigarette et regarda Adamsberg quitter la Brigade, discret et aérien, portant dans chaque main les grands bois du cerf.

Ô dieux,

Ne vous irritez pas du charme qui me tente

Leur vaine humanité me désole et m’enchante

Adamsberg rentrait à pied par les rues noires. Il ne dirait pas un mot à Tom des atrocités d’Ariane, il n’était pas question que l’effroi pénètre si tôt dans la tête de l’enfant D’ailleurs, les bouquetins dissociés n’existent pas. Seuls les hommes ont l’art d’accomplir ce genre de calamité. Au lieu que les bouquetins, sous leurs longues cornes, savent faire pousser leur crâne hors de leur tête tout aussi bien que les cerfs. Ce que les hommes en revanche ne savent pas faire. On s’en tiendrait donc aux bouquetins.

C’est alors que le sage chamois, qui avait beaucoup lu, comprit son erreur. Mais le bouquetin roux ne sut jamais que le chamois l’avait pris pour un salopard. C’est alors que le bouquetin roux comprit son erreur, et admit que le bouquetin brun n’était pas un salopard. C’est bon, dit le bouquetin brun, donne-moi dix centimes.

Dans le petit jardin, Adamsberg posa les bois du cerf à terre pour chercher ses clefs. Lucio sortit aussitôt dans la nuit et le rejoignit sous le noisetier.

— Ça va, hombre ?

Lucio se glissa vers la haie sans attendre de réponse, revint avec deux bières et les décapsula. Sa radio grésillait dans sa poche.

— La femme ? demanda-t-il en tendant une bouteille au commissaire. Celle qui n’avait pas fini son boulot. Tu lui as donné sa potion ?

— Oui.

— Et elle l’a bue ?

— Oui.

— C’est bien.

Lucio avala quelques gorgées avant de désigner le sol de la pointe de sa canne.

— Qu’est-ce que tu transportes ?

— Un dix-cors de Normandie.

— C’est du vif ou c’est de la chute ?

— Du vif.

— C’est bien, approuva une seconde fois Lucio. Mais ne les sépare pas.

— Je sais.

— Tu sais autre chose aussi.

— Oui, Lucio. L’Ombre est partie. Morte, finie, disparue.

Le vieux demeura un moment sans rien dire, cognant le goulot de la petite bouteille contre ses dents. Il jeta un regard vers la maison d’Adamsberg, puis revint au commissaire.

— Comment ?

— Cherche.

— On dit que seul un vieillard aura sa peau.

— C’est ce qui s’est produit.

— Raconte.

— Ça s’est passé à Varsovie.

— Avant-hier à la tombée du soir ?

— Oui, pourquoi ?

— Raconte.

— C’est un vieillard polonais de quatre-vingt-douze ans. Il l’a écrasée, sous ses deux pneus avant.

Lucio réfléchit, roula le bord de la bouteille contre ses lèvres.

— Comme ça, dit-il en abattant son poing unique.

— Comme ça, confirma Adamsberg.

— Comme le tanneur avec ses poings.

Adamsberg sourit, et ramassa ses bois de cerf.

— Exactement, ponctua-t-il.

FIN
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