Le soleil donnait à fond sur les grandes baies vitrées du building où logeaient les services municipaux de New York. L’été indien semblait vouloir durer. Peut-être qu’il tiendrait jusqu’à la Noël. Ensuite évidemment… neige, froid, glace, et tout le toutim. Mais pour l’instant il faisait chaud et c’était autant de pris sur l’hiver qui s’approchait.
Dans la vaste salle d’études où s’alignaient les unes derrière les autres de grandes tables à dessin, les hommes étaient en bras de chemise. Louis Coppolano jeta un regard sur sa montre. Midi bientôt. Il était temps de quitter. Laissant le plan qu’il étudiait il abandonna sa planche pour aller boire un gobelet d’eau glacée. Puis, rabaissant ses manches de chemise, il revint enfiler son veston.
— Alors, Louis, qu’est-ce que tu fais tantôt ? Aux courses ?
Le père de Mike se retourna sur Martin, l’homme qui occupait la table derrière lui.
— Peut-être. Je sais pas encore. Mais j’ai bien envie de profiter du soleil puisqu’on a repos cet après-midi. Et toi ?
— Oh ! moi !
Martin décocha un clin d’œil lourd de sous-entendus.
— Elle est jeune ? s’enquit Louis qui avait compris.
Son camarade fit la moue.
— Heu… dans les trente printemps.
— Un printemps new yorkais, alors ! ironisa Louis, faisant allusion au climat de la grande cité qui ne connaît pas de période intermédiaire entre l’hiver et l’été.
— Tu serais peut-être content de te réchauffer avec ! renvoya l’autre, furieux.
Louis Coppolano sourit, amical.
— Te fâche pas. J’ai pas voulu te vexer. Allez, à demain.
Il hésita à décrocher son imperméable, puis s’y décida. On ne pouvait savoir… À New York le temps est aussi changeant qu’un caractère de femme. Après un au revoir général, il quitta la salle et prit l’ascenseur. Deux minutes plus tard il débouchait dans la rue. L’air était léger et tendre, et le soleil intense faisait miroiter les taxis aux couleurs vives et étinceler comme des diamants les façades de verre des buildings.
Louis s’éloigna de son lieu de travail et contourna le block[9]. Il marchait de son pas tranquille, son imper sur le bras, le pouce accroché à la poche gauche de son gilet. Dire qu’il ressemblait à Edward G. Robinson était assez vrai. Un peu plus grand que le célèbre acteur peut-être, mais le reste collait assez au portrait.
Après avoir contourné le block, il stoppa un taxi et se fit mener chez lui. Il demeurait dans le bas-Manhattan au-dessous de Greenwich Village, sur Thomson Street ou l’élément italien dominait.
Là, les rues sentaient l’ail, le chianti, le poisson et l’olive. Tout rappelait le vieux pays : les plasticcerias, les épiceries richement fournies, les cafés expressos, les mamas aux seins lourds, les belles mômes à la fière démarche, les mâles élégants à l’allure de truands, les rires et les jurons, et, bien sûr, les discours enflammés que renforçait le jeu rapide des mains.
Louis descendit devant son hôtel, non loin du My Gentlemen Bar que fréquentaient les jeunes gangsters du cru. Au lieu de monter à sa chambre, il poussa la porte du bureau et salua la grosse matrone qui s’y tenait :
— Bonjour Marial. Personne n’est venu ?
Elle leva le nez du chandail qu’elle tricotait ;
— Non, Louis. Vous allez chez César ?
— Oui. Si on me réclame, je suis là-bas.
Et il ressortit, la laissant à ses aiguilles.
Dehors il prit à gauche, descendit Thomson Street et bifurqua sur Spring Street où il s’arrêta au 402. Il descendit les marches qui menaient chez César, ouvrit la porte du fameux petit restaurant installé au sous-sol.
À son entrée, une bouffée d’épices, de vins lourds, de palourdes, de riz, de pâtes et de sauce tomate lui sauta au visage.
— Hum, fit-il vers César qui se décarcassait derrière son comptoir où luisait la verrerie. Ça sent l'ossobuco ici.
— On t’en a mis de côté, rassura le patron, petit, court, rubicond. T’en veux ?
— Et comment ! répliqua le père de Mike, en suspendant son imper. Personne pour moi ?
Il regardait vers le fond, là où une cloison de bois à hauteur d’homme formait une sorte de box, qu’on devinait. Le doigt bagué de César s’y pointa.
— Si. Et on attendra que tu fasses signe pour te servir.
Louis approuva de la main, et d’un pas d’habitué il gagna l’allée étroite de la salle, parmi la rumeur des conversations, la plupart échangées en italien. Peu après il parvenait dans le box.
— … lut Jack, dit-il à l’homme assis devant un apéritif et que la cloison dissimulait aux regards de la salle. Longtemps que vous êtes là ?
— J’arrive, expliqua l’homme dont une légère balafre déparait la joue gauche.
Louis prit place, repoussa son couvert déjà mis sur la nappe aux carreaux rouges et blancs, éleva des yeux interrogateurs. Aussi sec l’autre tendit une enveloppe, sur laquelle était inscrit le chiffre 1, et dans un coin 1020,50. Louis l’ouvrit et sortit des liasses, une pièce de 50 cents et une feuille remplie de chiffres placés devant des initiales. Après un coup d’œil rapide sur la feuille il compta les liasses, la plupart en petites coupures.
— O. K., dit-il enfin.
Il remit l’argent dans l’enveloppe qu’il empocha. Puis il en exhiba une autre ainsi qu’un carnet. Après avoir marqué 1020,50 en face du № 1, sur le carnet, il présenta son crayon.
— Si vous voulez signer…
L’homme à la balafre s’exécuta. Louis récupéra son carnet, le plaça près de l’assiette, ouvrit l’autre enveloppe. Il en extirpa une feuille, la parcourut, dit :
— Ainsi que vous le savez ce sont le 66 et le 17 qui ont gagné hier. Vous avez un client d’un dollar sur le 66 et un de 4 sur le 17. C’est bien ça ?
Le balafré approuva de la tête. Louis enchaîna, l’œil sur la feuille où tout était indiqué :
— Ce qui nous fait, à 300 fois la mise, 300 dollars pour le 66 et 1 200 pour le 17. Ou 1 500 en tout. D’accord ?
Le balafré fit signe que oui. Louis lui passa l’enveloppe après y avoir rédigé la feuille.
— L’argent est là. Vérifiez, puis vous signerez ma décharge.
Son vis-à-vis s’exécuta rapidement. Il compta les dollars contenus dans l’enveloppe, résigna sur le carnet, se leva en disant :
— Tout est O.K. Je me sauve. Et pour demain ? Encore ici ?
Le vieux acquiesça.
— Oui. À la même heure. Si je change d’avis, je vous préviendrai par téléphone. Tchao.
— Tchao, renvoya le balafré en s’éloignant.
Louis se leva également, mais seulement pour lancer par-dessus la cloison :
— César ! Fais servir.
De loin le patron lui fit un signe rassurant et passa l’ordre à une serveuse.
Louis attaquait une tranche de coppa quand un deuxième homme vint le débusquer dans son coin privilégié.
— Hello, Walter, dit-il. Tout va bien ?
— Plutôt chaudement, grogna le nouvel arrivant que la graisse noyait.
Il s’épongea le front, s’assit en geignant.
— On se croirait revenu au mois d’août. Quelle chaleur !
Louis appela du doigt la serveuse, regarda le gros homme en sueur.
— Vous prendrez quoi ?
— Une bière, soupira l’homme. Et bien fraîche. Quelle chaleur !
Il s’épongea de nouveau, dégrafa sa cravate, s’épongea encore.
— Eh bien ? s’impatienta Louis en taillant dans son jambon.
Walter soupira, geignit, fouilla dans sa veste trop étroite pour son gros corps, en ramena une enveloppe, la tendit.
— Voilà.
Louis reposa son couteau, et, tout en mastiquant, prit l’enveloppe sur laquelle étaient inscrits 1800 et le chiffre 3. Il l’ouvrit, en ramena une feuille et des liasses de dollars. Après avoir répété la même opération que pour l’homme à la balafre, il tendit son carnet à signer. Walter s’exécuta pendant que Louis cherchait parmi un lot d’enveloppes. Il prit celle marquée 3, en sortie une feuille, dit :
— Vous avez juste un client de 1 dollar 50 sur le 17. Tous les autres sont perdants. Ce qui nous donne à 300 fois la mise, 450 dois. D’accord ?
— D’accord, fit Walter qui s’épongeait toujours.
En repérant par un trou de la cloison la serveuse s’approcher, Louis glissa l’enveloppe sous sa serviette. Il attendit qu’elle eut déposé la bière avant de reprendre en tendant l’enveloppe :
— Voici l’argent. Signez-moi ma décharge.
Le gros homme, qui s’était jeté voracement sur la bière, reposa son verre à regret.
— Venez demain ici à la même heure, dit Louis en récupérant le carnet. S’il y a contrordre, je vous avertirai. Allez, à demain.
Walter acheva de lamper sa bière, se leva en grimaçant, grommela, mécontent :
— Quel métier ! Toujours à trotter de droite et de gauche. Et même pas le temps de déguster un demi tranquille. Quel métier… et quelle chaleur !
Il gagna la sortie en bouchant l’allée de sa corpulence maladive.
Par le trou, Louis le suivit du regard, puis se versa à boire et réattaqua son jambon. Il venait à peine de terminer que son œil découvrait un autre homme qui s’amenait vers lui. Un jeune celui-là. Et bien maigre. On voyait presque le jour à travers. Un feutre le coiffait et il devait se prendre pour un dur.
— Salut, dit-il, portant un doigt négligent à son feutre à bord baissé. Je suis pas à la bourre ?
Louis Coppolano pointa son couteau sur le siège vide de l’autre côté de la table.
— Asseyez-vous. Et envoyez les comptes.
L’autre s’assit, et au lieu de se décoiffer, il repoussa d’une chiquenaude son feutre en arrière, montrant sa tignasse noire et ondulée. Louis allongea une main impérieuse.
— Allons.
Le maigriot lui jeta une enveloppe sur laquelle se lisaient : 4, et plus loin 714,25.
Louis chercha la feuille indiquant les paris, la lut, puis après avoir fait signer son carnet, déclara :
— Aucun de vos clients n’a gagné hier. Donc vous pouvez filer. À demain à la même heure.
Le jeune dur, qui avait avancé la main vers le verre de vin de Louis dans l’intention de le vider, freina son geste devant l’œil sombre qui le fixait.
— C’est bon, dit-il. À demain.
Et, sifflotant, désinvolte ou cherchant à le faire croire, il disparut.
« Faudra que j’évite de le faire venir dans des endroits comme ça, songea Louis. Il est trop m’as-tu-vu. Demain je lui donnerai rendez-vous ailleurs. Quelle idée ils ont eue d’engager ce freluquet comme responsable d’un quartier aussi important des Nombres[10]. Faudra que j’en parle à Johnny tout à l’heure. »
Il se leva, cria vers la serveuse qui attendait à l’angle du comptoir, un poing sur la hanche et une serviette blanche sur l’épaule :
— Mon ossobuco, Rosa !
— Voilà, voilà, répondit-elle, filant vers la cuisine.
À la fin de son repas, deux autres responsables de quartier étaient venus rejoindre le vieux.
Lorsqu’un joueur a gagné, son argent redescend par le même canal et c’est le cireur ou le coiffeur ayant accepté sa mise qui le paie. Intégralement.
L’un, le ramasseur № 5, un vieil homme à l’aspect inoffensif, avait apporté 932 dollars et remporté, pour les gains de la veille, 1500 dollars.
L’autre, le № 6, un Irlandais haut en couleur, avait apporté 2 627 dollars et juste emporté 300 dollars pour un enjeu d’un dollar sur le 66.
Quant au № 2, Hans le Norvégien, il n’était pas encore arrivé. Louis s’en étonnait. Le type était du genre sérieux. Ni buveur, ni coureur, ni joueur. Rien. Un homme de tout repos. Pour la dixième fois Louis consulta la pendule à demi voilée par des poivrons qui séchaient aux solives depuis une éternité. 1 h 10 ? Il allait devoir partir. L’autre avait plus d’une demi-heure de retard à présent. C’était anormal. Louis venait de téléphoner chez le gars, mais rien ne répondait. Est-ce qu’il avait filé avec les paris du jour ? Impensable ! L’organisation ne plaisantait pas. Autant faire joujou avec une pile atomique que de chercher à blouser ceux qui menaient la barque des Nombres. Et pourtant comment expliquer l’absence du sobre Norvégien ? À moins d’un accident…
Louis accorda encore 5 minutes au manquant, puis se leva. Après avoir réglé sa note et vidé une larme de grappa avec César il sortit dans le beau soleil. S’il voulait aller aux Courses fallait qu’il se magne. Il héla un taxi, y sauta, donna l’adresse de Johnny Vaccario, à qui il devait remettre les paris encaissés. Mais le responsable du district était absent. Appelé pour affaire urgente. Il faisait dire aux responsables de secteurs de revenir vers 6 heures pour régler les comptes. Et pas plus tard.
Louis hésita à se renseigner près de la femme de Johnny, s’il pouvait laisser les enveloppes. Mais il se contint. Ce genre d’opérations ne se traitait qu’entre responsables. Alors, tant pis, il reviendrait à 6 heures.
En bas, il se dépêcha pour attraper le subway de la 42e rue et de la 8e Avenue. Avec 50 cents, il ferrait le voyage jusqu’à l’Aqueduc, le célèbre Champ de courses situé à une quinzaine de bornes de New York.
Ce métro spécial était bourré à craquer. Tous les métros et autres engins emmenant les gens perdre leur oseille aux courses sont toujours bourrés à craquer. Les gouvernements disent bien de ne pas boire, de ne pas jouer, de ne pas fumer, mais pardon ! quand c’est eux qui encaissent, alors… il vous ouvrent les bras comme à des enfants perdus… et font une discrète main tombée sur vos économies. Ah ! les brigands !
Dans le wagon de Louis toutes les races s’écrasaient : Noirs, Porto-ricains, Cubains, Italiens, Chinois, Blancs, etc. Il se cala entre une nounou, genre « Autant en emporte le vent » et un graisseux[11] qui louchait. Puis comme tous il se plongea dans son journal de courses, qu’illustraient les dessins de Peb le caricaturiste français. Aucun des voyageurs ne leva la tête. Ils avaient tous le nez sur le papier, étudiant les performances, cherchant les gagnants du jour. Mais pour dégotter ceux-ci… Même Nostradamus s’y serait cassé les dents. Avec tous ces partants…
Quand le sub s’arrêta, Louis n’eut pas l’impression de marcher ; la marée l’emporta vers le champ aux illusions.
À l’Aqueduc, c’était la cohue des grandes réunions. Un grondement sourd et continu planait au-dessus de l’immense hall où se jouaient les millions. À l’affichage on annonçait les résultats de la 2e et les partants de la 3e. Les flambeurs qui venaient d’arriver se ruèrent vers les stands du Mutuel, sous l’œil impassible des flics du cru. Louis les imita. Il y alla de ses 10 dollars sur Blueville que montait Jack Yother, qu’il voyait arriver dans un fauteuil.
À peine venait-il de lâcher ses dix thunes contre un ticket jaune que les regrets lui travaillèrent le foie. Et s’il s’était gouré ? Et si son carcan ne voulait pas gagner son avoine ? Et si… et si… Bah ! il était trop tard à présent pour regretter. Le bureau des pleurs avait fermé ses volets. Se logeant un havane entre les gencives, il se dirigea vers la tribune voisine de celle des propriétaires. Que de monde, que de monde ! Et quel coup d’œil ! Là-bas sur l’herbe verte le camion du starting-gate prenait position. Et plus loin, étincelants de toutes leurs couleurs, les jockeys s’offraient un galop d’essai. Dans les tribunes, beaucoup de mâles, genre truands de cinéma. Beaucoup de feutres à bords très étroits et rabattus, et peu de cravates. Costumes de prix, bagues aux doigts, linge de luxe, parfum de lavande. De la crème, quoi…
Les dames elles, pas bégueules ou par manque de goût, se trimbalaient, la plupart en bigoudis. Manteau de vison ou de chinchilla, cigarette au bec, et diams aux doigts, mais bigoudis sur le crâne. C’était dommage, elles étaient si belles… et possédaient de si jolies jambes… les mieux galbées de la planète, sûr !
Dans le dos des Tribunes, une sonnerie grelotta. Et devant, drivés par leurs cavaliers, les cracks se glissaient entre leur sorte de bat-flanc pour le départ. Dans le ciel, les avions qui atterrissaient et décollaient toutes les minutes de l’aérodrome de La Guardia bourdonnaient sous le soleil.
Soudain un silence, lourd et palpable, s’abattit sur le champ : les chevaux venaient de s’élancer. Sans un mot, l’immense foule mâcheuse de chewing-gum braqua prunelles et jumelles sur les pattes des pur-sang qui emportaient leurs rêves.
Un tour. Puis un demi-tour. Collé à la rambarde de fer, écrasé par ses voisins, Louis Coppolano ne quittait pas une toque bleue qui parfois se perdait dans des vagues multicolores.
Tout à coup une rumeur, d’abord sourde, puis qui enflait, enflait… Les chevaux attaquaient la ligne droite. Le cœur de Louis, son cœur de vieux gambleur[12] se bloqua quelques instants. Puis ce fut la seconde de vérité : les chevaux passaient le poteau dans un martèlement de sabots. Des cris de joie chez certains, des insultes chez les autres, et un soupir de déception chez Louis : la toque bleue et Blueville étaient dans les betteraves.
À la 4e le père de Mike laissa au guichet 20 pollars, le coup de la martingale. De l’infaillible martingale préparée pendant la semaine au bureau d’études.
À la 5e, il hésita entre le 3 et le 7, joua le 6 et c’est le 2 qui enleva le coquetier. Cette fois Louis y était de 35 dollars, presque son reste. Il retourna vers le hall, offrant un visage de marbre. Mais sous son gilet son cœur cognait et, au fond de ses poches, ses mains comptaient et recomptaient la monnaie. Avec le billet de cinq, qui crissait sous ses doigts, il lui restait en tout 6 dollars 75 cents. Il commença à s’insulter. Il aurait dû suivre sa première idée, ne pas miser sur le 2, mais sur le 6. Puis il se souvint qu’il n’avait jamais eu l’intention de jouer ce bon Dieu de 6, et il lâcha une bordée de jurons. Qu’allait-il faire ? Risquer les 6 dollars 75 dans la 6e sur Brume monté par Peter Anderson ? Ou bien… ou bien quoi ? Il savait de toute façon qu’il ne s’arrêterait pas. Est-ce que les joueurs peuvent s’arrêter ?
Devant le tableau placé dans le hall, il hésita. Brume, Volcanite ? Volcanite ou Brume ? Et s’il perdait ? Et si… Brusquement il sursauta. En prenant un cigare, il venait de sentir les enveloppes contenant les paris des Nombres qu’il avait logées dans sa poche intérieure.
Il les avait oubliées celles-là ! Pourtant 7 093 dollars 75… Il fallait vraiment qu’il soit mordu des courses pour avoir oublié, même un instant, la fortune qu’il trimbalait.
Front levé vers le tableau lumineux, il mâchonna pensivement son havane. Et s’il prélevait une centaine de dois de ces enveloppes pour les jouer dans la 6e. Qui le saurait ? Après la course il n’aurait qu’à les replacer et tout serait dit. Car il ne pouvait pas perdre, Brume allait enlever ça, les doigts dans le nez. À moins que Volcanique… Mais non, c’était Brume. Au tableau sa cote descendait à 4 contre 1. Dans la poche. Il n’avait qu’à mettre dessus, même 300 dollars. Qu’est-ce qu’il risquait ? Il amorça un mouvement vers les enveloppes. Puis s’immobilisa. Le souvenir de ce qui était arrivé à certains le stoppait. Il ne fallait pas plaisanter avec les gars de l’Organisation. Surtout pas. Les doubler pouvait coûter cher. Après tout ils avaient raison. Les Nombres étaient une affaire commerciale, et sous tous les azimuts, quand on vole dans une affaire commerciale, on peut s’attendre au placard. La seule différence chez les Nombres, c’est que le placard pouvait être un cercueil. Mais puisque Louis avait voulu bosser avec eux, il devait prendre ses responsabilités et rester régulier. C’est pourquoi il chercha une allumette au lieu de toucher aux enveloppes. Il commençait à tirer des bouffées de son havane, quand un murmure grossi de plusieurs voix frappa son oreille.
— Tiens, voilà Reggenti…
— Reggenti… Reggenti…
— Voilà Monsieur F… Reggenti… Monsieur F…
— Reggenti…
Louis, comme beaucoup de joueurs, tourna le cou vers l’homme désigné. Franck Reggenti venait d’apparaître en haut des marches du hall. Pas seul. Quatre citoyens grands et souples l’encadraient. Plutôt petit, rond et bedonnant, regard sous lunettes noires, l’un des ténors de la pègre s’avançait, indifférent sous la curiosité. Il était sobrement vêtu de bleu, coiffé d’un feutre gris aux bords relevés, et portant en sautoir des jumelles de prix.
Un flic gigantesque dont la manche s’ornait du mot : Pinkerton, et qui tenait sa matraque à l’horizontale derrière son dos, s’inclina légèrement. Reggenti rendit la politesse. C’était pas plus gentil comme ça ?
Louis avança d’un pas, puis se contint. Il ne voulait pas déranger son vieux copain de Brownsville. Surtout en public. C’est qu’à présent, un monde les séparait. Franck était toute-puissance, alors que lui, le fonctionnaire de la Municipalité… Mais derrière ses verres, Franck, qui balayait les alentours par un ancien réflexe d’homme des rues, avait repéré Louis au milieu de la foule. Au lieu de se rendre vers les guichets comme il en avait l’intention, il bifurqua brusquement, fit un signe.
— Oh ! Luigi !
Personne, à part Johnny Vaccario, n’appelait plus Louis de son prénom italien. Personne depuis qu’il avait quitté Brownsville avec Mike après l’avoir adopté. Il se dégagea des curieux, marcha à la rencontre du célèbre gangster, et en sicilien :
— Alors Frankie ? Comment va ?
Ce dernier lui présenta une main nette, manucurée, dénuée de bague, répliqua dans la même langue.
— Ça va, ça va. Et toi ? Content de te voir. Comment se porte notre ennemi public n° 1 ?
Louis se sentit rougir.
— Mike va bien. Je te remercie.
Son copain lui décocha une bourrade amicale. Sa face, mate comme celle de Louis, s’éclaira d’un sourire. Mais derrière les verres, le regard demeurait vigilant.
— Allons, allons, sois pas honteux. Être flic n’est pas un déshonneur. Tout le monde peut pas être gangster. Est-ce que je peux quelque chose pour toi ?
— Non, non, Frankie. Tout va bien. Ça tourne rond. Et je te remercierai jamais assez de m’avoir fait entrer aux Nombres dans le temps. Sans toi j’aurais pas pu pousser Mike aux études, et l’installer après son mariage. Vraiment je…
Franck Reggenti leva la main.
— Me remercie pas. C’était normal que j’aide un copain d’enfance et…
Il parcourut les environs de ses yeux vifs. Mais personne, même ceux comprenant l’italien, ne pouvait entendre, ses quatre porte-flingue l’isolant mieux qu’un réseau électrifié. Il ajouta :
— … et prononce pas ce mot-là. Les Nombres me concernent pas. Pour t’y faire entrer je me suis servi de mes relations, sans plus.
Louis n’insista pas. Son vieux copain des rues pouilleuses de Brownsville, né comme lui à Catane en Sicile, ce copain avec qui il avait partagé les premiers coups durs, les premières bagarres, les premières joies, n’aimait pas la contradiction. Pourtant on racontait que M. F… était à la tête des Nombres. Des Nombres et d’un tas d’autres rackets. Mais puisqu’il disait que ça ne le concernait pas…
Après un regard sur le tableau où les cotes se stabilisaient, Franck fit signe à un de ses gars.
— Georgie.
Celui-ci s’avança. Il était suprêmement élégant. Sa frime et ses yeux étaient durs.
— Oui ? dit-il.
Son patron qui, partout ailleurs, aurait pu passer pour un bourgeois tranquille et aisé, sortit négligemment une liasse de billets de 100 dollars. Il en détacha quelques-uns, les tendit.
— Colle ça sur le 3. Il a une chance.
Georgie se dirigea vers les guichets. Aussitôt des joueurs le suivirent. Franck Reggenti grimaça.
— Gaffe-les, dit-il à son vieux copain. Ils veulent savoir ce que je joue pour en faire autant. Car pour eux, automatiquement je dois avoir un tuyau. Les cons. Ils peuvent pas me voir sans penser à une combine. Gaffe-les. Je te parie qu’ils vont écouter la prise de Georgie, et tous miser sur le 3. C’est que je les connais…
Il prit le cigare que lui offrait Louis, soupira :
— Les crétins. Comme si je pouvais pas tenter ma chance au hasard comme tout le monde. Mais non. Pour eux je ne flambe qu’à coup sûr. Et si je me mouche en public c’est pas normal non plus. C’est qu’il y a du louche là-dessous, et que je me prépare à faucher quelqu’un. Des cons je te dis.
Il fit craquer le havane à son oreille, pour s’assurer de sa qualité, ajouta :
— Mais à la longue tout ça me porte tort. Sans compter que les journalistes parlent trop de moi. Résultat, on envisage encore de me faire passer devant une commission d’enquête.
Louis n’écoutait plus. Il lorgnait la piste où les jockeys poussaient une pointe. D’ici peu, ils iraient se ranger sous les ordres du starter. Il allait être temps de jouer. Il s’inquiéta, froissant au fond de sa poche, son misérable bifton de 5 dollars.
— Tu penses vraiment que le 3 a une chance ?
— Hé, hé, blagua son ami. Toi aussi, tu crois à mes combines, hein ? Mais pour cette fois, je t’assure que c’est du pur flan. Fais comme tu veux. Possible que le 3 arrive mais je peux rien te garantir.
Voyant que Louis contrôlait mal son impatience de jouer, il reprit :
— Allez, je te laisse. Va flamber. Moi je dois voir courir le 3, il m’intéresse pour l’avenir. C’est pour ça que je suis ici, et je repars aussitôt après. Va. Et si t’as besoin de moi, tu sais où me joindre. Tchao, Liugi. Et dis pas à Mike que tu m’as vu. D’après ce qu’on raconte, il a horreur des truands.
Il gloussa, allait s’éloigner, se ravisa, baissa le ton :
— Si tu veux une affaire sûre, mais alors du sûr, tu vois ce que je veux dire ? Eh bien, mets le paquet sur The Day dans la 8e. Du tout cuit. Allez, tchao.
Et il gagna les tribunes des propriétaires, précédé et encadré de ses Siciliens gardes du corps.
Louis se précipita aux guichets, lança son billet de 5 à l’employé.
— Le 3.
Puis comme l’homme allongeait le bras pour détacher du 3, il se rappela Brume, le cheval qu’il hésitait à jouer avant la venue de Frankie. Il cria presque :
— Non, non pas le 3 ! Donnez-moi l’As.
L’employé qui en avait vu d’autres obéit, et Louis suivit la foule qui se dépêchait vers les tribunes du public. Il était temps.
Là-bas sous le soleil, les chevaux s’élançaient. Coincé en haut des marches qui menaient au ras de la pelouse, Louis tourna le cou et réussit à apercevoir Franck qui de ses jumelles suivait la progression. Si lui était intéressé par la course, menée à un train de démon, ses Siciliens, eux, ne s’occupaient que des voisins. Mains dans les poches de leurs légers pardessus, ils les balayaient sans cesse de leurs yeux durs et méfiants. Tout compte fait Louis préférait sa place à celle de son vieil ami. C’était pas une vie que d’être toujours sur le qui-vive… Oui, mais Frankie avait autre chose à mettre que 5 dollars sur un canasson.
— Brume, Brume…
— Volcanique, Volcanique…
Louis revint à la course. Les gails débouchaient du virage, et enfilaient la ligne droite. Et ça y allait. Et le souffle de milliers de gambleurs commençait à enfler pour se transformer en grondement à mesure que les pur-sang se rapprochaient. Puis ce fut un gueulement qui escalada le ciel pur :
— Brume, Brume…
Les chevaux touchaient au poteau et botte à botte, quatre jockeys cravachaient à mort. Puis un cri de victoire éclata, poussé par ceux qui passeraient à la caisse.
— Le 3, le 3, le 3 !
— J’en étais sûr !
— Les doigts dans le nez !
— Affiché d’avance !
— Il a gagné en pétant !
Les remarques fusaient, se heurtaient, poussées par des lascars qui se croyaient les maîtres du monde. Dame, ils avaient joué le 3, eux.
Livide, le cœur stoppé, Louis Coppolano s’adossa à la rambarde. Dans sa poche sa main moite étreignait son dernier dollar. Juste de quoi reprendre le Sub. Saleté de Brunie. Saleté de saleté de Brunie. Et il fallait que ce soit Franck qui touche… Franck qui n’en avait pas besoin, qui jonglait avec les millions. Il le chercha du regard, ne le vit pas. M. F., comme l’appelaient les journaux avait déjà disparu avec ses sbires.
Désemparé, Louis se laissa pousser dans le hall par la foule. La vue de tous ces tickets perdants qui jonchaient le sol cimenté lui rappela le sien. Il l’envoya rejoindre les autres. Puis, comme malgré lui, son œil alla chercher le tableau d’affichage qui annonçait 5 partants dans la 7e. Louis haussa les épaules. Ça ne valait pas le coup. Pourtant, en y regardant de plus près, il y avait le 2, là, le White qui devait écraser un tel lot. Il compara la cote avec celle de son journal, relut les performances de White. Pas d’erreur. Le White allait s’envoyer cette course en douceur. De la vraie nougatine. D’un pas décidé, le père de Mike marcha vers les guichets. À quoi bon attendre que tous les hésitants se ruent et vous obligent à faire la queue. Sous son veston, sa main fouillait une enveloppe et en ramenait une liasse : des biftons de 100. Le destin parlait. Louis évita les guichets à 5, 10 et 50 avant de s’arrêter devant ceux de 100. Il détacha deux billets, puis trois des mille dollars qu’il avait ramenés de l’enveloppe.
— Trois cents du 2 dit-il.
Et vivement, voyant que d’autres flambeurs arrivaient derrière lui en se hâtant :
— Non, six cents du 2. Six cents.
Il piocha trois autres billets, les passa à l’homme, soupira lourdement quand on les lui ôta du doigt. Il eut un geste comme pour reprendre le tout, n’osa pas. Tant pis, les dés étaient jetés. Il essuya la goutte de sueur qui roulait sur sa joue, aspira une goulée d’air, décida d’aller boire. Ça le calmerait.
Il se laissa tamponner le dos de la main[13] au barrage séparant le pesage de la pelouse et gagna la gigantesque cafétéria.
Lorsqu’il revint, la course était commencée. Il ferma les yeux avant l’arrivée, retenant son souffle, guettant les cris lui annonçant la victoire de White, le № 2. Quand il entendit brailler le 4, il faillit se trouver mal. Le froid le saisit. Il enfila son imper et tête basse, désemparé, il regagna le hall. Ainsi ça y était, il avait amputé de 600 dois le pognon qui ne lui appartenait pas. Bien sûr, il trouverait sûrement à les emprunter… Six cents thunes c’était pas le bout du monde. Mais tout de même… Il soupira, et soudain son œil s’anima. Et The Day ? Le tuyau de Frankie ? Cette pensée le ragaillardit. Si Franck l’avait donné comme un coup sûr, c’est que ça l’était. Alors à quoi bon se cailler le lait ?
Au tableau The Day, le № 6, cotait à 8 contre 1. Ça pouvait être doux.
Cette fois, Louis patienta devant l’affichage. Le temps s’écoula. Sur onze partants, The Day était grimpé à 15 contre 1 puis était retombé à 9 et y restait. Louis hésita encore. Aux guichets les joueurs se faisaient plus rares. La plupart avaient rejoint les tribunes. Le tableau lumineux qui annonçait les délais minute par minute indiqua que la course se jouerait dans six. Tout à coup Louis se déchaîna. Comme pris de folie, il se rua en fouillant sous son veston. Tout le paquet avait dit Frankie, son vieux copain des rues de Brownsville ? Tout le paquet sur The Day dans la 8e. Eh bien, nom de Dieu, il allait le mettre le paquet ! Et un gros encore. Sous ses doigts fébriles les enveloppes se déchirèrent, des liasses apparurent. Il les compta rapidement, les jeta devant l’employé ahuri.
— Six mille du 6, dit-il, époumoné par son excitation. Six mille sec.
En tremblant il referma sa main sur un paquet de tickets, et alla se poster dans le dos des joueurs qui bouchaient la descente. Toutes les marches, tous les gradins, toutes les tribunes étaient occupés.
Louis ne chercha pas à voir. Il n’en avait pas le courage. Après un discret signe de croix fait avec le pouce sur sa cravate, il priait pendant que, là-bas, les casaques de couleur se gonflaient au vent de la course. Il priait comme beaucoup de joueurs le font, quand l’instant est venu d’affronter leur chance, et qu’ils regrettent d’avoir joué, tout en sachant qu’ils joueront toujours, car c’est leur drogue, leur raison de vivre.
Il n’osa regarder que lorsque devant lui une femme s’excita, œil collé à des jumelles.
— Le 6 remonte, le 6 remonte.
— Six, renchérit un voisin, lui aussi, jumelles braquées, vers là où se battaient les pur-sang.
— Sûr que The Day va enlever ça. Pas de problème, ajouta un autre.
Louis Coppolano cette fois écarquilla les yeux. Mais si sa vue était bonne, au point qu’à 51 ans il n’avait pas besoin de lunettes, les casaques et les toques là-bas se confondaient. Tout ce qu’il pouvait remarquer, c’est que le groupe compact du peloton arrivait au virage précédant la ligne droite. La femme aux jumelles trépigna soudain.
— Le six commence à se détacher ! Le six se détache !…
La joie submergea Louis Coppolano. Ses mains se joignirent, ses lèvres achevèrent la prière.
— Sûr ! fit le voisin. Sûr ! que The Day se détache ! C’était couru d’avance.
Une boule bloqua la gorge du père de Mike. Ses paumes se soudèrent, puis doucement il se mit à les frotter l’une contre l’autre. Le mouvement s’accéléra un peu. Les traits du vieux se crispèrent. Enfin, cédant à l’impulsion qui le dominait, contre laquelle il ne pouvait rien, il s’éloigna et on aurait pu croire qu’il se savonnait les mains.
Il gagna les lavabos situés à droite dans l’immense hall, ne vit même pas le Noir en veste blanche qui le saluait. Pendant que là-bas une sourde rumeur se transformait en cris d’encouragement, il présenta ses mains poissées du sang de son fils sous un filet d’eau fraîche.
La crise passée, quand il revint dans le hall qu’envahissaient les joueurs, son premier coup d’œil fut pour le tableau. Ses jambes fléchirent. Une giclée de sueur lui mouilla le dos et le ventre. La respiration lui manqua. Le 6 n’était pas à l’affichage. C’était, dans l’ordre, le 2, l’As et le 4 qui avaient franchi le poteau. Quant au 6… Quant à ce The Day de malheur… ce coup sûr, comme le lui avait dit son vieil ami des rues de Brownsville… son vieil ami Franck Reggenti, le grossium de la pègre… Louis resta foudroyé sur place. On le bousculait de tous côtés, mais il ne réagissait pas, ne voyait rien. Il ne voyait que son désespoir.
Quand il récupéra un peu, ce fut pour sortir les enveloppes déchirées et compter ce qu’il restait dedans : 1 493 dollars 75. Les 75 cents eux, il ne les avait pas perdus. Mais le reste… Comment allait-il rembourser ? Où trouver ce pognon ? Mike évidemment ne les avait pas. Et de toute façon il ne pouvait rien lui dire. Ni surtout lui parler des Nombres. Mike se fâcherait à mort, s’il apprenait que son vieux travaillait pour l’Organisation. Pour cette racaille, comme il disait.
Au tableau on annonçait la cote de la 9e et dernière course du jour. Louis se mit à calculer, à bâtir un autre rêve. S’il misait 1000 dollars sur Stop le n° 4 donné à 7 contre 1, il était refait, à condition que ce carcan arrive, bien sûr. Mais il le pouvait. Louis était passé à la caisse quelques mois avant avec ce Stop. Pourquoi pas aujourd’hui ? Surtout que d’après le papier…
Louis se disait qu’il aurait tort de s’en aller maintenant. La chance pouvait tourner. Elle allait tourner. Il en était certain. Comme il était certain d’être tout à l’heure chez Johnny Vaccario et de lui tendre les 7 073 dollars 75 de paris. Certain.
Il était repris par l’excitation des joueurs qui se font du cinéma. C’est d’un pas calme qu’il marcha vers les guichets, mais c’est d’une main tremblante qu’il allongea 1000 dollars, puis 1200 à l’employé. Les 200 de plus que prévu, c’était pour son bénéfice. Ça ne pouvait rater. Et ça rata.
Comme toujours.