XI

Il pleuvait depuis 9 heures du soir, une pluie fine, hachurée, qui transperçait. Les lampadaires en étaient voilés par un halo, et les fumées qui s’élevaient des plaques d’égout en s’effilochant faisaient plus que jamais songer à des histoires de fantômes.

Peu de passants empruntaient la 47e Rue, dans la portion comprenant le block des Diamantaires. Ceux qui le faisaient se dépêchaient, tête dans les épaules, ignorant que sous leurs pieds, ou presque, dormaient dans les SAFE des fortunes colossales. Quelques lumières, oubliées par les équipes de nettoyage, brûlaient dans les buildings commerciaux vides depuis longtemps. Elles mettaient dans le noir rébarbatif de la rue un peu de vie, et donnaient aux rares passants le regret d’un abri bien chaud. Le building du 38, lui, était totalement plongé dans l’obscurité.

À minuit pile, le clignotant rouge d’une voiture de police émergea dans la nuit. Puis la grosse Plymouth, dont le toit ruisselait, passa lentement dans une gerbe d’eau. Elle n’avait pas encore franchi la 6e Avenue, que M’man bifurquait dans la rue. La mère du petit Sam était bottée, chapeautée, vêtue de cuir. D’un pas assez rapide pour sa masse elle gagna sa Ford, rangée non loin du restaurant El Pezzo, déjà fermé. Elle mit le contact, et attendit, l’œil sur le rétro. Pas longtemps. Même pas trois secondes. Une fourgonnette noire, anonyme d’aspect y grossissait rapidement. M’man s’assura que rien ne s’intercalait entre eux, et dégagea du trottoir.

Aussitôt la fourgonnette, une Dodge trapue, prit la place de la Ford que M’man avait amenée là à 7 heures du soir, juste à l’heure où le stationnement est permis.

Au bout de la rue M’man dut attendre aux feux rouges avant de franchir la 6e Avenue. Elle en profita pour jeter un regard sur la gauche, sur la sortie de métro de la 47e Rue. Sam y était. Elle distinguait à travers les barreaux, et presque à ras du trottoir, une tête coiffée d’une casquette de montagne. Mais il ne s’occupait pas d’elle. Resté en bas des marches, il surveillait la Dodge, prêt à intervenir. Et dans les poches alourdies de son Burberry, ses petites mains grasses devaient étreindre les crosses de ses deux P38. M’man s’était toujours demandé comment il arrivait à porter, et pourquoi il aimait tant des armes si lourdes ! Évidemment, elles étaient efficaces, mais tout de même…

Comme les feux passaient au vert, elle le chercha encore une fois des yeux, avant de démarrer. Un dixième de seconde, Sam suivit le départ de sa mère, puis reporta son attention sur la Dodge. Il était bien placé. Avec un temps pareil, personne ne s’étonnerait de voir un homme hésiter à quitter l’abri du métro. De toute façon, il pouvait faire semblant de monter ou de descendre, si des voyageurs se présentaient. Mais dans ce quartier, et à cette heure, il n’y avait pas grand risque. Et puis, ce ne serait pas long. Là-bas ça devait bouger. Et, effectivement, ça bougeait. Pour ne pas s’éloigner du volant, et rester invisible de la rue, Louis Coppolano s’était allongé sur la banquette et guettait les bruits. À l’intérieur, l’Oranais était à plat ventre, et son buste disparaissait par une grande ouverture découpée dans le plancher de la Dodge. De ses mains gantées, il s’activait à soulever une plaque d’égout en s’aidant d’une pince monseigneur, aux extrémités enveloppées de chatterton. Il opérait silencieusement, évitant de heurter la fonte. À ses côtés, Steve et Bob attendaient. Ce dernier avait une clef et des pinces universelles à manche caoutchouté à la main. Tous trois étaient gantés, vêtus de chandails épais, de canadiennes et chaussés de bottes de caoutchouc. Seul l’Oranais était nu-tête. Les autres étaient coiffés de passe-montagnes.

Un léger bruit résonna dans le lourd silence, suivi d’un frottement de métal contre le macadam. Tous retinrent leur souffle. Puis l’Oranais redressa le buste, se laissa rouler sur le côté.

— O.K. souffla-t-il.

Bob se laissa glisser par l’ouverture et tomba au fond du trou. Celui-ci était d’un mètre cinquante, à peine. Un tas de câbles et de fils, bien protégés par des bandes de toile forte et de chatterton, se rejoignaient en son milieu. Ils semblaient littéralement jaillir de terre, et leurs extrémités se perdaient sous trois boîtes de métal. En tâtonnant, Bob en repéra une, la deuxième en partant de la gauche, et se mit à dévisser les écrous du couvercle. Il travaillait vite, adroitement. Peu après le couvercle céda. Avant d’éclairer les fils qu’il cherchait, Bob se releva, promena son regard dans la rue. Rien. Il se rebaissa, et d’un bref éclat de la lampe aussitôt éteinte, il repéra les fils qui l’intéressaient. Allons, ils étaient bien disposés ainsi que son père le lui avait dit ! En moins de deux, il empoigna sa pince et les débrancha. À présent, les sonneries d’alarme du SAFE 38 étaient neutralisées. Quelques secondes plus tard, sa tête inexpressive réapparut dans l’ouverture du plancher. Puis son corps suivit, et Steve lui donna un coup de main pour remonter. À peine l’ouverture dégagée, l’Oranais repencha son buste, et se remit à jouer de la pince monseigneur. Ça ne traîna pas. Des frottements. Un bruit sec, un peu trop sec et la plaque avait retrouvé son logement. Sans prendre le temps de récupérer de son effort, l’Oranais se laissa bouler sur le côté et claqua des doigts. Steve, déjà posté à l’avant, gratta aussitôt à la cloison qui les séparait du conducteur. Au signal Louis Coppolano se remit au volant et alluma les lanternes. À leur vue, le petit Sam abandonna le refuge du métro. Remontant les quelques marches, il tourna l’angle de la 6e Avenue, se dirigea vers la 46e Rue.

Derrière lui, la Dodge s’ébranlait, coupait la 6e Avenue, allait jusqu’à la 7e puis s’en revenait par la 46e Rue. Au bout, sur la gauche, avant la 5e Avenue, le père de Mike repéra le petit Sam, en dépit des rideaux de pluie. Celui-ci était au-delà du milieu du block et s’arrêtait devant une Chevrolet Impala, celle de Jean Baez. Le fils de M’man l’ouvrit, y grimpa, démarra après avoir vérifié l’arrivée de la Dodge. La plaque d’égout sur laquelle la Chevrolet était garée depuis 7 heures du soir se trouva ainsi libérée. Pas pour longtemps. Déjà Louis Coppolano y rangeait la Dodge noire, dans une parfaite synchronisation de mouvements.

À l’intérieur, les mêmes gestes que dans la 47e Rue se répétaient. Aussi rapidement exécutés. Aussi efficacement. Mais cette fois, la plaque enlevée ne découvrit ni fils, ni câbles, mais une descente d’égout.

Steve, qui avait étudié les lieux trois jours avant avec l’Oranais, s’y engagea le premier. Il s’assit au bord de l’ouverture du plancher, se laissa glisser et, en tâtonnant, devina sous sa botte le premier crampon scellé dans le ciment. Il fit signe que tout allait bien, commença la descente. Autour de son passe-montagne était fixée, pas encore allumée, une lampe d’explorateur de sous-sol. À son cou pendait un masque à gaz, et sur le dos il portait un sac d’outils.

Plus il progressait vers le fond, plus il sentait monter à ses narines une odeur de moisi et d’excréments. Les crampons rouillés et humides sur lesquels se cispaient ses mains gantées étaient espacés de 0,50 m. Il en compta 8, comme l’indiquait le plan. Arrivé au dernier, il se pencha, éclaira le fond, découvrant un sol cimenté. Il acheva sa descente, se laissa tomber dans une sorte de cuve aux parois beaucoup plus larges que celles du haut. À ses pieds s’ouvrait une niche de 1,30 m de hauteur, sur autant de large. Tracée perpendiculairement aux buildings, elle s’enfonçait en pente douce vers le centre de la rue et recevait d’énormes conduits de vidange, en provenance des buildings.

Un peu de terre dégringola sur la tête de Steve qui releva le nez. L’Oranais descendait à son tour. Lui aussi avait une lampe autour du front et un masque à gaz autour du cou. À son épaule était suspendu un talkie-walkie[20]. Il avait à peine touché le sol, qu’un sac suspendu au bout d’une corde atterrit sur lui. Il décrocha le sac qui contenait des provisions, le passa à Steve pendant que la corde remontait. Puis dix bouteilles suivirent lentement. Cinq de propane, cinq à oxygène. Elles étaient d’une contenance de 2,5 m3, pesaient chacune 25 kgs, et mesuraient 0,70 m de long.

Les deux hommes empilaient le tout sans un mot. Là-haut, Bob agissait vite, aidé par le vieux. Lorsque tout le matériel fut descendu, il les rejoignit à son tour. Il était équipé comme eux, mais portait, en plus, une poêle à frire[21] en sautoir.

Sans plus attendre, Steve se courba, s’enfonça dans la niche, précédé par le puissant éclat de sa lampe ; les énormes conduits laissaient ce qu’il fallait de passage au milieu. L’Oranais suivit, une bouteille de propane sous le bras, et Bob chargé d’une bouteille à oxygène fermait la marche. À mesure de leur avance, l’infernale odeur les prenait à la gorge. Sept mètres plus loin, ils purent se redresser ; ils avaient atterri sous le centre de la rue, au bord des égouts proprement dits qui s’écoulaient à gauche et à droite. Tous trois portèrent le regard sur le liquide épais, limoneux, innommable, qui stagnait à leurs pieds. Dans une grimace écœurée, l’Oranais y cracha. Un violent sursaut agita le corps de Steve qui ferma les yeux. Un hoquet saisit Bob, qui courbé au-dessus de l’égout se mit à dégueuler.

— Bon Dieu, grommela l’Oranais à Steve. Vous appelez ça des égouts !

Steve se retourna avec peine à cause de l’exiguïté de l’endroit, et faillit se faire éborgner par l’antenne du talkie-walkie. Il grommela.

— Nous plaignons pas trop. Dans le fond on est veinards qu’il y ait des égouts dans ce secteur. N’oubliez pas que beaucoup de rues n’en ont pas.

Il disait vrai. À cause du roc sur lequel est bâti Manhattan, le système d’égouts n’est pas identique partout. Très souvent ce sont d’énormes conduits qui amènent les eaux sales quelques égouts plus loin, quand la conformation du sol a empêché d’en doter une rue.

Mais par un coup de pot inouï, la 46e et la 47e en possédaient. Guère praticables d’ailleurs. Ils s’enfonçaient à 6,20 m sous terre et débouchaient bien sur une sortie tous les 33 mètres, mais avant d’arriver à ces 33 mètres il fallait avancer cassé en deux, car ils n’étaient hauts que de 1,32 m. Et ils ne possédaient pas de bas-côtés. Un homme y avait passage, mais sans plus. Et comme il n’y avait pas de bas-côtés pour y mettre les pieds… il fallait y aller carrément… dans la… jusqu’aux genoux.

Bob s’essuya le menton d’un revers de manche. Ses yeux lui sortaient de la tête, et il en pleurait de s’être complètement vidé les boyaux. Steve, qui soulevait la lampe frontale, jeta à l’Oranais :

— Mettons nos masques et allons-y. L’heure sonne.

Tous trois le firent, remirent leurs lampes en place. Puis, après une hésitation, Steve descendit dans les excréments et s’enfonça dans la cavité de gauche. Au moment de le suivre Bob eut un recul. L'Oranais qui guettait ça lui tapota le dos, et le poussa doucement. Derrière le groin de son masque, son sourire avait fondu.

Devant eux, Steve en dépit de sa charge avançait assez vite. Dans le balancement de la marche, sa lampe oscillait, éclairant alternativement les parois de briques humides ou bien l’infâme liquide, où ses bottes, cuissardes, enfonçaient. Soudain, il freina pile, et Bob lui cogna les reins de sa bouteille à oxygène ; une queue énorme, noire, visqueuse et sans poil, pendait à quelques pas de lui.

C’était celle d’un rat qui venait de sauter dans le trou occasionné par deux briques tombées. Ramassé sur son corps musclé, aplati sur ses pattes de devant, il épiait les intrus comme prêt à bondir.

Une sueur glacée coula dans le dos de Steve. Sous le passe-montagne et les courroies du masque, ses cheveux se dressèrent de dégoût. Il frissonna deux, trois coups, puis se ressaisit et avança, aveuglant le petit monstre du jet de sa lampe.

Derrière, ses deux compagnons l’imitèrent. Mais l’Oranais au moment de doubler la bestiole, craignant qu’elle ne lui saute sur le dos, rabattit sa main libre dans un geste foudroyant. Cueilli de plein fouet, le gros gaspard roula le long du mur de briques dans un piaillement aigu qui glaça le sang aux hommes.

Après avoir bifurqué à gauche, Steve remonta la 5e Avenue, d’après les plans. Et il ne pouvait se tromper car la nuit de l’inspection, lui et l’Oranais avaient tracé des points de repère qu’ils n’avaient plus qu’à suivre.

Enfin ils débouchèrent sous la plaque de sortie de la 5e Avenue. Tous trois se redressèrent, soufflèrent un peu. Leur marche incommode, leur charge, et leurs vêtements, les avaient mis en nage. Et dire qu’au-dessus de leurs têtes, à plus de 6 mètres, c’était l’air libre. Oui, mais…

Déjà Steve se recourbait et s’enfonçait dans les égouts de gauche, ceux de la 47e Rue.

Et ils reprirent leur avance, étouffant sous le masque, glissant dans les excréments, le dos brûlant ou glacé, apercevant de plus en plus de rats logés dans des trous. Mais de ceux-ci, ils ne s’en occupaient plus. Il fallait agir vite. Et quand Bob fit un bond en arrière et se cogna la tête dans le plafond bas et mouillé, l’Oranais crut qu’il était devenu cinglé. Et c’est bien ce que le mécanicien avait cru devenir en sentant le long de sa botte un glissement rapide et en repérant un alligator d’une trentaine de centimètres.

L'Oranais le distingua à son tour et serra les dents. Ainsi c’était vrai cette histoire disant que des gens balançaient par leurs W.C. les petits crocodiles qu’ils achetaient dans Broadway. On racontait même que les maudits bestiaux allaient grandir dans l’Hudson ou l’East River et atteignaient parfois deux mètres.

Sous son masque l’Oranais jura.

— Bon Dieu ! Faut avoir les tripes bien accrochées. Quand je pense qu’on aurait pu descendre par la plaque située juste au pied du 38 et éviter toute cette saloperie.

Mais dans le fond il savait que Steve avait eu raison de leur faire faire tout ce chemin. Car en cas de coup dur les flics bloqueraient automatiquement la 5e et la 6e Avenue bouchant ainsi la 47e Rue, où se trouvait le SAFE.

Mais eux, pendant ce temps, pourraient revenir par les égouts récupérer la Dodge dans la 46e Rue, et se tirer des pattes. Car avant que les pieds-plats découvrent que le casse avait lieu en partant des égouts…

Les oreilles leur tintaient et ils respiraient mal lorsqu’ils purent se redresser 33 mètres plus loin. Mais ils ne traînèrent pas. Il leur restait encore sept mètres et… Ils se renfoncèrent de nouveau sous ces bon Dieu de voûtes basses et peu après ils débouchaient sous la sortie d’égout du 38 car la plaque à ras du trottoir commandait bien des égouts et non des connexions téléphoniques, comme le croyait le père de Bob.

Les trois hommes posèrent le matériel à terre et ôtèrent leur masque. Ici l’eau était moins empuantie que d’où ils venaient. Ce qui ne signifiait pas qu’ils pouvaient se croire aux sports d’hiver ! Surtout que de leurs lourdes bottes, grimpait un de ces fumets… Mais baste, en essayant de se dominer… Et ils avaient au moins un peu de terrain sec. Oh ! à peine un couloir de quelques mètres, où ils pouvaient bouger à deux de front ! Sans plus.

Sans perdre de temps, Bob déboucla le sac d’outils, et enfonça deux gros clous dans le ciment. Steve accrocha une lampe puissante à l’un d’eux qui, aussitôt, éclaira la surface lisse de bas où ils devaient opérer. À l’autre, l’Oranais suspendit le sac aux vivres. Puis il déroula des tuyaux de caoutchouc, munis d’un manomètre et d’un bec à acétylène. Bob s’en empara ensuite et les brancha sur les deux bouteilles. Steve s’agenouilla, commença à passer la poêle à frire sur la surface lisse.

— Heureusement qu’on n’a pas attaqué par le transfo, comme tu le voulais, déclara Jean Baez, en déployant l’antenne du talkie-walkie. On aurait eu bonne mine.

Steve ne se retourna pas, pris qu’il était par son boulot.

— C’est juste, soupira-t-il. Mais je pouvais pas savoir que c’était ici l’endroit le plus proche du SAFE. Comme je pouvais pas savoir qu’il y avait des égouts dans cette rue.

— Même mon père l’ignorait, renchérit Bob, s’agenouillant à son tour.

Il avait allumé le bec, et une flamme bleutée dansait devant lui. À la craie, Steve finissait de tracer les lignes derrière lesquelles se trouvait l’armature de fer du béton, que lui avait détectée la poêle à frire. Bob abaissa sur ses yeux de grosses lunettes à souder, et Steve lui laissa la place. Bob commença à chauffer le ciment. Il employait le même procédé dont avaient usé les entrepreneurs chargés de démolir le mur de l’Atlantique. Procédé découvert à l’époque, justement dans le but d’accélérer ce gigantesque travail de destruction. La combinaison de propane et d’oxygène donnait un maximum de rendement thermique. Elle livrait une course contre la montre.

Bob promenait la flamme sur les lignes de craie, chauffant le ciment, mais visant à travers lui l’armature métallique. Et sous la terrible chaleur, les tiges de fer fondaient et le béton, n’étant plus maintenu, s’écroulait. C’était la meilleure et la plus rapide façon d’en venir à bout. La plus silencieuse aussi. Ce qui était primordial. La première plaque tomba, se détachant comme du beurre, exhibant les nervures du bâti de fer. Bob alluma une cigarette au bec d’acétylène, et poursuivit son travail. Dans son dos, l’Oranais empoigna le talkie-walkie qui laissait entendre un grésillement. Il écouta, puis dit :

— Oui, tout va bien, Sam. On a attaqué. Et toi ? Et le vieux ?

Il se recula pour mieux entendre, ajouta :

— Ah ! bon, il est déjà au-dessus de nous ? Ça va, je vais attendre son signe. À tout de suite, je retourne là-bas.

Il reposa l’appareil, et se mit à grimper en s’aidant des crampons de fer. Il n’eut pas à aller jusqu’en haut. Trois petits coups de talon venaient de résonner sur la plaque de fonte, faisant savoir que le vieux était là, et que tout allait bien. Donc c’était que ni bruit, ni lueurs ne parvenaient jusqu’au trottoir. Il est vrai qu’ils étaient à près de 7 mètres de profondeur… Au-dessus, le pas du vieux s’éloigna. L’Oranais redescendit.

— Je retourne chercher des bouteilles, dit-il, en remettant son masque.

Et alors qu’une autre plaque cimentée s’écroulait, il s’enfonça sous la voûte, précédé de l’éclat de sa lampe.

* * *

Mains enfoncées dans ses poches de manteau, le père de Mike remonta jusqu’à la 5e Avenue. Parvenu là il prit à droite et, peu après, il redescendait la 46e Rue. La pluie lui cinglait la face, coulait dans son cou, pourtant protégé par un foulard, mais il ne se sentait pas mal. Et il n’avait plus peur non plus. Ces gamins rapides, décidés, le rassuraient. Et il ne voulait pas s’interroger sur ce qu’il faisait là ! Il était trop tard. Le moment était venu de prendre ses responsabilités. Sans quitter le trottoir, il stoppa au pied de la Dodge, d’où une voix lui parvint.

— Tout va bien ?

— Oui, fit le vieux, sans se baisser, tranquillisé par la rue déserte. On n’entend absolument rien.

— Eh bien, vous pouvez grimper à l’arrière, conseilla la voix qui provenait de dessous la voiture.

Restez pas sous la flotte. Toutes les heures l’un de nous ira faire un tour vers le 38.

Le vieux allait monter quand la voix le stoppa.

— Non, continuez, on vient.

Le vieux repartit aussitôt et au-delà des bagnoles en stationnement il aperçut les phares d’une voiture qui s’amenait au pas. C’était une Oldsmobile bleue, celle de Holmès d’après ce qu’on lui avait raconté. Et comme il était 1 h 24 c’était sûrement les « privés ».

Ils avaient dû passer par la 47e, et revenaient par la 46e, leur ronde terminée. Probablement qu’ils regagnaient leur proche quartier général jusqu’à la ronde suivante. Ses occupants jetèrent un coup d’œil sur lui, mais ils avaient dû tourner la tête par habitude car ils ne devaient pas distinguer grand-chose, avec toute cette grisaille pluvieuse…

En voyant l’auto progresser le petit Sam se baissa calmement. S’il le faisait c’était plutôt par réflexe car il ne risquait pas d’être découvert. Il était debout dans la descente d’égout, les pieds calés sur le deuxième crampon, les mains sur le rebord de la chaussée. À son épaule pendait un talkie-walkie. En levant la tête, il pouvait deviner à travers l’ouverture du plancher le toit de la Dodge. Une odeur de cambouis chatouillait ses narines, et parfois, d’en dessous, lui parvenaient des relents d’égout.

En dépit de son sang-froid, il eut un choc en voyant les roues de l’Oldsmobile arriver à la hauteur de son regard et freiner dans une gerbe d’eau… Une portière s’ouvrit et claqua, dominant de son bruit le pas du vieux qui s’éloignait calmement.

Une voix enrouée tomba jusqu’au petit Sam.

— J’en ai pour une minute. Le temps de téléphoner à ma bourgeoise… elle avait tellement de fièvre ce soir…

Le petit Sam retint son souffle. Le ventre appuyé contre la paroi de l’égout, ses mains, dans le Burberry, allèrent chercher les P38.

Des souliers à semelles épaisses lui passèrent près du nez. Il eut l’impression, mais il devait se tromper, d’avoir senti le cuir mouillé. Puis les souliers s’éloignèrent de quelques mètres et il les vit se lever, disparaître dans une cabine téléphonique située sur l’autre trottoir.

Le petit Sam ne bougea plus. Son œil pâle ne quittait pas la cabine, enfin ce qu’il pouvait en voir.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis le bas de la cabine se rouvrit, les souliers réapparurent. La voix enrouée troubla le silence de la rue.

— Elle dit qu’elle a une grippe carabinée et que je fasse attention de pas en récolter une aussi.

L’homme rit, d’un rire gras et lourd, ajouta :

— Par ce temps-là, c’est comme si c’était fait.

Les souliers revinrent sur le petit Sam, et de nouveau il eut l’impression de sentir le cuir mouillé. Le bruit d’une portière qu’on ouvre troubla le silence. Un soulier se leva, disparaissant de la vue du petit Sam. Puis la voix jeta après un long reniflement :

— Je trouve que ça sent drôle par ici. Jo. Pas toi ? On dirait que les égouts débordent. Pourtant il n’a pas tellement plu !

— Tu dois te gourer, répliqua une autre voix. Moi je sens rien. Allez, monte.

— On ferait peut-être bien de jeter un coup d’œil, s’entêta l’homme à la voix enrouée en ramenant son pied sur le sol. Surtout que j’ai l’idée que ça vient de tout près. Si on trouve quelque chose on affranchira le service des égouts. Je te dis que ça vient de là.

Les souliers changèrent de face, et au lieu des talons présentèrent leurs pointes. L’homme s’était retourné et commençait à se baisser, car Sam voyait ses jambes qui se pliaient en avant. Vite il prit une légère inspiration pour garder le contrôle de ses nerfs, et rapide, dégaina de la gauche ; il tirait indifféremment des deux mains.

— Mais laisse tomber ! s’emporta la deuxième voix. T'es dingue de t’occuper de ça ! On a autre chose à foutre, bon dieu ! Allez viens, quoi. Et puis moi je sens rien, je te dis !

— Bon, bon capitula à regret le possesseur des souliers. Je remonte, mais gueule pas comme ça ! Et je t’assure que ça sentait la merde.

Les pieds s’écartèrent de la Dodge, et s’élevèrent pendant que l’autre voix déclarait :

— Merde ou pas, qu’est-ce que tu veux que ça nous foute ? Allons plutôt nous jeter une bonne bière derrière le col !

La portière claqua, et les roues dans un chuintement s’éloignèrent de la vue du petit Sam. Il soupira doucement, lâcha l’air qu’il avait gardé dans ses poumons, et relogea le P38 dans le Burberry. Sa main gauche tremblait légèrement.

* * *

Jean Baez, après s’être fait raconter l’histoire par Sam, s’en revenait vers l’équipe. Courbé en avant, il essayait d’avancer vite en dépit de la bouteille de propane qu’il portait et des sacs vides qui lui ceignaient les reins. Il arrivait non loin du centre de la 47e Rue, là où il allait pouvoir se redresser et souffler un peu, lorsqu’un rat, affolé par sa venue, sauta dans un de ces trous laissés par des briques tombées. Sans ralentir, l’Oranais dirigea sur lui le faisceau de sa lampe frontale pour l’aveugler. Mais il n’eut pas le temps de passer ; le gaspard venait de lui sauter à la face. Heureusement qu’il avait son masque, sans quoi…

À travers le mica, il voyait les petits yeux du monstre, ronds, noirs, luisants de méchanceté, et ses dents aiguës, rageuses, prêtes à mordre. Vif, il cala la bouteille debout dans la fange, et de sa main gantée il empoigna le monstre. Mâchoires serrées, pour ne pas gueuler, pour ne pas devenir fou, il crocheta dans le corps musclé, visqueux et froid. Il était temps car le petit fumier commençait à lacérer de ses griffes la toile du masque cherchant à mordre, à déchiqueter.

Rapide l’Oranais lui bloqua le cou sous ses oreilles pointues et serra, serra. De toute sa fureur. Ça craqua de partout. Un piaillement lugubre glissa sous les voûtes humides et, déchaîné, l’Oranais abaissa le corps devant lui, et l’écartela dans une crise de folie. Puis après l’avoir achevé en l’écrasant contre le mur, il resta, deux, trois minutes, le dos courbé, une main en appui sur la bouteille fichée debout dans la merde. Enfin il reprit son chemin.

Peu après il émergea de la voûte, mais ne s’arrêta pas. Il se renfonça pour faire les sept mètres qui menaient au bord du 38. Quand il y parvint, il posa la bouteille près des autres, dénoua les sacs qu’il jeta derrière Steve, ôta son masque. La sueur avait tracé des rigoles sur sa peau bronzée. Il respira un bon coup et, devant le fil qui pendait le long des crampons, son sourire lui revint. C’était un micro autonome, marchant sur pile, aux écouteurs branchés sur contrôle d’enregistrement, que Steve avait fixé là-haut, sous la plaque qui les séparait de la rue. Ce Steve… Il avait de ces idées ! Mais avec ces écouteurs le moindre des bruits éclatant autour du 38 les alerterait.

Les autres n’avaient pas dormi pendant son absence. Bob avait fini de découper le ciment sur une vaste surface. Et aidé de Steve, il s’activait au déblaiement de terre et de graviers qui les conduirait à l’enveloppe de béton armé protégeant le SAFE. La question d’une petite heure[22] ! Et encore. L’Oranais ne leur parla pas du rat, ni de l’incident des types de chez Holmès. Les parlotes inutiles seraient pour plus tard. Il alla au sac de toile suspendu au clou, en tira un sandwich, commença à y mordre.

Bob, qui avait ôté sa canadienne et l’avait jetée sur le dernier crampon, se retourna sur lui, une pelle à manche court au poing.

— Donne-moi une bière, tu veux ?

— Et tu videras les sacs de gravats, enchaîna Steve qui en emplissait un autre. Sinon on va plus pouvoir bouger.

Jean Baez pécha une boîte de bière dans le sac de toile, la perça d’un couteau et la tendit à Bob. Goulûment, celui-ci y porta ses lèvres poussiéreuses. Puis il la passa à Steve qui refusa.

— Pas maintenant.

L’Oranais récupéra la boîte, la vida, et par hasard son œil découvrit sur le sol, à moitié enfoui, un mince morceau de papier gris, roulé en boule. Il comprit. Steve n’avait envie de rien. Sa dop l’aidait à tenir le choc. Il rejeta la boîte dans le sac de gravats, empoigna celui-ci, l’emporta sous la voûte de 7 mètres. Puis il ramena le sac vide, le jeta près de Steve qui en emplissait un autre. De Bob on ne voyait plus que les reins et la semelle des bottes. À quatre pattes, enfoncé dans le trou, il ressemblait à un fox-terrier déblayant devant lui. Et du temps s’écoula. Et ils ne cessèrent pas. Chacun relayant l’autre, ils creusaient, emportaient les gravats, étayaient le trou qui à présent devaient donner sous le trottoir du 38. Ils ralentissaient juste à chaque claquement de doigt de Steve qui leur indiquait ainsi que, là-haut, une ronde allait passer. Et par le micro ils entendaient effectivement rouler les voitures, et se représentaient sans mal les flics explorant la rue. Puis, l’alerte évanouie, ils reprenaient aussitôt. La sueur les inondait, leur gorge les brûlait, mais ils fonçaient, excités à mesure qu’ils approchaient du SAFE.

Soudain un bruit clair et prolongé résonna dans l’égout ; la pelle de Bob venait de cogner dans l’enveloppe de béton. Reculant à quatre pattes, le mécano se retourna, présentant sa face terreuse.

— On y est.

Steve se fouilla, sortit le plan du père de Mike.

— Faudra bifurquer un peu sur la droite, dit-il. Là où le béton est moins épais à cause du roc. On doit atterrir juste sous l’angle gauche du SAFE.

Ses prunelles de camé étincelaient. Il ajouta :

— À nous de jouer, les gars.

Bob s’était levé et s’étirait. À ses côtés, l’Oranais s’ébrouait.

— Faut que je retourne chercher des bouteilles, dit-il.

Steve opina.

— Oui, paume pas de temps, on va en avoir besoin.

L’Oranais le rassura d’un signe, et, attrapant son masque il se glissa sous la cavité qui soufflait son haleine putride. Bob ralluma le chalumeau. Steve disparut dans le trou avec sa poêle à frire et son bâton de craie. Quand il ressortit, Bob abaissa ses lunettes de protection et le remplaça. Il recommença à chauffer sur les lignes de craie, et à faire tomber devant son nez des plaques de béton. Puis il rabaissait un peu la flamme, se reculait, laissait Steve dégager et redétecter les tiges métalliques. Et alternant leurs mouvements, se complétant, ils poursuivirent la brèche, tandis que, dans la fange jusqu’aux genoux, l’Oranais ahanait sous le poids d’une bouteille.

* * *

Au-dehors la pluie avait enfin cessé, mais le ciel restait bouché. Le petit Sam qui avait laissé le vieux dans la Dodge et était venu rôder autour du 38 se décida à repartir ; il était 3 h 27 et les flics n’allaient pas tarder. Avant de s’en aller, il donna du talon trois coups brefs sur la plaque d’égout pour rassurer ceux d’en bas. Puis il remonta vers la 5e Avenue. Il n’y était pas parvenu que des rires, venant de la 6e Avenue, roulèrent dans la rue calme.

Le petit Sam se retourna. Au loin, il distinguait deux silhouettes qui s’engageaient dans la 47e Rue. Peut-être des musiciens d’une boîte quelconque qui rentraient ? Mais pas à jeun, d’après leurs rires. Sam allait tourner dans la 5e Avenue quand un aboiement enragé le cloua sur le trottoir. Il se retourna de nouveau. Devant les rieurs, un homme et une femme, d’après ce qu’il voyait maintenant, une silhouette beaucoup plus tassée était arrêtée devant le 38.

— Bon Dieu jura Sam. Un cabot. Et il paraît gueuler après la plaque d’égout. Est-ce que le con aurait reniflé quelque chose ?

Il hésita, fit brusquement demi-tour. Plus il avançait, plus il distinguait mieux le chien, un cocker, qui s’excitait devant la plaque d’égout, et au-delà de lui, ses maîtres qui s’amenaient en chantant.

— Les maudits cons et le maudit cabot, pesta le petit Sam. Pourvu qu’ils le rappellent.

Mais le couple ne prêtait pas attention au chien. Ils chantaient de plus belle. Faux. Et dans un duo à faire évanouir un professeur de bel canto.

Au même instant, un clignotant rouge, comme projeté de la 5e Avenue, rayonna dans la nuit. La décision de Sam fut rapide. Voyant que le couple laissait le clebs s’époumoner après la plaque d’égout et continuait sa route, il fila vers le 38. Il croisa le couple qui l’ignora et en deux bonds arriva sur le chien. Déjà là-bas le clignotant grossissait. Promptement Sam, après un regard par-dessus son épaule, décrocha au cabot un coup de soulier de volée. Il avait mis le paquet, car le chien s’enfuit en hurlant. Mais celui-ci voyant l’homme qui l’avait frappé courir vers ses maîtres, le poursuivit, en cherchant à mordre.

— Attachez votre chien ! cria Sam au couple. Voyez pas qu’il veut me mordre !

Ahuri, le couple le fixa.

— Vous dites ? fit l’homme. Guam mordre ? Mais il n’y a pas plus doux que lui.

— Possible, grogna Sam, en surveillant le chien qui, apercevant son ennemi arrêté, n’osait plus approcher. Mais attachez-le tout de même.

La femme agita une laisse.

— Aux pieds, Guam. Aux pieds.

Le chien recula en grondant, et la femme l’attacha.

— Excusez-nous, monsieur, dit-elle. On ne sait pas ce qui lui a pris à crier comme ça !

— On aurait dit qu’il avait reçu un coup, remarqua l’homme.

— C’est surtout moi qui ai eu peur, déclara Sam, l’œil braqué sur les flics qui arrivaient. Et vous excusez pas, madame. Bonsoir.

Et après avoir porté un doigt à sa casquette de montagne il remonta la rue, offrant aux pieds-plats de la Plymouth un profil noyé dans le col du Burberry.

En bas, au fond du trou, Steve reposa les écouteurs dans un énorme soupir de soulagement. Il attendit un peu, puis de la tête, fit signe à Bob qu’il pouvait poursuivre.

* * *

L’Oranais amenait l’avant-dernière bouteille. Il la cala contre les autres, ôta son masque, grimaça. Il avait beau être coriace, cela faisait la huitième fois qu’il s’appuyait ce footing sous les voûtes puantes. Ça commençait à compter. Se renversant en arrière, il écarta les bras, pour détendre ses muscles. Puis il alla vider sous la cavité deux sacs pleins de gravats qui l’attendaient. Au retour, il s’agenouilla derrière Steve dont n’apparaissaient plus que les semelles.

— Ça gaze ? lança-t-il au milieu du sifflement berceur et monotone de la flamme à acétylène.

Steve tourna le cou, et comme il ne pouvait bouger beaucoup plus, il posa sa joue sur la cuisse de Bob qui à plat ventre travaillait le béton armé.

— Oui, fit-il. Dans quelques minutes, on va être sur la plaque sensible. Après on aura encore un quart d’heure de béton à tout casser. Puis ce sera le SAFE.

Il jeta un regard sur sa montre.

— Il n’est pas encore 4 heures. À 5 on sera dedans et à 6, on aura enlevé le morceau.

Ses yeux luisaient et sa face souillée de poussière, de ciment et de terre, reflétait l’orgueil.

— Le plus beau coup de tous les temps.

Il grimaça un sourire, se heurta le front du doigt.

— … sorti de ce cerveau-là.

L'Oranais lui tapota amicalement les jarrets, que protégeaient les bottes, blagua :

— Ces savants tout de même !

Et pointant son index ganté sur le trou où disparaissait Bob :

— Eux non plus sont pas si nature que ça. Car c’est plutôt marlou leur histoire de plaque sensible !

Steve eut une moue méprisante.

— Tu parles. Tout le monde sait que dans chaque enveloppe de béton qui entoure une chambre-forte, les constructeurs y fourrent des plaques et des fils qui déclenchent l’alarme aussitôt qu’on les frôle.

Il ricana.

— Ce procédé est enfantin et n’a plus rien de secret. Et il est inutile quand, comme nous, tu neutralises les signaux d’alarme. Alors tu vois qu’ils sont pas si futés que tu le dis !

Le plouf d’un carré de béton qui se détachait le ramena à Bob.

— Je repars chercher la dernière bouteille, lui lança l’Oranais. Après je finirai de déblayer.

— Fais vinaigre, lui renvoya Steve sans se retourner. On va avoir besoin de toi et de cette bouteille. Surtout là-haut car il y a des coffrets qu’on va être obligés de découper au chalumeau. Et peut-être qu’on va manquer d’oxygène. En tout cas, magne-toi, et affranchis le petit Sam qu’il se tienne prêt à foutre le camp à partir de 6 heures.

Jean Baez lui retapota les bottes pour le rassurer et se redressa. Puis décrochant son masque qu’il avait suspendu près du talkie-walkie, il se renfonça une fois de plus sous la voûte puante.

* * *

Louis Coppolano but une large rasade de café et reboucha le thermos. Et il murmura, penché par l’ouverture découpée dans le plancher de la Dodge :

— Il serait peut-être temps que j’aille faire un tour là-bas ? Qu’en pensez-vous ?

Le petit Sam qui avait repris son poste en haut de l’égout, talkie-walkie à l’épaule, releva le front.

— Entendu. La prochaine fois, ce sera à moi.

Le vieux passa par la petite porte ménagée à l’avant de la cloison, et ouvrant une portière il sauta dans la rue.

Sam, de dessous la Dodge, le suivit dans sa marche vers la 5e Avenue. Puis il ne le vit plus. Il s’engonça dans son Burberry et, œil à ras de la chaussée, il balaya les environs. Il guettait, mais sa pensée était au Madison Square Garden où le lendemain des patineurs devaient s’exhiber dans un numéro comique. Il ne raterait pas ça. Et il y emmènerait M’man. Elle aussi aimait rire. Mais il sortit aussitôt de son rêve en percevant sous lui l’arrivée de l’Oranais.

Il descendit quelques crampons, se pencha sur le noir car à chaque fois qu’il débouchait là, Jean Baez éteignait sa lampe.

— Ça va ? souffla-t-il.

En deux bonds l’Oranais arriva sous lui ; son masque se balançait à son cou.

— Tout est O. K., dit-il dans un murmure. Dans deux plombes tout sera fini. Steve demande que tu fasses un peu chauffer le moteur vers les 6 heures.

— Je le ferai, rassura le petit Sam. Vous bilez pas, le vieux et moi, on sera prêts.

— Où il est ? s’informa l’Oranais. Il roupille ?

— Non, il est parti faire une virée vers le 38.

Dans l’ombre, les dents de l’Oranais étincelèrent.

— Ce pauvre vieux ! On lui en fait faire des trucs.

— Pour 200 000 thunes mon père à son âge aurait becté un flic tout cru, lâcha le petit Sam qui ne l’avait pas connu. Et sans sel ni poivre encore.

Jean Baez gloussa.

— J’avoue que moi aussi. Et j’aurais même bouffé l’uniforme avec.

Soudain il se tut et blêmit. Son sourire se décrocha, ses sourcils se froncèrent, son sang se figea.

Venant de loin, comme assourdi, un bruit commençait à enfler dans la nuit. Puis brutalement le ululement d’une sirène s’amplifia, s’amplifia, déchirant l’air de ses notes aiguës, dramatiques, qui râpaient les nerfs, donnaient envie de gueuler pour éviter au cerveau de craquer.

— Bon Dieu ! sacra l’Oranais. Bon Dieu de bon Dieu !

— Mais… lâcha le petit Sam. On dirait…

Infernale, dominant tout, la sirène continuait de crever le calme des rues, dans son appel menaçant.

— Bon Dieu ! jura encore l’Oranais, se laissant glisser en bas des crampons.

— Où tu vas ? lui lança le petit Sam. Reviens !

Mais l’Oranais s’était rué sous la voûte, tout en remettant son masque et en allumant sa lampe frontale. Vivement Sam manœuvra le talkie-walkie.

— Allô ? lança-t-il ? Allo Steve ? Allô ? Allô ?

Rien ne lui répondit. Les autres devaient foncer pour les rejoindre. Laissant choir l’appareil, il s’éleva, se glissa par l’ouverture et, vif et agile, il gagna le volant et il mit le contact. Puis, prêt à tout, étonnant de sang-froid, tandis que les sirènes gueulaient à la mort, il plaça un P38 sur la banquette à la portée de sa main.

En bas, l’Oranais n’avait pas été bien loin. Il venait de se cogner dans Bob qui essoufflé, sans masque, les yeux lui jaillissant de la tête, lui bafouilla :

— … la plaque sensible… la plaque sensible…

Tout ce qu’il pouvait dire, le mécano. Jean Baez crocheta dans son chandail.

— Et Steve ?

La main tremblante de Bob indiqua les profondeurs empuantées.

— Vient de tomber… là-bas… à quelques mètres…

D’une bourrade l’Oranais le relança vers la sortie.

— File, je te rejoins.

Et, sans se soucier ni des rats ni de la puanteur qui pénétrait par son masque mal mis, ni de la fatigue, il se rua en soulevant des tas d’excréments.

Quinze mètres plus loin, il tomba sur Steve : groggy, assis à même la boue immonde, la tête penchée, respirant mal. Lui non plus n’avait pas de masque. Non loin de là, de son trou, un rat énorme l’épiait méchamment.

— Steve ! cria Jean Baez. Remets-toi, bon Dieu !

Mais son équipier ne rouvrit pas les yeux. Il respirait et c’était tout. L’odeur, l’émotion, la fatigue, avaient eu raison de lui. L’Oranais ne perdit pas son temps. Il l’empoigna par sa canadienne et dans un ruissellement de fange, il le logea sous son bras, comme il l’aurait fait d’un paquet, d’une bouteille d’oxygène. Et donnant tout ce qu’il avait dans le ventre, il refonça vers la sortie de la 46e Rue.

Quand il émergea de la voûte, le bruit de sirènes qui semblait s’engouffrer avec plus de violence dans l’étroit réduit s’abattit sur eux. Mais Steve ne réagit pas.

L’Oranais le colla contre la paroi, aspira une longue goulée d’air après avoir balancé son masque et le gifla. Trois fois. Sauvagement. Trois aller et retour. À la vitesse d’une mitrailleuse.

— Réveille-toi, fumier ! cria-t-il. Réveille-toi salaud !

Sous les coups, Steve eut un sursaut brusque. Il ouvrit les yeux, soupira. L’Oranais le regifla de nouveau. Aussi vite. Aussi fort. Aussi vachement. Au-dessus les sirènes déchiraient toujours l’air de leur hurlement affolant.

— Mon Dieu… gémit Steve, revenant complètement à lui.

— Grimpe ! lui gueula l’Oranais. Fissa, bon Dieu !

Et le soulevant, il le catapulta vers les premiers crampons de l’échelle. Deux secondes après ils débouchaient à l’intérieur de la Dodge. Au volant le petit Sam n’avait pas bronché. Il attendait, coriace et fidèle en dépit des sirènes qui semblaient maintenant jaillir de partout. Laissant Steve s’écrouler au côté de Bob qui ne récupérait pas, l’Oranais plongea vers la porte de séparation.

— Ça y est, Sam ! Ils sont là. Et le vieux ?

Sam, tout en embrayant, tourna vers lui ses yeux sans expression.

— Pas revenu. On peut plus attendre. T’entends les poulets ?

— Mais le vieux ! cria l’Oranais. Le vieux !

Sam ne répondit pas. Il venait de dégager, et suivant un taxi, il virait à droite dans la 5e Avenue, alors que les sirènes des voitures de flics mélangeaient leurs hurlements à celles du 38 de la 47e Rue.

* * *

Le déclenchement de l’alerte avait surpris le père de Mike devant le 38. Il resta quelques instants comme paralysé. Il ne comprenait pas. Puis quand il réalisa, il remonta rapidement vers la 5e Avenue pour aller retrouver la Dodge. Mais comme il allait y parvenir, des clignotants rouges trouèrent la nuit, et, au lieu de descendre la rue, les poulets se mirent en travers dans un hurlement de freins et de sirènes. Vite le père de Mike se confondant avec l’obscurité fit demi-tour, cherchant à gagner la 6e Avenue. Les tympans crevés par le rugissement des sirènes, la frousse au ventre, il se mit à courir. Alors qu’il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres de la 6e Avenue, des sirènes qui semblaient déchirer la nuit dans le lointain se rapprochèrent brusquement. Rasant les murs pour que ceux de la 5e Avenue ne voient pas qu’il fuyait, le vieux donna ce qu’il pouvait. Encore quelques pas et il était sauvé. Mais les sirènes ululèrent lugubrement, très près, très près et il fut forcer de s’arrêter en retenant un cri de rage ; dans une giclée d’eau et un brutal crissement de frein, une Plymouth venait de lui barrer le chemin. Et d’autres voitures suivirent à la seconde, des phares se braquèrent dans la rue, et des deux côtés les flics s’ébranlèrent arme au poing.

Une torche arriva en pleine face de Louis Coppolano qui par réflexe avait sauté dans un coin d’ombre. Des mains le palpèrent, des questions crépitèrent.

— Qui êtes-vous ?

— Qu’est-ce que vous foutez là ?

— D’où venez-vous ?

— Votre nom ?

— Votre adresse ?

— Longtemps que vous êtes ici ?

— Mais… Mais… fit faiblement le vieux, essayant de retrouver son souffle et dont les mains commençaient à se chercher.

— Ça suffit, embarquez-le ! trancha une voix. On verra plus tard. Nous autres continuons.

Des mains s’abattirent sur le vieux. Il voulut se débattre. Une matraque lui faucha les reins, une voix conseilla :

— Du calme.

Et ils l’entraînèrent vers les voitures, où une foule jaillie d’on ne savait où s’amassait.

Lorsqu’ils le poussèrent dans une bagnole le vieux risqua de s’étaler, car ses mains ne pouvaient lui servir d’appui, il les frottait l’une contre l’autre, à croire qu’il se les lavait.

* * *

Depuis que la Dodge avait quitté la 46e Rue, tous la bouclaient, sauf Bob qui se lamentait.

— … Mais comment que ça se fait… comment que ça se fait…

Sam stoppa au coin de Lexington Avenue et de la 45e Rue, là où il avait été ranger la Chevrolet. Tous descendirent, et grimpèrent dans cette dernière, abandonnant la Dodge et ce qu’il restait d’outillage ainsi que leurs bottes et les pantalons souillés.

— Ramenons Bob d’abord, jeta Steve à Jean Baez qui avait repris le volant. Puis ensuite Sam. Tous rendez-vous ce soir chez lui.

L’Oranais démarra, Steve poursuivit :

— Pour l’instant vaut mieux se séparer. À quoi bon se creuser le cigare pour savoir ce qui est arrivé.

L’Oranais lança dans le rétro à Bob, toujours prostré, assis à l’arrière à côté de Sam :

— Tes tuyaux ont crevé, mon pote. Ou ton père t’a charrié. C’était pas le bon trou où t’es descendu déconnecter les fils d’alarme… C’était un autre.

— Mais si, je t’assure, soupira Bob qui s’étreignait les mains. Seulement je pige pas. Il a dû se passer quelque chose.

— Ça, pour s’être passé quelque chose, il s’est passé quelque chose, grinça Steve. Mais ça sert à rien de pleurnicher.

L'Oranais le lorgna du coin de l’œil. Pas d’erreur, ce Steve avait de l’estomac. Et si dans l’égout il avait flanché, c’était physique. Car moralement, il était en acier. Quant au petit Sam… Il l’admirait. C’est qu’il fallait en avoir pour rester à son volant, alors que les sirènes des pieds-plats s’approchaient en hurlant. Steve et lui étaient deux vrais durs. Deux ricains coriaces et gonflés. Deux lascars un peu givrés sur les bords comme l’Oranais les aimait. Bob, lui, ce n’était pas le même tabac. Mais dans l’égout, il avait abattu du bon boulot. Et s’il calait à présent, c’était la réaction des nerfs. Autrement dit, pas de sa faute. Tout le monde ne peut pas les avoir en acier.

La Chevrolet filait dans la ville endormie, en direction de la 24e Rue où vivaient les parents de Bob. Les rues étaient désertes. Parfois une silhouette de flic apparaissait à l’angle d’un block, un couple traversait une avenue luisante de pluie, un taxi débouchait d’un croisement, mais c’était rare.

Le silence s’était abattu dans l’auto et tous songeaient au coup manqué, lorsque, soudain, Steve se manifesta.

— Jean, tu peux plus rentrer chez toi cette nuit.

— Ah ! non ? s’étonna ce dernier. Et pourquoi ça ?

— À cause du vieux. Probable qu’il est emballé à l’heure qu’il est.

— Et alors ?

— Et alors, n’oublie pas qu’il connaît ton adresse.

L’Oranais ralentit, en voyant au loin des feux se mettre à l’orange.

— Et puis après ?

— Eh bien, s’il est entre les pattes des flics, il va s’allonger sur toi, Ça va pas faire un pli.

— Non, répliqua Jean Baez, freinant devant le feu passé au rouge. Le vieux s’affalera pas. J’en suis sûr. Et puis rien ne dit qu’il est cravaté. Et même s’il l’est, rien ne prouve qu’il était dans le coup du casse. C’est pas écrit sur son dos.

Steve allongea ses jambes sous le tablier et le mouvement libéra une odeur qui s’était imprégnée en lui.

— Quelle puanteur ! dit-il, en abaissant la glace de son côté. Pour en revenir au vieux, c’est juste une mesure de précaution que je te propose. Tu ne dois pas rentrer chez toi avant d’être fixé. Si tu veux venir coucher à la maison… quoique ce soit plutôt minable… À moins que chez Sam…

Élevant le ton :

— Qu’est-ce que t’en penses, Sam ?

— Y a un lit pour lui, répondit le petit Sam qui, adossé à la banquette, ne perdait pas un centimètre de sa courte taille.

Les feux revinrent au vert. Jean Baez relança la Chevrolet.

— C’est d’accord, dit-il. Merci Sam. Mais je crois que pour le vieux, vous vous gourez.

— Possible, déclara Steve. Mais tu dois pas prendre de risque. T’es pas seul. Personne doit faire courir de risque aux autres. On s’était bien mis d’accord là-dessus avant.

Il avait parlé un peu trop sèchement au goût de l’Oranais qui le chercha du regard.

— T’as l’air de supposer que si le vieux me balançait que moi aussi je m’allongerais sur vous tous. C’est ça ?

Steve ne détourna pas les yeux.

— Crois ce que tu veux. Mais moi je crois qu’en une chose : si quelqu’un parle, il y a quelques années de Sing-Sing au bout du parcours.

— O.K. sourit l’Oranais au bout d’un moment. Dans le fond t’as pas tort. On doit être méfiants. J’irai ronfler chez le petit Sam en attendant de savoir.

Et comme il virait dans la 24e Rue :

— Te voilà chez toi, Bob !

Ce dernier ne broncha pas. Il restait tête dans les mains, coudes sur les genoux, totalement abattu. Sam le cogna au flanc, alors que la voiture stoppait non loin d’une plaque d’où s’élevait une colonne de vapeur.

— T’es rendu, Bob.

Le jeune mécano se secoua.

— Mais comment que c’est arrivé ? murmura-t-il, toujours plongé dans son problème. Comment ?

— Va donc te pager, grommela Steve en descendant pour lui laisser le passage. Qu’est-ce que ça peut nous foutre comment que c’est arrivé ? Ce qui compte c’est que c’est arrivé et non le pourquoi.

Allez, descends.

Bob obéit. Comme il mettait pied à terre, il frissonna, saisi par l’humidité de l’air. Et soudain, il s’affola en se passant les mains sur son chandail.

— Et ma canadienne ? Ma canadienne ?

— Quoi, ta canadienne ? fit Steve. Eh bien, y a longtemps que j’ai remarqué que tu l’avais plus. Et alors ? Tu l’as oubliée là-bas ? En voilà une perte ! Il n’y avait pas de marque après, puisqu’on les a toutes enlevées ! Alors calme-toi. Et va te coucher.

— Mais c’est pas pour ça ! gémit Bob, s’étreignant nerveusement les mains. C’est pour la canadienne ! C’est que j’avais mes papiers dedans… mon permis de conduire… mon…

Steve sentit son sang se glacer.

— Quoi ? Tu veux dire ?…

Il l’attrapa à la gorge. Bob aurait pu se dégager d’une pichenette, mais il ne sut que balbutier ;

— Oui… J’avais mon permis dans ma poche… vu que j’avais pas de veston… et que le porte-cartes me gênait dans mon froc…

— Bougre de connard ! s’emporta Steve en serrant plus fort. Bougre de sale connard ! Tu vas nous faire baiser.

Jean Baez, qui avait jailli de la bagnole, lui happa les poignets.

— Laisse, Steve. À quoi bon t’emballer ? Ça n’arrangera plus rien.

Steve rabaissa les bras, scruta Bob d’un œil dur, laissa tomber.

— Fous le camp.

— Mais qu’est-ce que je vais devenir ? supplia le mécano. Les flics vont trouver mon permis et venir m’arrêter. Je peux pas rentrer chez moi.

— Mais où veux-tu aller ? gronda Steve. Pas chez moi en tout cas. T’es une menace maintenant.

L’Oranais désigna l’arrière de la Chevrolet.

— Peut-être que Sam, lui, voudrait bien…

Steve, qui ne quittait pas Bob du regard, et dont une ride barrait le front, sembla hésiter avant de lui conseiller :

— Bon, on va essayer de te trouver une planque. Mais on est pas rupin. Alors si t’as des fringues et du pognon chez toi, file les chercher. T’en auras besoin.

— Et les flics ? s’affola Bob, de nouveau. Ils peuvent rappliquer pendant que je serai là-haut !

Steve haussa les épaules.

— Pas avant une heure au moins. Laisse-leur le temps de penser aux égouts. Pour l’instant, je parie qu’ils fouillent tout le 38. Allez, va. Tu risques rien.

Un peu de chaleur parut renaître dans le regard de Bob.

— Bon, bon, j’y cours, dit-il vivement. Je vais faire attention de réveiller personne.

Il fit demi-tour, traversa la rue, se dirigea rapidement vers la fumée qui sortait du sol. Il n’en était plus très loin, lorsqu’il revint aussi vite sur ses pas.

— Vous m’attendez, hein, les gars ? supplia-t-il. Vous vous barrerez pas, hein ?

— Mais non, le rassura Steve. Magne-toi. Tu perds du temps.

Soulagé Bob repartit de nouveau. Aussitôt Steve jeta d’une voix subitement décidée :

— Sain !

Ce dernier sauta à bas de l’auto. Il devait vite comprendre, car un P38 étincelait dans sa petite main grassouillette.

— Mais vous êtes dingues ! voulut s’interposer l’Oranais. Vous n’allez pas…

Le canon d’un flingue le cogna au creux de la hanche. Steve avait agi vite et Jean Baez ne s’était pas méfié. Steve précisa :

— C’est lui ou nous. On pourra pas le planquer tout le temps. Un jour ou l’autre il se fera emballer et se mettra à table. Avec lui c’est sûr.

Et comme l’Oranais bougeait, il enfonça encore plus le canon de son calibre dans les côtes de son équipier.

— Te mêle pas de ça. Si t’es trop con, laisse-nous faire.

— Sam !

Sans bruit, le petit homme s’élança sur les traces de Bob qui atteignit le nuage de vapeur.

— Pas dans le dos au moins ! implora l’Oranais. C’est dégueulasse !

— O.K. fit Steve, qui cria aussitôt : Bob !

Le nom résonna dans la rue déserte et sombre. Le jeune mécano se retourna juste comme Sam levait son bras court. Trois éclairs orangés rayèrent l’obscurité. Trois détonations explosèrent dans le silence. Frappé en pleine poitrine, Bob tournoya sur lui-même, poussa un léger cri, et se cassa en deux avant de s’écrouler au milieu de la colonne de vapeur. À part ses pieds qui dépassaient, tout le reste de son corps paraissait déjà appartenir au néant.

Pendant que les autres remontaient vivement en voiture, Sam courut et se perdit un instant dans la vapeur. Une quatrième détonation roula le long des maisons de la 24e Rue. Puis le petit tueur émergea de la vapeur et en courant revint vers la Chevrolet dont l’Oranais commençait à lancer le moteur.

* * *

Le ciel se dégageait au-dessus des buildings, et l’aube n’allait pas tarder à chasser la nuit.

Un taxi jaune à toit rouge stoppa aux pieds de deux lanternes vertes : la station de police de la 47e Rue, située entre la 8e et la 9e Avenue. Après avoir jeté un billet au chauffeur, Tom O’Bannion en jaillit et s’engouffra dans le quart, en se heurtant à un photographe de presse qui en sortait. Les poulets de service qui se curaient les ongles, derrière leur barrière, levèrent les yeux sur lui. Tom alla à eux. Il était en trench-coat, nu-tête, les cheveux en broussailles, pas rasé, et du bas de son pantalon dépassait le tissu bleu d’un pyjama.

— Bonsoir, lança-t-il, en abordant ses collègues en uniforme. Je viens pour Louis Coppolano.

D’un geste dénotant l’habitude, il ouvrit d’une main un porte-cartes, le présenta au chef de poste qui put lire : « TOM O’BANNION » CUSTOMS AGENT US. TREASURY DEPARTEMENT ».

Aussitôt le chef des archers hocha sa bouille rougeaude d’irlandais porté sur le bourbon.

— O.K., fit-il. Il est là-haut.

Tom remercia et se hâta vers le fond, où s’ouvrait un couloir. Il passa devant le corps de garde où des pieds-plats se préparaient à la relève de 6 heures. Tous avaient le torse moulé dans des pull-overs disparates, mais tous retrouveraient une ressemblance quand ils endosseraient leurs épaisses vestes de drap bleu. Tous avaient la gueule mâle et des muscles sous leur chandail de civil. À leur ceinturon-cartouchière étaient accrochées de puissantes torches électriques, et des étuis d’où émergeaient les crosses des 38 réglementaires.

Sur un banc, près d’un calorifère, un clochard, un Noir, en écrasait en se grattant sous les bras. Il se marrait dans son sommeil. Peut-être qu’il rêvait qu’il se trouvait à l’Aldorf dans un plumard à oreiller de dentelle !

Tom prit l’escalier après le poste, monta au premier, s’immobilisa au seuil de la salle des détectives. Ils étaient deux, face à face, séparés par leurs dossiers, leurs téléphones, leurs machines à écrire, leurs nécessaires de bureau. L’ensemble donnait une impression de lassitude. Les hommes semblaient aussi fatigués que les peintures et aussi tendres que la grille encastrée entre deux murs, derrière laquelle un Porto-Ricain cuvait sa marijuana en tripotant le devant de sa chemise ensanglantée.

La pièce surchauffée avait obligé les deux flics à ôter leur veston, aussi leurs calibres à canon court apparaissaient-ils logés dans les étuis fixés à leur ceinture de pantalon.

Assis devant eux, le père de Mike tournait le dos à l’entrée. Ni lui, ni les autres n’avaient aperçu Tom.

— Ça fait cent fois que je vous répète la même chose, disait le vieux d’une voix qui ne cherchait même plus à convaincre. Je pouvais pas dormir et j’ai décidé d’aller traîner dans Broadway. Ça m’arrive parfois. À mon âge on dort mal. Quand vos collègues m’ont trouvé, je rentrais chez moi.

— Drôle d’idée de passer par la 47e Rue pour rentrer chez vous qui demeurez au bas de la ville, ironisa un poulet, un chauve aux joues grises.

Louis Coppolano haussa les épaules.

— Que voulez-vous que je vous dise ! J’aime parfois marcher au hasard dans les rues. C’est mon droit. Et cette nuit j’avais décidé de prendre le métro de la 47e Rue. C’est aussi mon droit.

— Sûr, fit le deuxième détective, un brun à l’air triste. De toute façon, nous ne demandons qu’à vous croire. Une fois qu’on aura confirmation que vous êtes bien le père de Mike Coppolano, vous pourrez partir.

Tom se décida à intervenir. Il entra sans frapper.

— Il l’est, dit-il. Je suis le collègue de Mike en mission à l’étranger pour l’instant. Bonsoir, les gars, ajouta-t-il, en leur présentant son porte-cartes.

Puis tourné vers le vieux, il lui sourit, d’un sourire chaud, amical.

— Qu’est-ce qui vous arrive, m’sieur Coppolano ? Au téléphone on m’a raconté qu’on vous avait coincé dans un barrage à la suite d’un casse ?

Sa voix était aussi amicale que son sourire. C’est qu’il aimait bien le vieux, car il connaissait toute l’histoire de Mike.

— C’est exact, expliqua le chauve, faisant signe à Tom qu’il pouvait ranger son porte-cartes. C’est le seul type que nous ayons trouvé sur le tas, quelques instants après le déclenchement de l’alerte.

— Et où c’était ce casse ? s’intéressa Tom.

— Dans le block des diamantaires, renseigna l’autre flic en bâillant.

— Pas de chance, m’sieur Coppolano ! s’esclaffa Tom. Mais aussi, quelle idée de vous balader dans ce coin-là à cette heure !

— C’est bien ce qui nous a également étonnés, renchérit le chauve en se levant. C’est pourquoi on l’a un peu secoué au début. Mais enfin, je pense qu’il nous excusera.

Il contempla le vieux, ajouta à son intention !

— Puisque vous êtes le père de l’un de nous, vous êtes comme qui dirait de la partie. Aussi vous devez nous comprendre.

Louis inclina sa tête argentée, aux traits burinés par le manque de sommeil.

— Je vous comprends et je vous en veux pas. Mais si c’est possible, je voudrais bien rentrer maintenant. Faut qu’à 9 heures je sois à mon boulot.

— Bien sûr, approuva le brun triste, se levant à son tour. On va juste vous demander de signer votre déposition.

Tirant sur une feuille coincée dans sa machine, il la posa devant le vieux, lui tendit son stylo.

— Tenez, si vous voulez signer là…

Son index montrait l’endroit. Louis s’exécuta avant de quitter sa chaise.

— À présent je peux m’en aller ?

— Oui, oui fit le chauve. Et encore une fois nos excuses.

Le vieux amorça un geste pour s’éloigner, lorsque l’autre le retint par le bras.

— Vraiment vous ne connaissez pas ce Robert Litchie ? Ni cette canadienne ?

Il désignait une canadienne et un portefeuille ouvert jeté sur le coin de son bureau.

— Je vous l’ai déjà dit, soupira Louis Coppolano. Pourquoi voudriez-vous que je connaisse ce garçon ?

— Qu’est-ce que c’est donc ? s’informa Tom, montrant à son tour les objets en question.

— Une canadienne et un permis de conduire oubliés sur les lieux du casse, expliqua le brun triste.

— On les a ramassés dans un égout, enchaîna son collègue. On vient juste de nous les apporter.

— Oh ! mais vous les tenez alors ! s’excita Tom repris par la passion du métier. C’est du gâteau.

— On y compte, répliqua le brun triste. Une équipe vient de foncer à l’adresse du gars.

— Et quand on le tiendra, on sera pas loin de cravater les autres, renchérit son collègue, qui ajouta en tendant la main au vieux :

— Heureux d’avoir fait votre connaissance, monsieur Coppolano. Et encore une fois toutes nos excuses.

L’autre flic allongea la main à son tour.

— Je vous raccompagne, monsieur Coppolano. Venez, voulez-vous.

Et, suivi de Tom, il entraîna le vieux vers la sortie, sous l’œil morne du Porto-Ricain qui s’était mis à sucer le pan de sa chemise ensanglantée.

Загрузка...