IV

La femme de Johnny Vaccario referma sur Louis et le débarrassa de son imper.

— Johnny vous attend au bar, dit-elle.

Elle était brune, très belle, avait le type italien, dégageait un parfum qui troublait et semblait revenue de tout. Pendant qu’elle disparaissait par une autre porte, Louis pénétra dans un salon luxueux, dont un angle reproduisait un bar de style anglais.

Des boiseries recouvraient les murs et sur elles se reflétait l’éclat des bouteilles et des verres taillés. À ces murs étaient suspendus des tableaux représentant des pur-sang célèbres. Une table basse en fer forgé, cernée par des fauteuils et un canapé de cuir, occupait un angle. Un poste de télé et des meubles rares, un autre. Et par endroits de coûteux tapis mettaient des couleurs chaudes sur le parquet luisant, entretenu.

Des nuages de fumée rôdaient au plafond. Et l’air sentait le whisky.

Johnny était assis derrière le comptoir d’acajou sombre où traînaient des verres vides et des cendriers pleins. Il releva le front à l’apparition de Louis, exhibant un visage sévère que trouait la petite vérole. Ses yeux, d’un marron clair, fixaient de façon gênante. Il lâcha des enveloppes et des liasses de dollars, constata :

— T’es le dernier, Luigi. Et un peu à la bourre. Les autres sont tous passés. Je n’attendais plus que toi pour vérifier les comptes et les porter.

Il rit sans gaieté, ajouta :

— Durant un moment, j’ai cru que tu nous avais fait jongler et que t’étais barré avec la caisse.

Louis se sentit pâlir pendant que Johnny enchaînait :

— Enfin tout est bien puisque te voilà. Rien à signaler ?

Louis ravala sa salive. Il voulait gagner du temps.

— Si, le deux, Hans le Norvégien n’est pas venu. Quant au quatre, le jeune truand…

Johnny le stoppa vivement. Sa voix marquait le doute.

— Il n’est pas venu non plus ?

— Si, mais il se fait trop remarquer. À votre place…

Johnny refusa le conseil d’un geste sec.

— Pour lui c’est pas grave. Et si quelque chose cloche c’est à toi de lui filer des rencards dans des coins où vous risquez pas d’attirer l’attention. Et puis n’y touche pas. C’est le jeune frangin d’un des grands manitous. Quant à ce Hans ?

Il se mordilla les lèvres avant de jeter brusquement.

— D’après toi il nous aurait fait jongler ?

Le père de Mike eut un haussement d’épaules.

— Il n’est pas venu. Tout ce que je peux dire… Après tout, peut-être qu’il s’est fait cravater !

— On le saurait déjà, précisa Johnny. N’oublie pas qu’on a des antennes partout. Et puis dans notre job, y a que ceux qui ramassent les paris à la base qui se font emballer. Les autres rarement. Quant à ce qui lui est arrivé, je serai fixé ce soir. Et si jamais…

Un éclair vite éteint jaillit de ses yeux. Il ajouta tendant la main :

— Passe-moi toujours tes enveloppes. Il va être temps que je me barre les porter.

Louis se racla la gorge.

— Eh bien… c’est-à-dire…

Il se tut. La face grêlée de Johnny se durcit insensiblement.

— Eh bien ?

Le regard de Louis chercha le parquet.

— Eh bien… heu… Faut que je t’avoue…

Johnny contourna le comptoir. Il vint se poster devant celui qu’il avait également connu à l’époque des rues et de la pouillerie de Brownsville. À l’époque où Frankie, Luigi et lui-même étaient trois doigts de la main. Il se contenta de poser sur Louis ses yeux marron clair, ses yeux qui ne cillaient jamais et donnaient froid au ventre.

Mal à l’aise, Louis prit sa respiration, puis lâcha d’un coup.

— Eh bien voilà, j’ai été aux courses tantôt et…

Il s’arrêta brusquement. Ça ne voulait pas sortir.

C’était dur à avouer. Surtout sous cet implacable regard.

Le responsable du district avait compris mais il ne faisait rien pour aider son ancien copain.

Non. Il se contentait de le fixer avec ses yeux marron clair. De le fixer, sans plus. Mais pour Louis c’était pis que des insultes, que des coups. Ce regard qu’il n’osait affronter le brûlait. Il en sentait la chaleur mortelle sur sa peau. Il éleva les mains, respira de nouveau. Fortement. Avant de se décider.

— Faut me comprendre Johnny. J’ai pas pu résister. Toi qui n’es pas joueur, tu peux pas comprendre. Mais c’est comme ça. On croit qu’on va se refaire, on s’emballe, on s’excite puis…

Johnny demeura de glace. Seule, sous sa chaussure, une lame de parquet avait craqué. Louis reprit, essayant de convaincre.

— J’ai fait une connerie, je le sais. Mais je rembourserai. En deux ans je rembourserai tout. C’est juré. Tu sais que je le peux. Je gagne assez aux Nombres pour pouvoir le faire.

— Combien ?

La question était venue, brutale. Louis sortit son carnet, le consulta.

— 7093 dollars… Heu… non. Il m’en reste 293 et 75 cents. J’ai pas tout flambé.

Il se fouilla encore, sortit une enveloppe gonflée. Johnny tendit la main sans un mot. Il prit l’argent, l’envoya rejoindre les liasses et les enveloppes du comptoir, lâcha d’une voix dure :

— Et alors ?

Louis Coppolano écarta les bras.

— Eh bien, je te l’ai dit, je vais rembourser. Vous avez ma parole. Tu sais bien que je la trahirai pas.

Impitoyables, les yeux marron clair le fixèrent :

— Qu’est-ce que tu veux que ça nous foute ta parole. Quant à rembourser, tu auras du mal. Tu bosses plus pour nous.

Louis Coppolano se sentit mollir. Il leva des mains qui tremblaient, suppliaient presque.

— Mais enfin, Johnny ! On est des vieux copains, toi et moi ! Avertis les manitous, dis-leur que je suis désolé et que je rembourserai !…

Le pouce de Johnny indiqua la porte.

— Barre-toi.

Dans la gorge de Louis, les mots se bousculèrent.

— Mais enfin, Johnny ! Laisse-moi avertir Frankie… Tiens, si tu veux, je vais lui emprunter le pognon et vous rembourser tout de suite. O. K. ?

La face grêlée demeura inexpressive.

— S’il veut te les avancer, ça le regarde. Mais même lui pourra plus t’imposer maintenant. Même s’il était le grand boss, et ça personne le sait, il pourra plus t’imposer. On n’a pas le droit d’encaisser ça. Car un mec qui s’est dérobé une fois, se dérobera encore. C’est clair ?

Louis s’approcha à toucher son vieux copain d’enfance.

— Et si tu leur disais rien ? Si tu me l’avançais, toi, ce pognon ? Hein ? Je sais que c’est une grosse somme, mais je te rembourserai. Tu sais que tu seras remboursé. Leur dis rien, va, Johnny. Fais-moi cet avantage, va.

Ce dernier ne broncha pas. Ses yeux ne cillaient même pas. Ils restaient braqués sur Louis, dans une fixité gênante. Ils ne semblaient même pas le voir.

— Dis, Johnny, supplia Louis. Fais-moi cet avantage, en souvenir de notre passé. Dis ? Fais-le… Je sais que tu peux me rendre ce grand service. Dis, Johnny.

Johnny bougea la tête une fraction de seconde. Son regard sembla perdre un peu de son acuité.

— Oui, je le peux. Quoique 7000 dois soient de l’oseille, je pourrais te les avancer à la rigueur. Mais je veux pas. Je veux pas couvrir ta saloperie.

Son regard retrouva son implacable fixité.

— Depuis tout môme, t’avais décidé de faire ta vie avec les caves. Et c’est ce que t’as fait jusqu’à ce que Frankie t’envoie parmi nous. Il a eu tort. Il aurait dû se gourer que tu te conduirais en ordure.

Son pouce désigna de nouveau la porte.

— Barre-toi.

Louis avait blêmi sous l’insulte. Il serra les dents et les poings, eut un geste comme pour réagir, mais se retint dans un long soupir, un soupir qui faisait mal. Puis lentement il marcha vers la porte.

Johnny Vaccario alla décrocher le téléphone.

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