XIX

Louis et Steve s’étaient séparés peu après leur départ de chez M’man. Col du pardessus relevé, feutre sur les yeux, le vieux qui avait décidé d’aller dîner chez César avançait sous la neige qui tombait toujours. Marcher du Bowery à Spring Street lui ferait du bien. Et au moins sa solitude lui permettrait de songer à l’Oranais, et à tout cet argent qu’à présent il possédait. D’ici demain il serait à la tête de 400 000 dois. De quoi rêver. Enfin il allait pouvoir offrir à Mike et à Connie cette fameuse maison de campagne ! Pour justifier tout ce pognon, il trouverait bien. Il raconterait une fantastique histoire de gain aux courses, ou encore aux Nombres. Aux Nombres ? À cette idée, il se rappela Johnny Vaccario et sa dette. Il allait la lui rembourser, oui. Et avant longtemps encore. Il n’attendrait pas le 30. Demain matin au plus tard… Ce fumier de Johnny. Le fumier.

Apercevant une boutique, il y entra pour acheter des havanes, se cogna dans un couple qui en sortait.

— C’est pas toi qui serais capable de réussir une affaire pareille ! lançait la femme avec aigreur.

— Mais je ne suis pas un bandit ! se rebella l’homme. Tu en as de bonnes, toi. Tu me vois attaquer un SAFE arme au poing ?

Le vieux n’entendit pas ce que répondait la femme car ils s’éloignaient. Il sourit en s’emparant de la boîte de havanes. Mais son sourire s’effaça, lorsqu’il en alluma un, car dans la flamme de l’allumette venait d’apparaître le visage de l’Oranais.

* * *

Steve descendit du taxi en bas de chez lui.

La crasse et la misère de la 112e Rue s’étaient comme volatilisées sous le matelas de neige qui recouvrait le tout.

Ici aussi les Cafards préparaient Noël. Malgré le froid, la rue était animée par un va-et-vient joyeux, et des éclats de rire fusaient, nombreux sous les mauvaises lumières.

Steve grimpa lentement les marches. Son cœur lui cognait. De joie. Enfin, il la tenait la fortune. C’est lui qui avait eu raison. Et tout ce qu’il avait prédit arriverait : le roman édité, le pardon des collègues journalistes, la gloire, les voyages, le bonheur pour Margaret. Sa Margaret. À présent il allait pouvoir la gâter, se faire tout pardonner. Sa Margaret. Elle ne le traiterait plus de raté maintenant ! Un reflet d’orgueil éclaira ses traits tourmentés quand il glissa la clef dans la serrure. Il entra sans bruit et sourit de voir la pièce dans le noir. Margaret s’était endormie ; il distinguait le lit dans la pénombre et les formes de sa femme sous les draps. Il referma doucement, allongea la main vers le commutateur, puis se retint. Son sourire s’accusa. Il avait une meilleure idée. Tout en se fouillant il avança lentement vers le lit. Parvenu tout près, il sortit les mains de ses poches et commença à laisser choir d’un geste tendre des coupures de 10, 50, 100 et 1000 dollars, sur la forme étendue.

— Je t’avais promis de te couvrir d’or, ma chérie, murmura-t-il d’une voix sourde. Maintenant tu me croiras.

Ses mains repartirent vers ses poches et d’autres billets s’éparpillèrent sur le lit.

Dans un rire muet, Steve poursuivit son cadeau. Ses mains disparaissaient dans le manteau où le bouton manquait et revenaient au-dessus de Margaret, dans un geste d’amour et de générosité. Puis il les laissa se poser doucement sur le corps enfoui, dit tendrement en la secouant un peu :

— Chérie, réveille-toi. Et regarde. Je t’ai couverte d’or. J’ai tenu mon serment.

Et tâtonnant vers la vieille lampe de chevet a la soie déchirée, il donna la lumière, cria joyeusement :

— Chérie ! Joyeux Noël !

Sur le lit rien ne bougea. Nul souffle, nul geste. Rien. Margaret était étendue sur le dos, ses cheveux blonds épars sur l’oreiller et son bras gauche pendait jusqu’au sol à la carpette usée. Et le mol abandon de ce bras nu bloqua la joie dans la poitrine de Steve. Il essaya de lancer à travers sa gorge obstruée :

— Margaret !

Mais sa jeune femme ne pouvait rien lui répondre. Elle ne se plaindrait plus jamais. Elle avait sauté la barrière. Sur la table de nuit était posé un verre contenant encore un peu d’eau. Et sur la carpette, non loin de la main aux longs doigts qui ne remueraient plus, avait roulé un tube de véronal.

Il était vide.

— Margaret, supplia encore Steve dans un gémissement.

Il toucha le bras nu et glacé et à son tour sa chair se glaça. Il gémit plus fort, comme une bête qui se traîne :

— Pourquoi as-tu fait ça, dis ? Pourquoi ? Dis ? J’avais réussi… Dis ?

Puis lentement il se recula du lit que recouvraient les billets et il alla s’adosser à la table supportant la machine à écrire dont il n’avait jamais rien pu sortir de bon.

Il resta ainsi longtemps, l’œil braqué sur celle qu’il avait si mal aimée.

Enfin il soupira et, lentement, souleva son pied droit. Sous le revers du pantalon ses doigts soudain impatients trouvèrent la cache aux sachets de dop. Il en ramena deux, les prisa, songeant machinalement. « Demain faudra que j’avertisse le Grec qu’il m’en apporte d’autres. »

Il attendit que la drogue fasse son effet, puis après un long regard sur la forme étendue, ne voyant même pas les billets qui la recouvraient, il éteignit et sortit, ridicule sous son petit feutre tyrolien.

— Joyeux Noël, monsieur, lui lança le chauffeur de taxi dans lequel il monta.

— Joyeux Noël, renvoya Steve dont les joues étaient sillonnées de larmes. Au Métropole s’il vous plaît.

Et il se rencogna dans le fond de la voiture pour ne pas montrer qu’il chialait.

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