XXXII

Les agents de la Brigade disposaient les chaises dans la salle du Concile pour le colloque de dix-huit heures quand Adamsberg traversa sans un mot la grande pièce commune. Danglard lui jeta un coup d’œil rapide et, à l’éclat qui circulait sous sa peau comme matière en fusion, déduisit qu’un événement de taille s’était produit.

— Que se passe-t-il ? demanda Veyrenc.

— Il a trouvé une idée en l’air, expliqua Danglard, avec les mouettes. Une chiure d’oiseau qui lui tombe d’en haut, en quelque sorte, un battement d’ailes, entre ciel et terre.

Veyrenc eut un signe de tête admiratif en direction d’Adamsberg, qui ébranla un instant les soupçons de Danglard. Le commandant corrigea cette impression aussitôt. Admirer son ennemi ne le rend pas moins ennemi, au contraire. Le commandant demeurait convaincu que Veyrenc avait trouvé en Adamsberg une proie de choix, un adversaire de taille, petit chef de jadis dans l’ombre du noyer, chef de la Brigade aujourd’hui.

Adamsberg ouvrit la réunion en distribuant à chacun les photos, particulièrement pénibles, de l’exhumation d’Opportune. Ses gestes étaient économes et concentrés, et chacun comprit que l’enquête avait pris son tournant. Il était rare que le commissaire leur impose un colloque en fin de journée.

— Il nous manquait les victimes, l’assassin, et le mobile. Nous avons les trois.

Adamsberg passa les deux mains sur ses joues, cherchant par où poursuivre. Il n’aimait pas se résumer, il ne savait pas le faire. Le commandant Danglard le soutenait toujours dans cet exercice, un peu comme faisait le ponctueur du village, en l’aidant dans les liaisons, les virages, les reprises.

— Les victimes, proposa Danglard.

— Élisabeth Châtel et Pascaline Villemot ne sont pas mortes par accident. Elles ont été assassinées. Retancourt en a rapporté la preuve de la gendarmerie d’Évreux cet après-midi. La pierre soi-disant dégringolée du mur sud de l’église sur le crâne de Pascaline gisait au sol depuis au moins deux mois. Durant sa station dans l’herbe, un dépôt de lichen noirâtre s’est formé sur l’une de ses faces.

— Or la pierre n’a pas sauté toute seule du sol sur la tête de la femme, dit Estalère, très attentif.

— C’est exact, brigadier. On lui a fracassé la tête avec. Ce qui nous permet de déduire que la voiture d’Élisabeth a été sabotée, provoquant son accident mortel sur la nationale.

— Il ne va pas être content, Devalon, observa Mercadet. C’est ce qui s’appelle massacrer une enquête.

Danglard sourit en rongeant son crayon, satisfait que l’incurie batailleuse de Devalon l’ait conduit droit dans les ennuis.

— Comment se fait-il que Devalon n’ait pas songé à examiner la pierre ? demanda Voisenet.

— Parce qu’il est bouché comme une oie, selon l’opinion locale, expliqua Adamsberg. Et parce que Pascaline Villemot n’avait pas la moindre raison d’être assassinée.

— Comment avez-vous repéré sa tombe ? demanda Maurel.

— Par hasard, apparemment.

— Impossible.

— En effet. Je pense qu’on m’a sciemment dirigé vers le cimetière d’Opportune. L’assassin nous indique la piste, tout en se sachant très loin devant nous.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien.

— Les victimes, glissa Danglard. Pascaline et Élisabeth.

— Elles avaient à peu près le même âge. Elles menaient des vies sans excès et sans hommes, elles étaient vierges toutes les deux. La tombe de Pascaline a subi le même sort que celle de Montrouge. Le cercueil a été ouvert, mais on n’a pas touché au cadavre.

— La virginité est le mobile des meurtres ? demanda Lamarre.

— Non, c’est le critère de choix des victimes, pas le mobile.

— Je ne saisis pas, dit Lamarre en fronçant les sourcils. Elle tue des vierges, mais son but n’est pas de tuer des vierges ?

L’interruption avait suffi à ébranler la concentration d’Adamsberg, qui passa le relais d’un signe à Danglard.

— Vous vous rappelez les conclusions de la légiste, dit le commandant. Diala et La Paille ont été éliminés par une femme, de 1,62 mètre environ, conventionnelle, perfectionniste, sachant manier la seringue, cibler son coup de scalpel, et portant des chaussures de cuir bleues. Ces chaussures étaient cirées sous la semelle, signalant une possible pathologie de dissociation, au moins une volonté de coupure entre elle-même et le sol de ses crimes. Claire Langevin, l’infirmière ange de la mort, présente toutes ces caractéristiques.

Adamsberg avait ouvert son carnet sans rien y noter. Il écoutait en griffonnant le résumé de Danglard qui, à son avis, aurait fait un meilleur chef de brigade que lui.

— Retancourt a rapporté des chaussures lui ayant appartenu, ajouta Danglard. Elles sont en cuir bleu. Cela ne suffit pas à fonder notre certitude, mais on continue à serrer les recherches sur l’infirmière.

— Elle rapporte tout, Retancourt, observa Veyrenc à voix basse.

— Elle convertit son énergie, expliqua farouchement Estalère.

— L’ange de la mort est une chimère, dit Mordent avec mauvaise humeur. Personne ne l’a vue discuter avec Diala ou La Paille au marché aux puces. Elle est invisible, insaisissable.

— C’est bien ainsi qu’elle a opéré toute sa vie, dit Adamsberg. Comme une ombre.

— Cela ne va pas, continua Mordent, en tirant son long cou de héron hors de son pull gris. Cette femme a assassiné trente-trois vieillards, toujours de la même manière, sans jamais rien y changer. Et soudain, elle se transforme en une autre sorte de folle, elle se met à chercher des vierges, à ouvrir des tombes, à taillader deux gars à la gorge. Non, cela ne va pas. On n’échange pas un carré contre un rond, on ne troque pas une tueuse de vieux contre une nécrophile sauvage. Chaussures ou pas chaussures.

— Cela ne va pas du tout, approuva Adamsberg. À moins qu’une secousse profonde n’ait ouvert un second cratère dans le volcan. La lave de la folie s’écoulerait alors par un autre flanc, de manière différente. Son séjour en prison peut y être pour beaucoup, ou bien le fait qu’Alpha ait pris conscience de l’existence d’Oméga.

— Je sais qui sont Alpha et Oméga, coupa vivement Estalère. Ce sont les deux morceaux d’un meurtrier dissocié, de part et d’autre de son mur.

— L’ange de la mort est une dissociée. Son arrestation a pu briser le mur intérieur. À partir de cette catastrophe, tout changement d’attitude est envisageable.

— Quand bien même, dit Mordent. Cela ne nous explique pas ce qu’elle recherche avec ses vierges ni ce qu’elle trafique dans leurs tombes.

— C’est là le gouffre, dit Adamsberg. Et pour l’atteindre, on ne peut que partir de l’aval, où il nous reste quelques éboulis de ses actes. Pascaline avait quatre chats. Trois mois avant sa mort, l’un d’eux a été tué. C’était le seul mâle de la troupe.

— Une première menace contre Pascaline ? demanda Justin.

— Je ne crois pas. On l’a tué pour prélever ses parties sexuelles. Comme le chat était déjà castré, c’est donc sa verge qu’on a ôtée. Danglard, expliquez le truc de l’os.

Le commandant réitéra son enseignement sur les os péniens, les carnivores, les viverridés, les mustélidés.

— Qui d’autre savait cela parmi vous ? demanda Adamsberg.

Seules les mains de Voisenet et de Veyrenc se levèrent.

— Voisenet, je comprends, vous êtes zoologue. Mais vous, Veyrenc, d’où le tenez-vous ?

— De mon grand-père. Quand il était jeune, un ours avait été tué dans la vallée. Sa dépouille avait été trimballée de village en village. Mon grand-père en avait conservé l’os pénien. Il disait qu’il ne fallait pas l’égarer ni le vendre, à aucun prix.

— Vous l’avez toujours ?

— Oui. Il est là-bas, à la maison.

— Savez-vous pourquoi il y tenait ?

— Il affirmait que l’os tenait la maison debout et la famille à l’abri.

— Quelle taille fait un os pénien de chat ? demanda Mordent.

— Comme ça, dit Danglard en espaçant les doigts de deux à trois centimètres.

— Ça ne tient pas une maison, dit Justin.

— C’est symbolique, dit Mordent.

— Je m’en doute, dit Justin.

Adamsberg secoua la tête, sans repousser les cheveux qui lui retombaient dans les yeux.

— Je pense que cet os de chat a une valeur plus précise pour celle qui l’a prélevé. Je pense qu’il s’agit du principe viril.

— Valeur contradictoire avec celle des vierges, objecta Mordent.

— Tout dépend de ce qu’elle cherche, dit Voisenet.

— Elle cherche la vie éternelle, dit Adamsberg. Et c’est le mobile.

— Je ne saisis pas, dit Estalère après un silence.

Et pour une fois, ce que ne saisissait pas Estalère correspondait à l’incompréhension de tous.

— À la même période que la mutilation du chat dit Adamsberg, on trouve un pillage de reliquaire dans l’église du Mesnil, à quelques kilomètres d’Opportune et de Villeneuve. Oswald avait raison, c’est trop pour une seule région. Dans ce reliquaire, le pilleur n’a pris que les quatre os humains de saint Jérôme et a laissé sur place un os de groin de porc et quelques os de mouton.

— Un connaisseur, fit remarquer Danglard. Il n’est pas évident de reconnaître un os de groin de porc.

— Ça a un os dans le groin, le porc ?

— Il paraît, Estalère.

— Comme il n’est pas évident de savoir que le chat possède un os pénien. On a donc affaire à une connaisseuse, en effet.

— Je ne vois pas le lien, dit Froissy, entre les reliques, le chat et les sépultures. Hormis qu’il y a des os dans les trois cas.

— Ce qui n’est déjà pas si mal, dit Adamsberg. Reliques de saint, reliques de mâle, reliques de vierges. Dans le presbytère du Mesnil, à deux pas de saint Jérôme, existe un très vieux livre, exposé à la vue de tous, où ces trois éléments se retrouvent, dans une sorte de recette de cuisine.

— Plutôt une médication, un remède, rectifia Danglard.

— Pour quel usage ? demanda Mordent.

— Pour fabriquer la vie éternelle, avec des quantités de trucs. Chez le curé, le livre est ouvert à la page de cette recette. Il en est très fier, je pense qu’il le montre à tous ses visiteurs. De même le curé précédent, le père Raymond. La recette doit être connue jusqu’à trente paroisses à la ronde et depuis plusieurs générations.

— Pas ailleurs ?

— Si, dit Danglard. L’ouvrage est célèbre, et surtout cette prescription. Il s’agit du De sanctis reliquis, dans son édition de 1663.

— Je ne connais pas, dit Estalère.

Et ce que ne connaissait pas Estalère correspondait à l’ignorance de tous.

— Je n’aimerais pas avoir la vie éternelle, dit Retancourt à voix basse.

— Non ? dit Veyrenc.

— Imagine qu’on vive éternellement. On n’aurait plus qu’à se coucher par terre en s’ennuyant à crever.

— Réjouissons-nous, madame.

Le temps de vie s’enfuit comme un été,

Mais il est moins cruel qu’un brin d’éternité.

— On peut le dire comme ça, approuva Retancourt.

— Si bien que cela vaudrait la peine d’analyser ce bouquin, c’est cela ? dit Mordent.

— Je le crois, répondit Adamsberg. Veyrenc se souvient du texte de la recette.

— De la médication, corrigea une nouvelle fois Danglard.

— Allez-y, Veyrenc, mais allez-y doucement.

Remède souverain pour le prolongement de la vie par la qualité qu’ont les reliques d’affaiblir les miasmes de la mort, préservé depuis les plus vrais procédés et purgé des erreurs anciennes.

— C’est le titre, traduisit Adamsberg. Dites-nous la suite, lieutenant.

Cinq fois vient le temps de jeunesse quand il te faudra l’inverser, hors de la portée de son fil, passe et repasse.

— Je ne comprends pas, dit Estalère, avec cette fois une véritable alarme dans la voix.

— Personne ne comprend vraiment, le rassura Adamsberg. Je pense qu’il s’agit de l’âge de la vie où il convient d’avaler le remède. Pas quand on est jeune.

— Très possible, approuva Danglard. Quand on a vu cinq fois le temps de la jeunesse. Soit cinq fois quinze ans, si l’on choisit l’âge moyen du mariage au bas Moyen Age en Occident. Ce qui nous donne soixante-quinze ans.

— Soit l’âge exact de l’ange de la mort aujourd’hui, dit Adamsberg avec lenteur.

Il y eut un silence, et Froissy leva gracieusement la main pour prendre la parole.

— On ne peut pas continuer dans ces conditions. J’aimerais poursuivre aux Philosophes.

Avant qu’Adamsberg ait pu dire quoi que ce soit, il y eut un mouvement général vers la Brasserie. La réflexion ne put reprendre qu’une fois chacun attablé dans l’alcôve aux vitraux, muni d’une assiette pleine et d’un verre.

— Atteindre l’âge fatidique de soixante-quinze ans, dit Mordent, aurait pu ouvrir en elle le second cratère.

— L’infirmière, dit Danglard, ne peut pas rejoindre la troupe commune des vieillards qu’elle exécute. Elle n’est plus une simple mortelle. On peut envisager qu’elle ait désiré gagner la vie éternelle et conserver sa toute-puissance.

— Et s’y préparer de longue date, dit Mordent. Donc être hors de prison coûte que coûte avant ses soixante-quinze ans pour pouvoir préparer la recette.

— La médication.

— Cela fonctionne, dit Retancourt.

— Donnez-nous la suite du texte, Veyrenc, demanda Adamsberg.

Des reliques sacrées tu pulvériseras, tu prendras trois pincées, mêleras au mâle principe qui ne doit pas plier, au vif des pucelles, en dextre, dressées par trois en quantités pareilles, broieras, avec la croix qui vit dans le bois éternel, adjacente en quantité pareille, tenues en même lieu par le rayon du saint, dans le vin de l’année, mettras son chef au sol.

— Je n’ai pas compris, dit Lamarre avant Estalère.

— On reprend tout doucement, dit Adamsberg. Recommencez, Veyrenc, mais bout par bout.

Des reliques sacrées tu pulvériseras, tu prendras trois pincées.

— Cela ne fait pas de difficulté, dit Danglard. Trois pincées d’os de saint réduits en poudre. Saint Jérôme par exemple.

— … mêleras au mâle principe qui ne doit pas plier…

— Un phallus, proposa Gardon.

— Qui ne plie jamais, poursuivit Justin.

— Une verge en os par exemple, confirma Adamsberg, c’est-à-dire l’os pénien du chat. Chat en outre doté de neuf vies, qui détient donc une petite éternité à lui tout seul.

— Oui, dit Danglard, qui prenait des notes rapides.

— … au vif des pucelles, en dextre, dressées par trois en quantités pareilles…

— Attention, dit Adamsberg, voici venir nos vierges.

— Dressées ? demanda Estalère. La tueuse les dresse dans leurs tombes ?

— Non. C’est comme « dresser un plat », dit Danglard. Cela signifie qu’il faut en prendre la même quantité que de reliques de saint pilées.

— Mais prendre quoi, bon sang ?

— C’est toute la question, dit Adamsberg. Qu’est-ce que le « vif des pucelles » ?

— Le sang ?

— Le sexe ?

— Le cœur ?

— Je suis pour le sang, dit Mordent. C’est logique, dans une perspective de vie éternelle. Un sang de vierge mêlé au principe mâle qui le féconde pour créer l’éternité.

— Mais du sang « en dextre » ?

— À droite, dit Danglard avec un geste évasif.

— Depuis quand y a-t-il un sang à droite et un sang à gauche ?

— Je ne vois pas, dit Danglard en distribuant une tournée de vin.

Adamsberg avait posé son menton sur ses mains.

— Tout cela ne cadre pas avec l’ouverture d’une tombe, dit-il. Le sang, le sexe, le cœur pourraient être prélevés sur le cadavre d’une vierge encore frais. Et ce n’est pas ce qui s’est passé. Quant à extraire du sang ou une quelconque partie vitale trois mois après la mort, c’est évidemment impossible.

Danglard grimaça. Il se plaisait dans cette tournure intellectuelle du débat mais son contenu l’écœurait. La sordide dissection du remède lui rendait presque odieux le grand De sanctis reliquis qu’il avait autrefois aimé.

— Que reste-t-il, dans la tombe, qui puisse intéresser notre ange ? reprit Adamsberg.

— Les ongles, les cheveux, proposa Justin.

— Cela ne l’obligeait pas à tuer les femmes. Ils auraient pu être récupérés sur les personnes vivantes.

— Il reste les os, dans une tombe, suggéra Lamarre.

— Par exemple les os du bassin ? dit Justin. La coupe de la fécondité ? Qui viendraient en complément du « mâle principe » ?

— Ce serait bien, Justin, mais seule la tête des cercueils a été ouverte, et la profanatrice n’a pris aucun os, pas même une lamelle.

— Impasse, dit Danglard. On tente la suite du texte.

Veyrenc se déclencha, docile.

— … broieras, avec la croix qui vit dans le bois éternel, adjacente en quantité pareille…

— Cela est clair au moins, dit Mordent. La croix qui vit dans le bois éternel, c’est la croix du Christ.

— Oui, dit Danglard. Les fragments du soi-disant bois de la vraie croix ont été vendus par milliers comme reliques sacrées. Calvin en décompte plus que trois cents hommes n’en pourraient porter.

— Ce qui nous fournit une bonne fenêtre de tir, dit Adamsberg. Que l’un de vous recherche si, depuis l’évasion de l’infirmière, un reliquaire contenant des fragments de la croix a été pillé.

— D’accord, dit Mercadet en prenant en note. En raison de son hypersomnie, les longues missions de recherche en fichiers étaient souvent confiées à Mercadet, à qui les enquêtes de terrain étaient presque impossibles.

— Qu’on cherche aussi si elle a pratiqué dans la région du Mesnil-Beauchamp, peut-être sous un autre nom que Clarisse Langevin, et peut-être il y a longtemps. Emportez sa photo, montrez-la.

— D’accord, répéta Mercadet avec la même énergie éphémère.

— « Clarisse », souffla Danglard au commissaire, c’est votre religieuse sanguinaire. L’infirmière s’appelle Claire.

Adamsberg se tourna vers Danglard, le regard flou et étonné.

— Oui, dit-il. C’est étrange que je les aie confondues. Comme deux cerneaux d’une noix enfermés dans une même vieille coquille.

Adamsberg fit signe à Veyrenc de poursuivre.

— … tenues en même lieu par le rayon du saint…

— C’est simple aussi, dit Danglard d’une voix sûre. Il s’agit du secteur géographique, qui est défini par la zone d’influence des reliques du saint. C’est l’unité de lieu qui va relier les différents composants du remède.

— On considère qu’un saint a un rayon d’action ? demanda Froissy. Comme un émetteur ?

— Ce n’est écrit nulle part mais c’est le sentiment commun. Si les gens prennent la peine de se déplacer pour un pèlerinage, c’est au nom de l’idée que, plus on s’en approche, plus l’influence du saint est forte.

— Il faut donc qu’elle prélève tous les ingrédients de la recette pas trop loin du Mesnil, dit Voisenet.

— C’est logique, dit Danglard. Au Moyen Âge, la compatibilité des constituants était décisive pour réussir une potion. La question du climat était aussi prise en compte dans l’équilibre des mélanges. Il est donc certain qu’un os de saint normand va s’associer plus aisément avec un os de vierge normande et d’un chat du même coin.

— D’accord, dit Mordent. Ensuite, Veyrenc ?

— … dans le vin de l’année, mettras son chef au sol.

— Le vin, dit Lamarre, c’est pour faire passer le tout.

— Et c’est aussi le sang.

— Le sang du Christ. On boucle la boucle.

— Pourquoi « de l’année » ?

— Parce qu’à l’époque, dit Danglard, le vin ne vieillissait pas. Il était toujours de l’année. C’est l’équivalent de notre vin nouveau.

— Que nous reste-t-il ?

— … mettras son chef au sol.

— Au sens de « tête », dit Danglard. Mettras sa tête au sol, ou bien feras tomber sa tête par terre.

— La vaincras, résuma Mordent. Vaincras la mort, je suppose, la tête de mort.

— Si bien, dit Mercadet en repassant ses notes, que la tueuse a rassemblé tous les éléments : du vif de vierge, quel qu’il soit, des reliques de saint, un os de chat. Lui manque peut-être du bois de la croix. Elle n’a plus qu’à attendre le vin nouveau et avaler le truc.

Plusieurs verres furent vidés à cette évocation, qui semblait conclure le colloque. Mais Adamsberg ne bougeait pas, et personne n’osait s’en aller. On ne savait pas si le commissaire se préparait au sommeil, la joue calée sur sa main, ou s’il allait lever la séance. Danglard allait l’effleurer du coude quand il revint en surface, comme une éponge.

— Je pense qu’une troisième femme va être tuée, dit-il sans décoller sa joue de sa main. Je pense qu’on devrait prendre des cafés.

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