XIII

Louis Coppolano était en bras de chemise, et ses cheveux lui retombaient sur le front. Il avançait à quatre pattes, avec Louise sur le dos. La gosse se servait des bretelles de son grand-père en guise de rênes. Et elle riait ! Et entre deux éclats de rire elle criait, lui talonnant les flancs avec conviction.

— J’suis Ben-Hur, hein pépère ? J’suis Ben-Hur. Vite. Plus vite.

Docile, riant aussi, le vieux accélérait, passant entre les meubles, franchissant les portes, risquant à chaque instant de tout casser.

De la cuisine où elle préparait le souper, Connie lui lançait ;

— Ne lui cédez pas tout, papa ! Elle vous fait tourner en bourrique ! Vous me la perdez, voyons…

Puis quelques secondes après, d’un ton furieux :

— Louise ! Arrête, ou je ma fâche.

Mais la gosse n’écoutait pas. Le vieux non plus. Riant et pouffant, continuant à déplacer de l’air, ils avalaient de la poussière, cognaient dans les meubles, rayaient les parquets.

Soudain le téléphone grelotta. Connie se précipita. Est-ce que Mike ? Mais pourtant non, il lui disait dans sa dernière lettre, datée d’Italie, qu’il en avait encore pour une quinzaine. Il est vrai que, dans son métier, on ne pouvait savoir. Peut-être qu’il venait de débarquer à l’aéroport. Elle décrocha, anxieuse, espérant quand même. Mais c’était hélas une voix inconnue qui réclamait Louis Coppolano. Elle soupira, cria, pour dominer le bruit infernal que faisait Louise.

— Papa ! Au téléphone !

Le vieux s’arrêta pile, étonné. Qui pouvait savoir qu’il était chez son fils ? Il voulut se débarrasser de sa petite fille, mais elle se cramponna en hurlant. Lui cédant il la porta jusqu’au téléphone, où il se rendit à quatre pattes. Connie voulut la lui enlever, il l’arrêta.

— Laisse, elle ne me dérange pas.

Et dans l’appareil, posé sur une table basse :

— Allô ? Qui me réclame ?

Aussitôt il blêmit. Il venait de reconnaître la voix rauque, râpeuse qui l’avait déjà menacé, et qui lui jetait :

— Alors, monsieur a oublié que c’était aujourd’hui le 5 ? Qu’est-ce que tu crois donc, ordure ? Qu’on va passer la main ? Est-ce que tu nous prends pour des cons, ou quoi ?

— Mais… mais non, fit Louis qui ne sentait même pas que la gamine lui tirait les cheveux. J’allais avertir pour m’excuser.

— Ah ! oui, ironisa la voix. Sans blague. Et quand allais-tu le faire ? Il est près de 8 plombes, et t’as pas encore bougé. Est-ce que tu t’imagines que tu vas nous charrier longtemps, toi, ordure ?

— Mais, mais non… balbutia le vieux. Je vous assure…

— Ta gueule ! l’arrêta la voix. On va s’occuper de toi. Tu sais ? Comme l’autre fois.

— Mais, attendez que je vous explique ! cria Louis dans l’ébonite.

Il ne put rien expliquer. À l’autre bout, on venait brutalement de raccrocher.

— Allez, pépère, s’époumona Louise lui tiraillant les cheveux de plus belle. On recommence, dis ! Allez, hue dada. Hue. Allez, pépère !

Et se redressant, s’agrippant à ses bretelles, elle se remit à lui talonner les flancs.

— Non, ma chérie, dit-il, non. C’est fini.

Comme elle ne voulait rien savoir, il parvint à l’attraper, répéta :

— Non, ma jolie. C’est fini pour ce soir. Faut être sage. Il est temps d’aller souper, puis au dodo.

Elle trépigna.

— Pas dodo ! J’veux encore faire Ben-Hur ! J’veux enco-faire Ben-Hur ! J'veux…

Un glapissement aigu grimpa soudainement à l’assaut du plafond ; sa mère venait de la soulever et l’emportait dans la chambre en menaçant :

— Si tu embêtes encore pépère, je te mets au lit sans souper. Avec une bonne fessée, par-dessus le marché. Tu as compris ?

Au pied du téléphone, Louis hésita longuement, puis dans un grand soupir, il décrocha, composa le numéro de Johnny Vaccario.

* * *

Ce fut Johnny lui-même qui vint ouvrir à son ancien copain des rues de Brownsville.

— Eh bien ! lança-t-il, je vois que t’es de parole, ça me fait plaisir.

Il referma, précéda Louis dans le luxueux salon-bar. Derrière, le père de Mike grommela :

— Arrête de te foutre de moi. Tu sais bien que j’ai pas le pognon. Comme tu sais qu’un de tes gars vient de me menacer.

Johnny se retourna lentement. Son œil marron clair à l’éclat inquiétant scruta son ancien copain.

— T’as pas le pognon ? Et tu crois que ça va s’arranger comme ça ?

Quoique calme la voix était aussi menaçante que le regard.

Louis secoua la tête.

— Je sais bien que ça peut pas s’arranger. À moins que tu m’accordes un autre délai. C’est pourquoi je suis ici.

La réponse lui arriva à la seconde.

— Pas question. T’as déjà eu ton délai.

Le père de Mike serra les poings et les agita devant lui.

— Mais comprends-moi. Je demande qu’à vous payer. Je vais pouvoir le faire. Mais pas maintenant, pas avant le 30. Mais le 30, c’est sûr.

— Qui me le prouve ?

Louis agita frénétiquement ses poings.

— Ma parole. Je peux te donner que ça comme preuve. Mais vous serez payés le 30, au plus tard. Dernier délai. Je te le jure.

— Tu m’as déjà chanté ça l’autre fois.

Louis Coppolano agita ses poings avec encore plus de frénésie. Il voulait convaincre à tout prix.

— Mais ce coup-ci c’est certain. Ça peut pas louper, Johnny. Je te paierai le 30. Ma parole.

Ce dernier le fixa cruellement.

— Qu’est-ce qui peut pas louper ? À t’entendre, on croirait presque que t’es sur une affaire extraordinaire !

Et dans un ricanement méprisant :

— On croirait presque que t’es de taille à faire remonter une fortune.

Son ricanement s’accentua.

— On croirait presque que c’était toi qu’as essayé de faire péter le SAFE de la 47e Rue.

Il cessa de ricaner, mais sa voix se fit cinglante.

— C’est ce que j’ai dit à Frankie, quand on a lu sur les journaux que t’avais été emballé. Si tu savais comme il s’est marré quand je lui ai dit qu’après tout t’étais peut-être dans le coup ! Il m’a répondu que ça ne risquait pas, que t’étais bien trop froussard, que t’en avais pas assez dans le ventre.

Lentement, le père de Mike rabaissa ses poings. Mais il ne les ouvrit pas. Au contraire. Sous l’insulte, il les crispait à s’en faire entrer les ongles dans les paumes. Il murmura, la gorge nouée par une violence ravalée :

— Depuis tout môme, et tu le sais, j’ai eu une autre conception de la vie que vous autres. J’ai voulu être honnête. Même si je me suis gouré, ça veut pas dire que je suis plus lâche que toi et Frankie. Et ça aussi tu le sais.

Il avança d’un pas. Son regard où brûlait une rage de meurtre poignarda celui de Johnny.

— J’ai fait une connerie, et c’est à moi de l’avaler. Mais c’est tout. Ça te permet pas de m’insulter. Jamais un Sicilien n’a permis qu’on lui parle sur ce ton. Jamais. Ça fait la deuxième fois que tu t’offres ça, Johnny. T’entends ?

Il empoigna les revers du veston de ce dernier, gronda, une mousse blanchâtre aux lèvres.

— T’entends, Johnny ? Dis ?

Celui-ci se dégagea lentement. Son regard ne cilla pas, mais les traits perdirent un peu de leur dureté. Il fixa son ancien copain en silence, avant de lâcher brusquement :

— Je prends sur moi de te donner jusqu’au 30. D’ici là on te foutra la paix. Mais après… si t’as pas casqué… je pourrai plus rien pour toi.

Et désignant la porte qui menait à l’entrée :

— Tu connais le chemin ? Alors dégage. Louis Coppolano remit ses lunettes fumées pour dissimuler ses yeux toujours cernés d’un bleu noirâtre, et gagna la sortie. Avant de la franchir, il jeta sans se retourner :

— Je préférerais crever que de manquer ton rendez-vous du 30. J’y serai.

Et il sortit, se tenant plus droit qu’à son arrivée.

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