Dès qu’il eut fermé la porte de sa maison, Adamsberg fila sous la douche. Il se lava les cheveux en frottant dur, puis s’adossa au mur carrelé et laissa couler l’eau tiède les yeux fermés, les bras ballants. À force de rester dans la rivière, disait sa mère, ça va te délaver, tu vas devenir blanc.
L’image d’Ariane traversa son esprit, vivifiante. Bonne idée, se dit-il en fermant les robinets. Il pourrait l’inviter à dîner, et on verrait bien, si oui ou si non. Il se sécha à la va-vite, enfila ses habits sur sa peau encore humide, passa devant la console d’écoute, installée au bout de son lit. Demain, il demanderait à Froissy de venir débrancher cette machine infernale et d’emporter dans ses fils ce foutu salopard de Béarnais au sourire en biais. Il attrapa la pile des enregistrements de Veyrenc et cassa les disques un à un, projetant des éclats brillants dans toute la pièce. Il rassembla le tout dans un sac qu’il ferma solidement. Puis il avala des sardines, des tomates et du fromage et, ainsi calé et purifié, il décida d’appeler Camille en témoignage de sa bonne volonté, et de demander des nouvelles du rhume de Tom.
Ligne occupée. Il s’assit sur le bord du lit, mâchant son reste de pain, et réessaya dix minutes plus tard. Occupé. Bavardage avec Veyrenc, peut-être. La table d’écoute, qui émettait un clignotement rouge régulier, lui offrait une dernière tentation. Il enclencha le bouton d’un geste brusque.
Rien, sauf le bruit de la télévision. Adamsberg monta le son. Veyrenc écoutait un débat sur la jalousie, ironie du sort, tout en passant l’aspirateur dans son studio. Entendre cette émission chez lui depuis le poste de Veyrenc, et en sa compagnie indirecte, lui parut un peu pernicieux. Un psychiatre était en train d’exposer les causes et les effets de la compulsion possessive et Adamsberg s’étendit sur son lit, soulagé de constater que, malgré sa récente embardée, il ne présentait aucun des symptômes décrits.
L’éclat de voix le réveilla instantanément. Il se redressa d’un bond pour aller couper cette télévision qui braillait dans sa chambre.
— Tu t’avises pas de bouger, connard.
Adamsberg fit trois pas jusqu’au bout de la pièce, ayant déjà rectifié l’erreur. Ce n’était pas la télévision, mais l’émetteur qui lui transmettait un film en direct depuis chez Veyrenc. Il chercha le bouton d’une main endormie et arrêta son geste en entendant la voix du lieutenant qui répondait au protagoniste. Et la voix de Veyrenc était trop particulière pour sortir d’un téléviseur. Adamsberg regarda ses montres, presque deux heures du matin. Veyrenc avait une visite nocturne.
— T’as un flingue ?
— Mon arme de service.
— Où ?
— Sur la chaise.
— On te l’embarque, ça te va ?
— C’est cela que vous voulez ? Des armes ?
— À ton avis ?
— Je n’ai pas d’avis.
Adamsberg composait en hâte le numéro de la Brigade.
— Maurel, qui est avec vous ?
— Mordent.
— Foncez au domicile de Veyrenc, agression armée. Ils sont deux. Ventre à terre, Maurel, il est en joue.
Adamsberg raccrocha et appela Danglard tout en laçant ses chaussures d’une main.
— Ben creuse-toi la tête, mon gars.
— Ça te revient pas ?
— Désolé, je ne vous connais pas.
— Ben viens, on va te remettre la cervelle en place. Passe un froc quand même, tu seras plus correct.
— Où va-t-on ?
— En balade. Et c’est toi qui vas conduire, comme on va te dire.
— Danglard ? Deux mecs braquent Veyrenc chez lui. Filez à la Brigade et prenez le relais de l’écoute. Ne le lâchez pas surtout, j’arrive.
— Quelle écoute ?
— Merde, l’écoute de Veyrenc !
— Je n’ai pas son numéro de portable. Comment voulez-vous que je lance une écoute ?
— Je ne vous demande pas de lancer quoi que ce soit mais de prendre le relais. La bécane est dans l’armoire de Froissy, celle de gauche. Grouillez-vous nom de Dieu, et prévenez Retancourt.
— L’armoire de Froissy est fermée, commissaire.
— Mais prenez son double dans mon tiroir, bon sang ! cria Adamsberg en dévalant ses escaliers.
— OK, dit Danglard.
Il y avait des écoutes, il y avait un braquage et, en passant sa chemise en hâte, Danglard tremblait de comprendre pourquoi. Vingt minutes plus tard, il branchait le récepteur, à genoux devant l’armoire de Froissy. Il entendit un pas de course, Adamsberg arrivait dans son dos.
— Où en sont-ils ? demanda le commissaire. Partis ?
— Pas encore. Veyrenc les a fait lanterner pour s’habiller, puis pour chercher ses clefs de voiture.
— Ils prennent sa voiture ?
— Oui. Il vient de trouver les clefs, les gars devenaient…
— Fermez-la, Danglard.
À genoux, les deux hommes penchaient le front vers l’émetteur.
— Non, mec, tu laisses ton téléphone ici. Tu nous prends pour des connards ?
— Ils balancent son portable, dit Danglard. On va perdre l’écoute.
— Branchez le micro, vite.
— Quel micro ?
— Celui de sa bagnole, bon sang ! Allumez l’écran, on va suivre le GPS.
— On ne capte plus rien. Ils doivent être entre l’appartement et la voiture.
— Mordent ? appela Adamsberg. Ils sont dans la rue, près de chez lui.
— On arrive seulement à son carrefour, commissaire.
— Merde.
— Il y avait un accident à la Bastille et des embouteillages. On a mis la sirène mais c’était le foutoir.
— Mordent, ils vont monter dans sa voiture avec lui. Vous allez suivre par GPS.
— Je n’ai pas sa longueur d’onde.
— Moi je l’ai. Je vous guide. Gardez la ligne constamment. Vous êtes sur quelle voiture ?
— La BEN 99.
— Je vous envoie le son sur votre radio.
— Quel son ?
— Leur conversation, dans la voiture.
— Entendu.
— Ils y sont, souffla Danglard, ils démarrent, plein est, vers la rue de Belleville.
— Je les entends, dit Mordent.
Tu t’avises pas de gueuler, connard. Boucle ta ceinture, garde les deux mains sur le volant. Fonce vers le périphérique. On va en banlieue. Ça te dit ?
Tu t’avises pas de gueuler, connard. Adamsberg connaissait cette phrase. Loin, très loin sur un haut pré. Il serra les dents, posa sa main sur l’épaule de Danglard.
— Nom de Dieu, capitaine. Ils vont le bousiller.
— Qui ?
— Eux. Les gars de Caldhez.
— Va plus vite, Veyrenc, pied au plancher. Dans une voiture de flic, t’as le droit, non ? Allume tes lumières, on n’aura pas d’emmerdes.
— Vous me connaissez ?
— Cesse de faire ton malin, on va pas jouer aux connards toute la nuit.
— Connards, connard, c’est tout ce qu’ils savent dire, gronda Danglard, en sueur.
— Fermez-la, Danglard. Mordent, ils sont sur le périphérique sud. Ils ont mis le gyrophare, cela devrait vous guider.
— J’ai entendu. OK.
— … nand et le Gros Georges. Ça te revient ? Ou t’as oublié que tu les avais butés ?
— Ça me revient.
— Ben c’est pas trop tôt, mon gars. Et nous, on a besoin de se présenter ?
— Non. Vous êtes les autres petits salopards de Caldhez. Roland et Pierrot. Et je n’ai pas tué ces deux ordures de Fernand et Gros Georges.
— Tu t’en tireras pas comme ça, Veyrenc. On a dit qu’on faisait pas les connards. Sors, on va à Saint-Denis. Tu les as tués, et Roland et moi, on ne va pas attendre que tu nous crèves en se tournant les pouces.
— Je ne les ai pas tués.
— Essaie pas de discuter. On a nos sources spéciales, et je crois pas que t’oserais contredire. Tourne ici et ferme ta gueule.
— Mordent, ils passent au nord de la basilique.
— On arrive droit sur la basilique.
— Au nord, Mordent, au nord.
Adamsberg, toujours à genoux devant le récepteur, serrait ses lèvres contre son poing, entrant ses dents dans sa gencive.
— On va les avoir, dit Danglard mécaniquement.
— Ce sont des rapides, capitaine. Ils tuent avant même de s’en rendre compte. Merde, plein ouest, Mordent ! Ils filent vers la zone en construction.
— C’est bon, commissaire, je vois le gyrophare. Deux cent cinquante mètres.
— Préparez-vous, ils vont sans doute le débarquer dans un chantier. Dès qu’ils sortiront de la voiture, je ne pourrai plus rien capter.
Adamsberg colla à nouveau son poing contre sa bouche.
— Où est Retancourt, Danglard ?
— Pas là, pas chez elle.
— Je file à Saint-Denis. Suivez le GPS, balancez l’écoute sur ma voiture.
Adamsberg quitta la Brigade en courant pendant que Danglard essayait de déplier ses genoux endoloris. Sans quitter l’écran des yeux, il tira en boitant une chaise auprès de la petite armoire. Le sang lui battait dans les tempes, faisant monter un terrible mal de tête. Lui, il allait tuer Veyrenc aussi sûr que s’il avait tiré lui-même. Lui qui avait pris la décision solitaire de prévenir Roland et Pierrot de se tenir sur leurs gardes, les informant des meurtres de leurs deux amis. Il n’avait pas donné le nom de Veyrenc, mais même des abrutis comme Pierrot et Roland n’avaient pas eu beaucoup à réfléchir pour comprendre. Pas une seconde Danglard n’avait imaginé que les deux hommes risqueraient le coup de se débarrasser de Veyrenc. Le vrai connard de l’affaire, c’était lui, Danglard. Le vrai salopard aussi. Une basse jalousie de préséance l’avait précipité vers une décision meurtrière, toute réflexion bloquée. Danglard sursauta en voyant le point lumineux se figer sur l’écran.
— Mordent, ils s’arrêtent Rue des Écrouelles, à mi-chemin. Ils sont encore dans le véhicule. Ne vous montrez pas.
— On se bloque à quarante mètres. On termine à pied.
— On va te le faire sans douleur, ce coup-ci. Pierrot, essuie les empreintes sur la caisse. Personne saura ce que t’es venu foutre à Saint-Denis, personne saura pourquoi t’es mort dans un chantier. Et on n’entendra plus parler de toi, Veyrenc, ni de ta foutue tignasse. Et si tu gueules, c’est tout simple, t’es mort avant.
Adamsberg fonçait toutes sirènes en route sur le périphérique presque vide. Bon Dieu faites que. Par pitié. Il ne croyait pas en Dieu. Alors la vierge, la troisième vierge. La sienne. Faites que Veyrenc s’en sorte. Faites que. C’était Danglard, bon sang, il ne voyait pas d’autre explication. Danglard qui avait cru bon d’alerter les deux derniers de la bande de Caldhez pour les protéger. Sans le prévenir. Sans les connaître. Il aurait pu lui dire, lui, que Roland et Pierrot n’étaient pas des gars à attendre le danger sans s’en faire. Il était inévitable qu’ils réagissent, et vite, et aveuglément.
— Mordent ?
— Ils sont dans le chantier. On y entre. Bagarre, commissaire. Veyrenc a lancé son coude dans l’estomac d’un des types. Le type est à genoux. Il se relève, il a toujours son flingue. L’autre a rattrapé Veyrenc.
— Tirez, Mordent.
— Trop loin, trop noir. Je tire en l’air ?
— Non, commandant. Au moindre coup de feu, ils tirent aussi. Approchez-vous. Roland aime parler, il aime la ramener. Ça le retarde. À douze mètres, allumez la torche et tirez.
Adamsberg sortit du périphérique. Si au moins il n’avait pas raconté cette saleté d’histoire à Danglard. Mais il avait fait comme les autres : il avait raconté son secret à une personne. Une, et c’était une de trop.
— Ce que j’aurais aimé, c’est te buter sur le Haut Pré. Mais je ne suis pas con à ce point, Veyrenc, je ne vais pas aider les flics à comprendre. Et ton chef ? Tu lui as demandé ce qu’il foutait là ? T’aimerais le savoir, hein ? Tu me fais marrer, Veyrenc, tu m’as toujours fait marrer.
— Treize mètres, dit Mordent.
— Allez-y, commandant. Aux jambes.
Adamsberg entendit trois détonations éclater sur la radio de bord. Il entrait à cent trente à l’heure dans Saint-Denis.
Roland s’était écroulé, frappé à l’arrière du genou, et Pierrot s’était retourné d’un saut. Le garde-chasse leur faisait face, arme tendue. Roland tenta un coup maladroit qui perça la cuisse de Veyrenc. Maurel visa le garde-chasse, toucha l’épaule.
— Les deux types sont tombés, commissaire. Un au bras, un au genou. Veyrenc au sol, à la cuisse. Sous contrôle.
— Danglard, envoyez deux ambulances.
— Déjà en route, répondit Danglard d’une voix morte. Hôpital Bichat.
Cinq minutes plus tard, Adamsberg pénétrait dans le terrain boueux du chantier. Mordent et Maurel avaient tiré les trois blessés au sec, allongés sur des tôles.
— Mauvaise blessure, dit Adamsberg en se penchant vers Veyrenc. Il pisse le sang. Passez-moi votre chemise, Mordent, qu’on essaie de garrotter cela. Maurel, occupez-vous de Roland, le plus grand, immobilisez le genou.
Adamsberg déchira le pantalon de Veyrenc et banda la blessure avec la chemise, qu’il noua serrée sur la cuisse.
— Au moins, cela le réveille, dit Maurel.
— Oui, il est toujours tombé dans les pommes, et il s’est toujours réveillé. C’est sa manière. Vous m’entendez, Veyrenc ? Serrez ma main si vous m’entendez.
Adamsberg répéta trois fois sa phrase avant de sentir se crisper les doigts du lieutenant.
— C’est bon, Veyrenc, ouvrez les yeux maintenant, dit Adamsberg en lui frappant les joues. Revenez. Ouvrez les yeux. Dites oui si vous m’entendez.
— Oui.
— Dites autre chose.
Veyrenc ouvrit tout à fait les yeux. Son regard se posa sur Maurel, puis sur Adamsberg, incompréhensif, comme s’il s’attendait à voir son père l’emmener à l’hôpital de Pau.
— Ils sont venus, dit-il, les gars de Caldhez.
— Oui, Roland et Pierrot.
— À la chapelle de Camalès par le chemin des rocailles, ils sont venus sur le Haut Pré.
— On est à Saint-Denis, intervint Maurel, inquiet, on est dans la rue des Écrouelles.
— Ne vous en faites pas, Maurel, dit Adamsberg, c’est personnel. Ensuite, Veyrenc, continua-t-il en lui secouant l’épaule. Vous voyez le Haut Pré ? C’était bien là ? Cela vous est revenu ?
— Oui.
— Il y avait quatre gars. Et le cinquième ? Où est-il ?
— Debout sous l’arbre. C’est le chef.
— Ouais, dit Pierrot en ricanant. C’est le chef.
Adamsberg s’éloigna de Veyrenc pour s’approcher des deux gars, allongés et menottés à deux mètres du lieutenant.
— Comme on se retrouve, dit Roland.
— Ça t’épate ?
— Penses-tu. Il a toujours fallu que tu sois fourré dans nos jambes.
— Dis-lui la vérité sur le Haut Pré. À Veyrenc. Dis-lui ce que je foutais sous l’arbre.
— Il le sait, pas vrai ? Sinon, il serait pas là.
— Tu as toujours été un petit salopard, Roland. Ça, c’est la vérité.
Adamsberg vit les lueurs bleues des ambulances éclairer la palissade du chantier. Les ambulanciers chargèrent les hommes sur les brancards.
— Mordent, je suis Veyrenc. Accompagnez les deux autres, sous surveillance serrée.
— Commissaire, je n’ai pas de chemise.
— Prenez celle de Maurel. Maurel, ramenez la voiture à la Brigade.
Avant le départ des ambulances, Adamsberg prit le temps d’appeler Hélène Froissy.
— Froissy, désolé de vous tirer du lit. Allez démonter tout le matériel, d’abord à la Brigade, ensuite chez moi. Puis rendez-vous directement à Saint-Denis, rue des Écrouelles. Vous y trouverez la voiture de Veyrenc. Nettoyez tout.
— Cela ne peut pas attendre quelques heures ?
— Je ne vous appellerais pas à trois heures vingt du matin si cela pouvait attendre une seule minute. Faites tout disparaître.