XX

Le soleil tapait sur les vitres et inondait une partie de la pièce de séjour, là où justement se dressait l’arbre de Noël qui brillait de toutes ses lumières.

Mike était vautré dans un fauteuil, ses jambes jetées par-dessus l’accoudoir. Il était en blue-jeans, avait les pieds nus, et les manches courtes de son maillot de corps soulignaient les muscles de ses bras. Une pipe trapue était coincée entre ses dents et il la suçotait voluptueusement, l’œil fixé sur la T.V. qui donnait des reportages de Noël.

Des recoins de l’appartement provenaient des bruits familiers : Connie qui achevait de taper les lits ou Béa, la femme de ménage noire, qui passait l’aspirateur.

Après son voyage éreintant et le réveillon avec les parents de Connie, Mike aurait bien traîné au plumard jusqu’à des midis. Mais avec Louise et son arbre de Noël… À 9 heures il avait fallu qu’il se sorte des toiles pour partager la joie des siens. Et après les souhaits échangés et les cadeaux découverts, il s’était logé dans un fauteuil et n’en bougeait plus, heureux de sentir vivre autour de lui sa petite famille.

Il fit semblant d’ignorer sa fille lorsqu’elle s’amena pour la millième fois sur lui, alors qu’en dedans, son cœur gloussait de bonheur. Louise était toujours en pyjama et l’un de ses solides mollets apparaissait sous le bas du pantalon retroussé. Connie avait bien essayé de l’habiller ! Mais autant tenter un autre débarquement à Guadalcanal. Louise était le caïd du jour et le savait. Après tout c’était Noël, la fête des gosses. Elle s’approcha contre l’accoudoir, ordonna :

— Papa, ouvre.

Mike fit le sourd. Elle redressa son petit buste, brandit une main autoritaire, éleva le ton :

— Papa, ouvre.

Il ne broncha toujours pas. Au contraire il fit mine de s’intéresser encore plus à la T.V. Cela mit la gosse en fureur. Elle tapa de ses deux poings qui tenaient des marrons glacés sur l’accoudoir et cria :

— Pa-pa. Ou-vre.

Mike tressaillit, parut revenir de très loin.

— Oh ! pardon ma chérie ! se désola-t-il, faussement, en ôtant sa pipe. Je t’avais pas entendue.

Louise, lèvres boudeuses, le sonda d’un œil réfléchi. Enfin convaincue de la bonne foi de son père, elle leva ses bras potelés. Docile, Mike ouvrit la bouche, s’y laissa enfourner un marron glacé, puis un second. Aussitôt Louise se dérida. Elle rit à son père, offrant sa petite bouille barbouillée de chocolat et de traces de sucre.

— C’est bon, hein, papa ? affirma-t-elle.

Elle n’attendit pas de réponse. D’ailleurs Mike n’aurait pu lui en donner, avec les marrons glacés qui lui bloquaient le gosier. Le plantant là, elle s’éloigna droite et digne, ses cheveux retombant en arrière dans une queue de cheval que maintenait un ruban du même rose que son pyjama.

Elle retourna s’asseoir au pied de l’arbre de Noël au milieu d’un tas de jouets et d’une ribambelle de boîtes et de paquets qu’elle ouvrait, éventrait à sa guise.

Mike allait se replonger dans son programme lorsqu’on sonna en bas. Il consulta sa montre, 11 heures ? Ça ne pouvait être que son père, les parents de Connie qui devaient revenir pour le déjeuner ne devant pas être là avant une heure. Il se tassa un peu plus dans le vaste fauteuil et, dans un soupir d’aise, resuçota sa pipe, content à l’idée de revoir son vieux.

Des bruits de pas, de portes et de baisers retentirent derrière son dos et une voix lui lança :

— Hello Mike ! Joyeux Noël !

Le grand gars se retourna étonné sur Tom O’Bannion qui s’avançait guidé par Connie. Celle-ci avait une gerbe de roses dans les bras et s’exclamait :

— Regarde ce qu’il m’a apporté, Mike ! Elles sont magnifiques !… Vous avez fait des folies, Tom.

En guise de salut Mike tendit son pied nu à son équipier.

— Qu’est-ce que tu fabriques là, vieille branche ? Tu t’invites ?

Et clignant de l’œil vers Connie :

— Tous les mêmes ces célibataires. Ils se foutent des jeunes mariés, mais les jours de fête, comme ils s’emmerdent ils viennent les voir.

Connie sourit à Tom.

— Ne l’écoutez pas, Tom. Vous êtes le bienvenu, et mes parents seront contents de vous voir.

Tom écarta les bras dans un geste navré.

— C’est que je reste pas, Connie. Je viens juste causer à Mike. Et c’est sérieux.

Il regarda son équipier.

— Faut que tu te fringues, Mike. On les met. Et en vitesse. C’est le patron qui m’envoie. Il a préféré que je vienne plutôt que de te téléphoner.

Connie le scruta, vit qu’il ne plaisantait pas, se rebiffa.

— Oh ! non Tom ! Oh ! non ce n’est pas possible. Pas un jour de Noël !… Mike vient à peine de rentrer de voyage. Oh ! non Tom. Dites-moi que c’est une blague ! Dites-moi que ce n’est pas vrai !

Tom la regarda d’un air ennuyé.

— Désolé, Connie. Mais il faut que Mike m’accompagne.

— Mais lui, pourquoi toujours lui ? s’emporta Connie. Il en fait plus que son compte. On ne peut pas le laisser chez lui un jour de Noël ? Comme tout le monde.

— Nous n’exerçons pas le métier de tout le monde, Connie, soupira Tom. Et ce métier, c’est nous qui l’avons choisi. Pas vrai Mike ?

Le grand gars le rassura d’un signe et se levant enlaça sa jeune femme.

— Laisse-nous, ma douce. Faut que tu comprennes que c’est mon job. Et puis peut-être que ce sera pas long.

Son regard interrogeait son copain. Mais celui-ci, en cachette de Connie, lui renvoya une grimace sceptique. Mike ajouta :

— Tu ne vas pas être seule. Tu vas avoir tes parents… mon père… Allons, tu vas tout de même passer un bon déjeuner. Et je te promets de faire très vite.

Il l’embrassa sur les cheveux. Tendrement. Et reprit, la repoussant doucement :

— À présent, laisse-nous, que Tom m’explique. Va, ma douce.

Elle le contempla quelques secondes, puis s’efforçant à lui sourire, elle repartit vers la cuisine.

— Alors Tom ? jeta Mike aussitôt. Raconte pendant que je me sape.

Il gagnait sa chambre, suivit de Tom quand ils butèrent dans Louise qui tenait un marron glacé dans chaque main.

— Tom ! lança-t-elle. Ouvre.

Le jeune agent du trésor écarquilla les yeux. Mike lui fit signe de se baisser. Tom obéit, s’accroupit devant le petit tyran qui répéta :

— Ouvre.

Ahuri, Tom regarda Mike. Dans une mimique expressive ce dernier lui fit comprendre qu’il devait ouvrir la bouche en grand. Tom s’exécuta, écarta un four à y loger un pain de quatre livres. La gamine y jeta deux marrons glacés et dit, autoritaire, affirmative :

— C’est bon, hein, Tom ?

Et sans attendre la réponse qu’il ne pouvait lui donner, elle retourna à son arbre de Noël.

Sans plus attendre, Mike entraîna son copain dans sa chambre.

— Vas-y, raconte, invita-t-il en commençant à ôter son blue-jeans. D’abord quel temps fait-il ?

Tom se dépêcha d’avaler ses marrons.

— Beau et froid.

Mike enfila un pantalon de velours pendant que Tom expliquait :

— C’est au sujet du hold-up d’hier soir. Tu sais ce fameux braquage de la 47e Rue Ouest ?

Mike haussa un sourcil.

— Je ne vois pas le rapport.

— Pourtant y en a un, poursuivit Tom. Durant ton absence on a tenté d’avoir ce SAFE d’une autre façon.

Mike boucla sa ceinture après y avoir suspendu l’étui de son 38 à barillet, dit :

— J’ai lu ça sur les canards en France. Mais je vois toujours pas le rapport.

— Eh bien, fit Tom, les enquêteurs qui se sont collés sur l’affaire ont trouvé un papier roulé en boule au fond de l’égout. Un minuscule papier gris noirâtre ayant contenu de la dop.

La face de Mike émergea d’un épais chandail à col roulé. Un éclair jaillit de ses yeux bleus.

— Un des casseurs se camait alors ?

Tom, qui se décidait enfin à dénouer la ceinture de son trench-coat, approuva.

— D’après ce papelard on le suppose. Mais par précaution aucun journaliste n’a été affranchi. Seul le Narcotic-bureau et nous les spécialistes des douanes en ont été avisés avec ordre de rechercher à tout prix quels détaillants employaient ce papier pour fournir leurs clients.

Tom avisa un paquet de Camel qui traînait sur un meuble, il en prit une, se la logea dans la bouche, continua :

— Or tu sais comme moi que chaque détaillant emploie le papier qu’il veut. Le principal pour eux n’est pas l’emballage, mais le maximum de paquets qu’ils tirent en mélangeant la dop à du lactose. De l’emballage ils s’en foutent.

Mike fit signe qu’il savait tout ça. Il jeta un coup d’œil sur les solides brodequins de Tom, fit coulisser la porte à glissière d’une penderie où il se pencha.

— Et vous avez trouvé une piste ? dit-il, se retournant des mi-bottes de chasse à la main.

— Oui, opina Tom. Chester qui l’a trouvée. Cette nuit. Et tu sais en cravatant qui ?

Mike ne dit mot. Il passait de grosses chaussettes tricotées à la maison par sa belle-mère. Tom enchaîna.

— Tu te souviens du Noir que t’as photographié dans Harlem avec le Grec ? Tu sais, non loin du bar de Sugar Ray ?

Mike s’immobilisa. Ses yeux de chasseur d’homme étincelaient. Il avait pigé. Il dit :

— Chester a fait marron ce Noir avec de la chnouf contenue dans le même genre de papier que celui trouvé dans l’égout ? C’est ça que tu veux dire, hein Tom ?

Ce dernier fit signe que c’était ça avant d’allumer sa Camel.

— Donc c’est peut-être bien ce Grec qui fournit aussi ce casseur, remarqua pensivement Mike.

Tom lâcha dans un jet de fumée :

— Et comment que c’est lui ! Ça fait pas un pli. Le Noir s’est allongé tout à l’heure. Chester l’a pas lâché de la nuit. C’est bien le Grec qui le fournit et personne d’autre. Et c’est bien le Grec qui emploie ce papier. Aussi…

— Mais alors faut sauter ce Grec, coupa Mike. Et sans paumer de temps encore.

— C’est bien pour ça que je suis là, sourit Tom. C’est ce que le patron a décidé : emballer le Grec, le faire parler, l’obliger à nous filer l’adresse et les noms de ses clients.

Mike se redressa, décrocha une canadienne.

— Ça va prendre du temps, mais ça vaut le coup.

Tom haussa les épaules.

— Peut-être que ça sera pas si long que ça. N’oublie pas que le Grec est donné comme un demi-grossiste. Il ne doit détailler que pour quelques clients sûrs.

— Comment que ça se fait que vous l’avez lâché après mon départ ? s’inquiéta Mike en sortant de la chambre.

— On le perdait pas de vue, rassura Tom. Mais on avait trop à faire pour bien s’en occuper et essayer de trouver le grossiste qui le fournit. Aujourd’hui c’est pas le cas. On va pouvoir lui dire deux mots et savoir quoi lui dire.

— Et comment, jubila Mike, en soulevant Louise et l’entraînant jusqu’à la porte. Et comment qu’on va savoir quoi lui dire à cette racaille !

Sans lâcher sa fille, il décrocha un feutre taupé suspendu dans l’entrée, lança à Connie qui apparaissait :

— Souhaite-nous bonne chance, ma douce. Je crois qu’on va faire du bon boulot. Embrasse p’pa et tes parents et te frappe pas. Je tâcherai d’être là de bonne heure.

Connie lui tendit ses lèvres.

— Essaie de revenir vite, Mike, N’oublie pas que c’est Noël. Et vous non plus, Tom. N’oubliez pas.

— Vous bilez pas, Connie, tranquillisa Tom. On va foncer et revenir à fond de train. À tout à l’heure.

Et il sortit.

Après avoir mordillé le nez de sa fille, Mike la rendit à Connie et rattrapa Tom qui déjà dévalait l’escalier.

* * *

La pendule de la fleuriste indiquait midi. Louis Coppolano le nota, s’inquiéta près de la jeune employée.

— Vous pourrez livrer avant une heure ? C’est que je déjeune chez ma fille et que j’aimerais que les fleurs arrivent avant moi.

— Mais oui, monsieur, rassura la jeune vendeuse dont les yeux étaient cernés par la nuit du réveillon. Ce sera fait.

Il inscrivit l’adresse, tendit la carte où il avait inscrit « À tout à l’heure Connie. Ne laisse pas brûler la dinde. Papa. »

Il hésita à expédier une seconde corbeille, mais à M’man cette fois. Seulement il ne se souvenait pas bien de son nom à consonance polonaise : Rejeski ou Poreski ? Et il avait également oublié sa rue. Il se rappelait juste que la maison de M’man était au 12 de la première rue à droite après avoir dépassé les Bowery-Follies. Sans plus.

Il haussa les épaules. Bah ! il lui apporterait des fleurs lorsqu’il viendrait à 5 heures. Et à bien réfléchir, la faire déranger par un livreur n’était peut-être pas indiqué. Surtout qu’elle avait bien précisé qu’elle n’ouvrirait à personne de la journée. Donc…

Après avoir réglé, il sortit et deux minutes plus tard, il sonnait chez Johnny Vaccario avec qui il avait pris rendez-vous.

Ce fut Johnny qui, à croire qu’il n’avait pas de bonne, vint encore lui ouvrir.

Sa face grêlée était rasée de près et ses cheveux humides indiquaient une douche récente. Il avait endossé une veste d’intérieur, de couleur grenat, sur sa chemise de soie blanche. Et un foulard de soie bleu, de même teinte que son pantalon bien coupé, se perdait dans le col de sa chemise. À ses pieds, luisaient des mocassins noirs.

Il referma, et sans un mot d’accueil, gagna son salon-bar qui plus que jamais empestait le whisky et la fumée refroidie.

Le père de Mike enregistra le désordre de la pièce luxueuse, aux boiseries chaudes : un smoking était jeté sur un fauteuil à côté d’une robe du soir, un soutien-gorge coiffait une lampe basse, des confettis mouchetaient le parquet. Sur le comptoir et la table basse, des bouteilles de champagne et de whisky vides avaient roulé près de cendriers pleins, de jeux de cartes et de paires de dés.

Johnny désigna le tout d’un geste ample.

— Excuse le désordre mais on a fini la nuit ici avec quelques potes. Et comme la bonne vient pas aujourd’hui et que ma femme vient de filer chez sa vieille…

Il alla s’adosser à son bar, jeta :

— Alors ?

Louis dégrafa son manteau, chercha les 7000 thunes préparées. Dans le mouvement il sentit crisser la grosse enveloppe cachetée où il avait enfermée les 90 000 dollars, qu’il comptait déposer à l’abri chez Mike.

— Voilà, dit-il, avançant vers Johnny. Les 7000 y sont.

Il présenta une liasse réunie par un caoutchouc. Johnny la prit négligemment, et aussi négligemment il se mit à la compter.

— Ça va, dit-il peu après, empochant le tout.

Ses lèvres souriaient, mais son regard d’un marron clair restait froid. Il ajouta :

— Félicitations. Cette fois t’as fait vinaigre pour rembourser. T’as même pas attendu le 30 !

Son sourire s’accusa.

— Bravo !

Et, contournant son comptoir :

— Un verre ?

Louis Coppolano secoua la tête.

— Merci, mais je me sauve. Je tenais juste à casquer le plus vite possible, et c’est tout. Maintenant que c’est fait, au revoir et mes excuses pour la connerie que j’ai commise.

Johnny posa une bouteille de scotch sur le comptoir.

— Accepte un léger verre tout de même ! C’est Noël ! On peut trinquer…

— Non, refusa Louis d’une voix rude, en se dirigeant vers la porte. Et quand je serai sorti de chez toi, oublie-moi comme je t’aurai oublié.

Il allait franchir le seuil quand Johnny le rappela.

— Hé ! Luigi !

Le père de Mike se retourna sourcils froncés.

— Pourquoi que tu te mets en boule ? lui lança Johnny en s’avançant. Après tout c’est pas moi qui ai flambé les 7000 thunes, mais toi. Alors ?

— C’est juste, concéda Louis. Et j’en prends la responsabilité. Mais j’ai pas aimé la façon dont vous m’avez traité. Aussi maintenant pour moi, c’est terminé. Je vous ai remboursé. On est quittes. Tchao.

Et il se retourna brusquement pour pénétrer dans l’antichambre, mais s’immobilisa sur-le-champ. Devant lui se dressait le jeune type en gris, celui à la gueule de boxeur, celui qui l’avait assaisonné la nuit où l’Oranais était intervenu.

— Qu’est-ce que ça veut dire, dit-il, se retournant de nouveau sur Johnny.

Celui-ci sourit du bout des lèvres.

— Rien. Rien, sinon qu’il m’est venu une idée après ton coup de fil quand tu m’as annoncé que tu voulais m’apporter l’oseille.

Son sourire se gomma. Une lueur cruelle anima son œil clair.

— J’en ai parlé à Frankie au téléphone et il va venir. Et voilà ce que j’ai gambergé…

Son index se pointa sur son ancien copain.

— … pour moi, toi t’es dans le coup du braquage d’hier soir. Comme t’étais dans le coup du casse l’autre fois. Tout concorde mon pote. L’autre nuit, les poulets t’ont cravaté près du SAFE, et aujourd’hui, tu viens m’aligner 7000 dollars le lendemain du braquage. Tu t’es un peu trop pressé, Luigi. Je prends le pari à mille contre un que t’es dans ce coup-là. Pas vrai ?

Le sang s’était retiré de la face de Louis Coppolano.

— Mais t’es cinglé ! Où que t’as péché ça ?

Johnny se tapota le front de l’index.

— Là-dedans.

Et le pointant sur son ancien copain :

— Et je vais savoir si j’ai raison. Aussi va falloir t’allonger, mon pote. Si tu le fais pas, on va employer les grands moyens. Tu dois voir ce que je veux dire ?

— Mais t’es cinglé, ne put que répéter Louis. T’es cinglé.

Sans le quitter du regard, Johnny fit claquer ses doigts. Mis en alerte, Louis voulut réagir, mais déjà deux bras puissants l’enserraient. Il n’eut pas besoin de tourner le cou. Il reconnaissait la force du colosse qui l’avait maintenu pendant que le type en gris le frictionnait, le soir où il avait connu l’Oranais. Et, près du type en gris à gueule de boxeur, venait de surgir le plus jeune, celui à face de cadavre, celui qui drivait la vieille Chrysler noire, cette nuit-là.

Johnny leur décocha un signe. Aussitôt tous deux se mirent à palper et à fouiller le père de Mike. Quand le boxeur allongea la main dans la poche où était l’enveloppe cachetée, Louis chercha à se débattre. Mais le colosse serra plus fort. Souffle coupé, Louis dut laisser faire. Le jeune truand au nez aplati lança l’enveloppe à Johnny, qui sifflota après l’avoir ouverte.

— Bravo, bravo. Y a l’air d’avoir le pacson. T’as affuré aux courses peut-être ?

Il fixait Louis de son œil impitoyable, et un rictus retroussait ses lèvres minces.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? s’emporta Louis. Toi t’es payé, non ?

— Sûr ! ricana Johnny. Mais à présent, ça me suffit pas. Ou plutôt, ça ne nous suffit pas, rectifia-t-il. Car tu dois bien te gourer que c’est pas pour moi que j’opère.

Il fit signe au colosse.

— Lâche-le.

Puis, balançant l’enveloppe au type à gueule de boxeur :

— Compte ça.

— Pas la peine qui se fatigue, ragea Louis en se frictionnant les bras. Y a 90 000 thunes.

— C’est bien ce que je disais, sifflota Johnny, récupérant l’enveloppe. Y a le pacson. Eh bien, va falloir que tu nous dises d’où ça sort, Luigi. Sinon…

— Sinon ?

— Sinon, on kidnappe la môme et la gonzesse à ton fils. Et tu sais ce qu’on leur fera, hein ? Devant toi… Jusqu’à ce que tu t’allonges…

La rage submergea Louis Coppolano. Il amorça un geste de violence, comme pour plonger sur Johnny. Aussitôt la gueule de boxeur le cogna au foie. Un coup brutal et sec que Louis ne vit même pas arriver. Il se plia en deux, se mordant les lèvres pour ne pas crier, tandis que Johnny poursuivait d’un ton neutre, mortel :

— C’est toi qui décides. Ou tu t’allonges, ou on cueille la môme et sa dabe.

Louis se redressa péniblement.

— Vous oubliez le métier de mon fils ! Si vous kidnappez les siens, vous allez avoir tout le F.B.I. et tous les flics de ce pays au cul. Ils vous trouveront. Ils y mettront peut-être le temps mais ils vous trouveront.

— Pas officiel, fit Johnny. On s’arrangera pour qu’il ne reste pas un témoin de vivant.

Son œil inhumain qui ne cillait jamais restait vrillé dans celui de son ancien copain des rues.

— Et même si je te disais d’où vient ce pognon, en quoi ça t’avancerait ? remarqua Louis qui se massait le foie dans une grimace douloureuse.

Un ricanement monta à l’assaut du plafond où demeuraient les fumées de la nuit.

— C’est que maintenant, je tiens pas seulement à savoir d’où vient ce pognon, précisa Johnny. Mais je veux aussi savoir où se trouve le reste… les diams… le jonc… les perles… enfin tous ces vingt millions que la télé annonce comme ayant été engourdis pendant le braquage. Et c’est un chiffre approximatif d’après ce qu’ils racontent, car beaucoup de gniards sont pas encore venus déposer avec les fêtes.

Une sonnerie l’interrompit. Il devait l’attendre, car du geste il ordonna au chauffeur à face de cadavre d’aller ouvrir. Ce dernier obéit.

Peu après, Georgie, l’un des porte-flingues de M.F. s’encadra dans l’entrée du salon-bar. Il souriait, mais, sous le Borsalino clair, les yeux restaient en alerte. Ses mains étaient glissées dans les poches d’un pardessus gris, luxueusement coupé. Après avoir balayé la pièce du regard, il s’effaça devant son patron.

— Salut Luigi ! jeta Frank Reggenti, pénétrant dans le salon, suivi de ses trois autres Siciliens, tout aussi élégamment fringués que Georgie, et non moins vigilants.

Lui était, comme toujours, sobrement vêtu. Et ses habits ternes, son air débonnaire, sa taille rondouillarde, lui donnaient plus que jamais l’allure d’un citoyen sans histoire. Il se tourna vers Johnny, le questionna d’un hochement de tête.

— Je suis de plus en plus sûr d’avoir raison, déclara ce dernier, brandissant la grosse enveloppe. Y a là 90 000 thunes. Sans compter les 7000 qu’il m’a rendues en arrivant.

M.F. reporta son attention sur son vieux copain de Brownsville. Sous les lunettes aux verres fumés qu’il ne quittait jamais, ses yeux pétillaient.

— Félicitations, Luigi, dit-il. Jamais je t’aurais cru capable de faire remonter dix cents. Bravo. Tu peux te vanter de m’en boucher un coin.

Il esquissa un sourire.

— Ainsi c’est donc vrai ? T’étais vraiment dans ce coup ? Eh bien, je vois que Johnny a eu le nez creux. Moi j’avoue que quand il m’a touché un mot de ça au téléphone, que j’y croyais pas. Tu comprends je te connais trop, Luigi. Oui je croyais trop te connaître. Mais je crois que je me suis gouré sur ton compte.

Il se tut, scruta longuement son vieux copain, demanda soudain :

— Où sont les vingt briques, Luigi ?

Il venait de parler en Sicilien. Et sans élever le ton. À vrai dire M. F. n’élevait jamais le ton. Même quand ils étaient gosses, même aux pires moments, Louis ne se rappelait pas avoir vu Frankie s’énerver. Il lui répliqua par un haussement d’épaules :

— Comment veux-tu que je le sache ? Je t’assure que vous vous foutez dedans. Je suis pas au courant de ce que vous racontez.

M.F. chercha les yeux de Johnny.

— T’as pas un coin de libre par-là ?

Johnny inclina le front, indiqua une porte qui se découpait dans la boiserie du fond.

— Si là-bas. Le boudoir de ma femme. Ou alors de l’autre côté…

M.F. n’écoutait plus. Il se tournait vers Georgie.

— Emmène tout le monde dans ce boudoir. Je vous rappellerai.

Il attendit que Georgie eût refermé sur ses hommes de barre et sur les gorilles à Johnny, pour revenir à Louis.

— Écoute, Luigi, dit-il. Perdons plus de temps. Indique à Johnny où il peut retrouver ce pognon, et ces diams, et fais vite.

— Mais je t’assure… tenta encore le père de Mike.

— Tstt, tstt, s’impatienta doucement son vieux copain. À quoi bon t’entêter, puisque tôt ou tard faudra que tu cèdes.

— À moins qu’il s’en foute de sa famille, glissa Johnny qui attrapait un verre d’eau.

Louis serra les poings.

— Vous bluffez. Je suis certain que vous n’oserez jamais faire ça. Vous auriez trop peur d’avoir tous les flics sur le poil. Et c’est ce qui vous arriverait si vous touchiez à la famille de mon gars.

Frankie s’approcha de son vieux copain.

— Si, Luigi, on osera. Et tu le sais. Alors si tu veux éviter un tas d’emmerdements à tout le monde, mets-toi à table, autrement…

— Mais pourquoi que tu veux mettre la main sur ce pognon ? ragea Louis. T’en as donc pas assez ?

Frankie repéra quelques havanes qui dépassaient de la poche du manteau de son copain. Il allongea son bras court, en prit un.

— Tu permets ?

Et aussitôt :

— Nous écartons pas. Qui te dit que je veux cette oseille pour moi ? Faisons une supposition. Admettons que des gens, puisque l’occasion s’en présente, s’intéressent à ce que ces diams soient rendus à leurs propriétaires.

Louis sursauta.

— Tu veux pas dire…

Frankie haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu crois que les gens dont je parle ont à foutre de 20 ou 30 millions de dois ? hein ? Suppose qu’ils en remuent autant tous les jours ou presque. Et ça à longueur d’année. Alors ?

— C’est pourtant une somme énorme, laissa tomber Louis, prenant machinalement, lui aussi, un cigare dans sa poche.

Frank Reggenti contempla le sien avant de reprendre :

— Pour toi, oui. Pour Johnny, oui. Pour moi, oui. Mais pas pour les gens dont on suppose l’existence.

Louis Coppolano avait envie de lui crier : « Tu fais partie de ces gens ! » Mais il s’abstint. À quoi bon… Il n’était pas de taille. M.F. avait noté son mouvement de révolte, car un mince sourire erra sur ses lèvres lorsqu’il reprit :

— Donc, pas la peine de t’entêter, Luigi. Il faut cette camelote… Et vite. Pour qu’elle puisse être rendue. Car je vais te dire… les gens dont je parle ont besoin d’avoir la paix pour leurs affaires. Or, avec cette histoire, les flics vont bouger. Et pas qu’un peu. Ils vont fourrer leur grand nez partout, emmerder tout le monde, coller la panique dans tous les bars, les boîtes. Partout. Ils vont tout foutre en l’air, car ils doivent l’avoir mauvaise d’avoir encaissé le plus grand braquage des États-Unis.

— Sans compter qu’un des leurs est mort ce matin à l’hosto, par suite de ses blessures, ajouta Johnny, en reposant son verre vide.

— Et que, s’ils se mettent à fouiner dans tous les coins, ça va coûter bien plus cher aux gens dont je parle, que ces millions de dois, enchaîna M.F.

— Et si vous vous étiez gourés et que je sache pas où est cette camelote ! coupa Louis.

— Alors tant pis pour toi, renvoya son vieux copain, faisant craquer le havane près de son oreille.

— Et tant pis pour les tiens, renchérit Johnny d’une voix brutale.

Louis les fixa alternativement. Dire que jadis… tous les trois… dans les rues froides et pouilleuses… Il eut vers eux un geste comme pour supplier. Mais Frankie n’était qu’indifférence, Johnny cruauté impitoyable. La règle de toute leur vie était inscrite sur leurs faces qui en avaient vu de rudes : la fin justifie les moyens. Dans un soupir, Louis ramena sa main droite qui allait s’abaisser à implorer, et chercha le regard de Frankie.

— Et les gars qui sont dans cette affaire, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Vous n’allez tout de même pas les faire emballer ? s’inquiéta-t-il, livrant ainsi la vérité.

M. F., qui flambait une allumette, éluda la question.

— Combien que tu devais toucher ?

— 400 000 dols.

M.F. se tourna vers Johnny.

— Tu les lui fileras.

Puis, dans un jet de fumée qui frappa Louis à la figure :

— T’es trop sentimental, Luigi. Tu l’as toujours été. C’est ce qui t’a perdu.

Le père de Mike s’étreignit les mains.

— Mais ces types-là ont été bien pour moi ! J’ai pas le droit de les trahir !

M.F. tira une autre bouffée de son havane, l’ôta de sa bouche, dit, de sa voix posée :

— Ça c’est toi que ça regarde. Mais maintenant t’as pu le choix. Ou eux, ou ta famille.

Il chassa d’un geste calme la fumée qui l’enveloppait, ajouta :

— Moi, je m’en vais. Je te laisse à Johnny. À présent c’est lui que ça regarde.

En attirant ce dernier à l’écart :

— Prends tout en mains, et réussis. À n’importe quel prix.

— Et s’il veut pas s’allonger ?

— Je t’ai dit, à n’importe quel prix. Maintenant, appelle mes gars.

Johnny allait s’éloigner. Frankie le retint par la manche de sa veste d’intérieur.

— Le bouscule pas trop tout de même. Je préférerais qu’il parle sous la menace plutôt que sous les coups.

L’œil froid de Johnny croisa celui du grand caïd.

— Le principal est que je réussisse, pas vrai ?

Et dégageant sa manche, il se dirigea vers le fond. Alors Frankie se retourna pour jeter un dernier regard sur son vieux copain des rues de Brownsville. Il le fixa en silence. Longuement. Avant de laisser choir de sa voix douce :

— Bien trop sentimental, Luigi. Bien trop.

Puis, cigare aux lèvres, il gagna la porte donnant sur l’antichambre. Comme il allait la franchir derrière Georgie qui l’avait rejoint, la voix de Louis le rattrapa :

— Frankie ? Est-ce que je peux savoir pourquoi ton tuyau a crevé l’autre fois aux courses ? Tu sais, The Day dans la 8e ?

M.F. se retourna, mâchonna son cigare, répliqua :

— Un incident comme on en voit jamais. Son jockey a doublé des gens que je connaissais.

— Ah ! celui qu’on a retrouvé quelque temps après, criblé de balles dans sa voiture ?

M.F. cracha un brin de tabac.

— Je voix que tu lis les journaux.

Et il disparut, encadré de ses gardes du corps.

* * *

Tom avait dit vrai. Il faisait beau dehors. Beau et froid. Et sous les rayons l’épaisse neige qui recouvrait les toits, les autos en stationnement, les arbres et certains trottoirs non souillés par les pas, étincelait dans une blancheur de rêve.

Pour un temps New York la puissante, New York l’extraordinaire, vivait au ralenti dans la joie de Noël. Pour quelques heures, ses rudes habitants oubliaient leur course aux dollars. C’était Noël.

Mais pas au 201 Varick Street. Là c’étaient les larmes, l’angoisse, la peur.

Douze personnes attendaient assises sur des bancs dans le long couloir du 4e étage. Deux flics en tenue les surveillaient. Il y avait de tout parmi ces douze personnes : une lycéenne de 17 printemps qui se camait et en revendait ; un ancien héros de Birmanie ; deux Noirs de Harlem, dont celui photographié par Mike avant son départ pour l’Europe ; une starlette et son papa gâteau, un vieux bourré de fric mais sans scrupules ; une goualeuse de Broadway ; un acteur sans rôle et complètement cuit ; plus une dame à face-à-main, et trois mirontons démolis par la dop.

Au bout du couloir, les pas du grand patron des douanes retentirent dans l’immense building vide. Lui aussi avait laissé sa famille et sa journée de fête. Le boulot d’abord. Il passa devant les bancs, soupesa les drogués d’un œil exercé, avant de pousser la porte du bureau de ses spécialistes en stups.

Ceux-ci étaient quatre dans la pièce.

Mike et Tom, bien sûr, plus Chester un agent noir, celui qui avait emballé le nègre à la photo, et son équipier George, un Blanc qui débutait. Tous quatre entouraient un type petit assis sur une chaise. Il avait peu de cheveux, le nez busqué, du sombre l’habillait. Son regard était mobile, apeuré, comme celui d’un lapin.

— Toujours rien de neuf ? lança le grand patron, s’adossant à la porte refermée.

Mike se retourna.

— Non. Il dit qu’il n’a jamais livré à personne d’autre qu’à ceux que nous avons cravatés sur ses indications.

Chester découvrit ses belles dents blanches dans un sourire.

— Il tient à sa situation de demi-grossiste. Il affirme qu’il est rare qu’il se mouille dans le détail.

Tom, qui puisait dans le paquet de Camel de Mike, renchérit.

— Il jure qu’il dit la vérité, qu’il ne cherche à planquer personne. Tous ceux à qui il a fourgué de la dop enveloppée dans le papier en question sont à côté. Tout au moins, c’est ce qu’il dit.

Le Grec écarta les bras.

— Puisque je vous le jure…

Mike lui décocha un sale regard.

— Si tu fouilles pas un peu mieux dans ton foutu crâne de crapule, je te jure une chose, moi : c’est de te faire attraper le maximum.

— Au moins vingt piges, laissa choir Chester d’un ton détaché.

— Sinon trente, remarqua Tom du même ton.

Un peu de sueur perla au front du trafiquant.

— Mais puisque je vous jure que je dis vrai ! Après tout, c’est peut-être un de mes revendeurs qui a fourni le gars que vous recherchez !

Le grand patron soupira.

— Il a peut-être raison, car aucun d’à côté ne répond au signalement des braqueurs de la 47e Rue.

Le Grec sauta sur l’occasion.

— Bien sûr voyons ! Ça peut être que ça !

Son index désignait le mur derrière lequel se trouvaient le couloir et les bancs.

— C’est sûrement l’un d’eux qu’a revendu la came à votre gars… Faut les faire parler ! Ah ! si je pouvais vous aider !

Mike qui épluchait un carnet trouvé en sa possession lui jeta :

— Ta gueule.

Et vers son patron :

— Si c’est ça, on n’est pas à la veille d’être quittes. Car avant de savoir la vérité avec ces cinglés de chnoufés ça va nous prendre du temps.

— On a le temps pour nous, Mike, renvoya le patron en se détachant de la porte.

Mike acquiesça sans lever le nez du carnet.

— Bien sûr, patron. Mais peut-être pas pour cette affaire. Car faut agir vite. Les diams peuvent être lessivés ou franchir la frontière dans les jours qui viennent. Et après, pour les récupérer…

Puis brusquement, et d’un ton hargneux, vers le Grec en désignant une page du carnet :

— Qu’est ce que c’est que ce Steve ? 4 h 30 aujourd’hui dans le téléphone face à l’hôtel Victoria ? Au coin de la 51e Rue Ouest et de la 7e Avenue ? Hein, qu’est-ce que c’est ? Tu vas répondre ? Qui c’est ce type ?

Tom, sans bien savoir ce que venait de lire Mike, vint à la rescousse. Il se pencha sur le Grec, gronda :

— Oui, qu’est-ce que c’est ? Qui est ce mec ?

— Allons, réponds ! jeta Chester.

— Fais vinaigre, menaça George.

— Qu’est-ce que tu attends pour le dire ? hurla Mike, empoignant le Grec d’une main rude.

Le Grec lança autour de lui des yeux de bête traquée.

— Alors, t’accouches ? cria Tom, avançant une gueule menaçante sur le Grec qui s’affolait de plus en plus.

Ce dernier se recula un peu, déroba son regard apeuré, parvint à bafouiller.

— … Mais… mais… c’est pas grave. C’est… c’est un… client que je dois livrer à cette heure-là, et… et… que j’ai oublié de vous signaler.

Mike leva les bras. La gifle résonna comme une lanière de fouet fauchant un mur de pierre.

— Voyons Mike, reprocha le grand patron.

Mais Mike n’écoutait pas. Il poursuivait, fouillant le Grec de son regard aux reflets d’acier.

— Je t’ai prévenu qu’il fallait pas mentir. Où habite ce type ? Pourquoi que tu le livres pas chez lui ?

— Oui, pourquoi dans ce téléphone ? enchaîna Tom.

— Oui, pourquoi ? jeta Chester.

— Allons, réponds, bougre de salaud ! se fâcha George qui en voulait lui aussi.

Le trafiquant porta la main à sa joue qui virait au rouge, et ses prunelles de lapin allèrent de l’un à l’autre.

— C’est parce que je connais pas son adresse. Quand il a besoin de came, c’est lui qui me téléphone et me dit où livrer. Parfois c’est au Métropole, parfois ailleurs.

Le directeur s’avança d’un pas.

— Quand vous a-t-il téléphoné pour vous fixer ce rendez-vous ?

— Ce matin. Il voulait que je vienne à midi, mais…

Il tenta un sourire, vite effacé devant la face dure et impitoyable de Mike.

— … vous savez ce que c’est. J’ai réveillonné et…

— Son signalement ? le stoppa Mike.

Le Grec fit la moue, parut chercher en lui, avant de répondre.

— Plutôt petit… maigre… le front dégagé comme moi… avec plus de cheveux tout de même… les yeux ? Bleus… Non, non, plutôt verdâtres… très souvent un chapeau tyrolien, et…

Mike leva la main pour le faire taire, et fit signe à Tom de se pencher sur la feuille où s’étalait le signalement des braqueurs décrits par les témoins du hold-up.

Après l’avoir épluché sérieusement, Tom la passa au directeur, pendant que Mike qui la connaissait par cœur, murmurait rêveusement :

— Ça peut-être ça… Comme ça peut être autre chose… Qu’en pensez-vous, patron ?

Celui-ci haussa les épaules.

— On ne sait jamais. En tout cas ce signalement colle par la taille et la description avec l’un de ceux-ci.

Son doigt pianotait la feuille.

— De toute façon, faut bien emballer ce camé, remarqua Chester. Alors…

— C’est ce que vous allez faire, décréta le grand patron. Mais vous avez intérêt à y aller mollo, et essayer d’abord de situer où il habite. Même s’il n’est pas dans le coup du hold-up ça servira toujours. Et s’il l’est, probable qu’il va vous conduire tôt ou tard à ses complices. Alors, opérez en douceur, garçons. Compris ?

Tous eurent un geste approbateur. Puis Mike consulta sa montre, posa machinalement le regard sur la photo des siens qui ornait son bureau, soupira.

— Il est 3 heures. On a plus d’une heure devant nous. Je propose qu’on prépare ça soigneusement.

Ses sourcils se froncèrent lorsqu’il revint au Grec.

— Tu vas livrer comme si de rien n’était. Et pour que tu puisses le faire, on va te rendre quelques paquets de dop. Quand tu remonteras la 51e Rue, l’agent que voilà te suivra. Et c’est aussi lui qui te récupérera.

Son menton indiquait le jeune George, et il poursuivit :

— Et n’essaie pas de te défiler. George est champion de tir et serait trop content d’essayer son 38 tout neuf.

Le Grec le rassura de ses deux mains hâtivement brandies.

— Vous inquiétez pas. J’ai pas envie de lui faire brûler ses cartouches.

Et retournant ses mains pour présenter les paumes, il implora :

— Si ce Steve est bien le gars que vous cherchez, vous me ferez une fleur, hein ? Car c’est une fameuse affaire ce braquage ! Si je vous aide à la réussir, vous m’assaisonnerez pas trop dans votre rapport, hein, monsieur le détective ?

Mike se tourna vers ses compagnons dans une grimace écœurée.

— Vous l’entendez comme il dit ça ? Monsieur le détective !

Revenant au Grec.

— Je t’en foutrai moi, des monsieur le détective, espèce de saligaud.

Tom, qui ne voulait pas que le Grec se bute car ils avaient besoin de lui, s’interposa et conseilla au trafiquant :

— Fais ce qu’on te demande et on verra après. Mais pour l’instant boucle-la.

Mike, qui lorgnait de nouveau la photo des siens, soupira à l’intention de Tom :

— Quand je pense que Connie doit encore avoir remis notre morceau de dinde au four et que…

Tom lui montra le téléphone.

— Appelle-la et dis lui qu’on viendra plus. Inutile de la faire poireauter. En même temps, elle te dira si ton père est enfin arrivé. Elle semblait drôlement inquiète tout à l’heure lorsqu’elle t’a téléphoné !

Le grand gars haussa les épaules.

— Pourquoi l’appeler ? Pour lui coller le cafard ? Elle l’a bien assez comme ça. Quant à mon vieux, il a dû rester coucher chez un de ses copains.

Le grand patron sourit.

— Cette histoire de dinde me fait songer que je vous ai commandé quelques sandwiches. Je vais pousser jusqu’à mon bureau et je reviendrai les dévorer avec vous.

Il sortit. Chester proposa :

— Si on commençait à s’occuper des dopés qui attendent dans le couloir ?

— Ça déblaiera toujours, approuva Mike, qui ajouta vers Tom :

— Tu devrais emmener le Grec à côté et préparer l’opération de tout à l’heure.

— D’accord, fit Tom, faisant signe au Grec de le suivre.

— Si on a besoin de lui pour une confrontation, on le rappellera, déclara Mike.

Une fois Tom et le Grec disparus dans le bureau voisin, Mike se tourna vers George.

— Fais donc entrer la starlette et le vieux vicelard que t’as cueillis ce matin chez eux. On va leur souhaiter un bon Noël.

Peu après le couple pénétrait dans le bureau. Lui pas mal voûté, elle encore belle, mais déjà marquée par le vice de la drogue. Chester leur désigna des sièges. En s’asseyant, le regard du vieux accrocha la photo sur le bureau de Mike, et s’y maintint avec curiosité. Le grand gars s’en aperçut. Il tonna :

— Vous pouvez pas lorgner ailleurs, non ?

Allant à la photo, il en tourna le cadre, présentant ainsi Connie et la gosse au soleil qui traversait les vitres, et les dissimula aux yeux du vieux.

* * *

Au-dessus du bar, une pendulette indiquait 4 h 30. Johnny Vaccario ouvrit un tiroir de son comptoir et en ramena un lourd 45. Il logea une balle dans le canon, glissa l’arme dans la poche de son pardessus bleu croisé. Costume, pardessus, chapeau et jusqu’aux gants de peau souple, il était tout en bleu, et possédait l’élégance des Italo-Américains.

Contournant le comptoir, il vint jeter un coup d’œil sur Louis Coppolano. Son ancien copain était lié sur une chaise, et n’avait plus sur lui que son pantalon et sa chemise. L’un de ses pieds était déchaussé et la jambe de pantalon du côté de ce pied était retroussée jusqu’au mollet. Sa tête argentée pendait sur sa poitrine, dont l’échancrure de la chemise laissait voir des poils sombres. Du sang lui souillait le menton. Il était évanoui.

Non loin du père de Mike, le colosse occupait un canapé de cuir. La face à demi dissimulée par une revue, il était plongé dans un problème de mots croisés. Mais à voir son front dont les cheveux plantés bas rejoignaient presque les sourcils, les gens iraient twister dans la lune qu’il n’aurait pas encore résolu son problème, sûr ! Ses genoux touchaient la table basse sur laquelle voisinaient des verres, une bouteille de scotch, un nerf de bœuf, et un fer à repasser dont le fil traînait à terre.

Après avoir inspecté le tout de son œil froid, Johnny prit des lunettes dans la poche supérieure de son pardessus et les chaussa. Puis, d’un pas décidé, il gagna l’antichambre où l’attendaient le jeune chauffeur à tête de mort, et le type en gris à gueule de boxeur.

Tous trois sortirent.

La porte claqua doucement sur eux. Sur son canapé, le colosse poussa un soupir d’aise et suçota son crayon d’un air inspiré.

* * *

Le téléphone public se dressait solitaire, bien en vue, au coin de la 51e Rue Ouest et de la 7e Avenue. Il était situé juste à l’angle d’une place, dont le large terrain découvert laissait voir au loin. Tôlée à partir du sol, la cabine qui le composait se terminait par du verre ce qui permettait de voir le buste des gens qui en usaient. En réalité il y avait deux cabines se faisant face, séparées par une cloison de verre, possédant chacune son téléphone et sa porte indépendante.

À 4 h 30 pile, le Grec pénétra dans l’une d’elles. À quelques pas, George le surveillait. Mais hypocritement. Il enlaçait comme un amoureux la secrétaire personnelle du grand patron, que celui-ci avait prêtée après l’avoir arrachée aux joies familiales de Noël. La fille était jolie. Mais le jeune agent du trésor ne se laissait pas troubler. Par-dessus l'épaule parfumée, il guettait son gibier.

De l’autre côté de la rue qui commençait à s’allumer car d’ici peu le jour allait tomber, Chester se tenait au volant de la camionnette Volkswagen bleue. Il avait passé une blouse, coiffé une casquette plate de livreur de grande maison. Dans son dos, Tom et Mike épiaient les passants qui ne pouvaient les voir derrière leurs glaces spéciales.

Soudain, Tom cogna les flancs de son copain.

— Je crois que c’est ça.

Tous deux fixèrent leur attention. Au-delà de la rue un type venait de pénétrer dans la cabine faisant face à celle du Grec.

C’était bien Steve Ryan. Il était pâle, pas rasé, les yeux injectés de rouge. Il avait passé la nuit à boire et à se droguer de came et de jazz. Son petit chapeau tyrolien, rejeté en arrière, découvrait son front intelligent. Son manteau où manquait le bouton flottait plus que jamais autour de son corps mince.

Ignorant le Grec qui à quelques centimètres de lui faisait semblant de téléphoner, il logea des pièces dans la fente, décrocha son appareil. Puis il abaissa les yeux sur le petit accoudoir qui se poursuivait comme un jumeau, dans l’autre cabine. Sous l’interstice laissé par le verre et le bois qui se rejoignaient mal, une enveloppe de carte de visite glissa doucement. Un coup d’œil au dehors : nul ne s’occupait d’eux. La main avide et tremblante de Steve retomba sur la légère enveloppe, l’escamota. Une seconde après, il fourrait à la place six billets de 100 dollars. Et ignorant toujours son vis-à-vis, il raccrocha en hâte et sortit de la cabine. Tout son corps frémissait d’impatience. Dans son poing droit il étreignait la dop, celle qui allait le sauver, lui faire oublier un peu sa Margaret, qu’il n’avait pas osé aller revoir sur son lit, là-bas dans la chambre minable.

Le Grec sortit à son tour, remonta la 51e Rue ainsi qu’on le lui avait ordonné. Sans lâcher le bras de sa « fiancée », aussitôt George lui emboîta le pas. Dans sa poche droite, son index ne quittait pas la détente du 38 spécial police tout neuf.

Steve, lui, descendait la 7e Avenue à la recherche d’un bar. Lorsqu’il en aperçut un, il s’y précipita. Dans leur camionnette qui le suivait, les spécialistes en stups n’avaient pas besoin de dessin. Ils savaient. Ils savaient que l’homme devait courir s’enfermer dans les lavabos pour prendre sa ration de drogue. Comme ils savaient à présent qu’ils le tenaient, et qu’il parlerait s’il faisait vraiment partie de la bande ayant dévalisé le SAFE. Pour ça ils n’avaient qu’à le priver de son poison et… car lorsqu’un camé souffre du manque… sa mère qu’il vendrait. Du tout cuit.

Chester stoppa non loin du bar.

Peu après ils virent le type ressortir et se diriger vers une station de taxis.

— Fais gaffe, Chester ! alerta Mike par les trous aménagés dans la cloison qui les séparait de lui.

Mais leur compagnon lui aussi avait vu. Il commença à embrayer, s’immobilisa soudain. Au lieu de prendre un bahut, leur type avisant une kermesse où on distillait de la musique, changeait de direction et s’y engouffrait.

— Attendons, soupira Mike.

— Tant pis pour la dinde, renvoya Tom en se marrant.

— Vous n’allez retrouver que les os, blagua Chester qui avait entendu.

Il avait lâché la blague entre ses dents, pour éviter que les passants ne puissent s’étonner de le voir parler seul.

Puis tous trois ne quittèrent plus de l’œil une silhouette en chapeau tyrolien qui, derrière les vitres, venait de se coller des écouteurs aux oreilles.

* * *

— Je n’ai fini qu’à 2 heures cet après-midi, expliquait Ted dans le téléphone. Quel boulot ! Mais le résultat est sensationnel. On peut traiter sur la base de 19. M’man est d’accord, et n’exige pas de contre-expertise. Elle a confiance en moi… N’est-ce pas M’man ?

Sans lâcher l’appareil, il dirigeait sur la grosse femme un œil interrogateur. Celle-ci lui expédia un signe rassurant. Le vieux fourgue reprit dans l’ébonite :

— Alors réunissez la somme pour demain 11 heures si possible. Autrement dit 40 % de 19, sept millions six cent mille thunes. On traitera aussitôt. Avertissez le groupe. À demain.

Il raccrocha, se frotta les paumes en revenant se poster devant une valise ouverte, où s’entassait le butin du SAFE.

— Tout est réglé, M’man, dit-il. On traitera demain. En attendant, veillez bien là-dessus. N’ouvrez pas à n’importe qui.

Il souriait. M’man lui rendit son sourire.

— Vous bilez pas. On attend deux amis à 5 heures, c’est-à-dire dans un quart d’heure, mais sinon méfiance. D’ailleurs Sam est là. Il quittera pas la valise de l’œil.

Elle montrait son garçon qui, assis dans un fauteuil se tordait de rire devant le poste de télé, où le Ringling-Circus transmettait son programme en direct.

Le vieux fourgue alla récupérer son manteau sur le lit-divan où il avait passé la nuit.

— Eh bien, c’est parfait, M’man. Il ne me reste plus qu’à me sauver. Et merci pour votre hospitalité. J’ai, ma foi, très bien dormi. Sauf que j’ai peut-être un peu trop rêvé de diamants.

— Je voudrais bien faire ce genre de rêve toutes les nuits, plaisanta la grosse femme, le précédant vers la porte. Il y en a de plus sales.

— Ma foi… rigola Ted en lui serrant la main.

Il regarda vers le fauteuil où se trémoussait le petit tueur.

— Vous lui direz au revoir pour moi. Inutile de le déranger.

— Entendu, fit M’man. Allez, à demain, Ted. Et changez pas de rêve.

— Ça risque pas, renvoya-t-il en sortant.

Elle écouta décroître le bruit de ses pas et referma. Revenant dans la pièce, elle rafla sur la table une boîte de chocolats, alla s’asseoir dans le fauteuil voisin de celui de son fils.

Lorsque plus tard la sonnerie de la rue retentit, M’man vérifia l’heure. Il était 5 heures juste. Elle se leva en maugréant, car la sonnerie l’avait tirée d’une douce somnolence. Pris par l’apparition sur l’écran d’un couple de clowns célèbres, Sam n’avait même pas bronché. M’man se dirigea vers les boutons commandant l’entrée, et au passage, elle remit la boîte de chocolats sur la table.

Elle appuya sur le bouton déclenchant l’ouverture de la rue, attendit, puis appuya sur celui du parlophone, lança dans l’acoustique :

— Qui ?

— Louis, renvoya une voix.

— O.K. fit M’man, libérant le bouton.

Cinq secondes après, on heurtait la porte. Elle alla ouvrir, lança joyeusement :

— Vous êtes à l’heure, pépère !

Puis elle cria, un cri qui venait des tripes :

— Sam ! Sam !

Et elle voulut refermer sur l’homme en bleu, qu’épaulait un homme en gris, à gueule de boxeur. Mais ils la repoussèrent sauvagement, et s’engouffrèrent, flingues aux poings.

Au cri de sa mère, le petit Sam avait réagi. En un éclair il avait compris, et se ruait vers la desserte sur laquelle étaient ses P38. Un ordre brutal le stoppa dans son élan.

— Bouge pas !

Il se retourna. L’homme en bleu était déjà au centre de la pièce. Son homme de barre, adossé à la porte, un colt à la hanche, bouchait la sortie. M’man se précipita vers son fils, et s’interposant entre lui et l’homme en bleu elle hurla, méprisant le danger.

— Fonce, Sam ! Fonce !

Le petit Sam se ressaisit. Il plongea sur ses calibres en songeant : « Peut-être que l’autre n’oserait pas tuer, ou qu’il hésiterait une seconde. » Mais l’autre n’hésita pas. Il tira. Et vite. M’man qui le guettait se jeta littéralement au-devant du coup de feu. L’impact du lourd 45 la fit tournoyer et elle porta une main à son épaule d’où le sang se mettait à pisser. L’homme en bleu l’oublia aussitôt. Faisant dévier son poignet armé, il chercha Sam, mais le trouva un dixième de seconde trop tard. Dans le même mouvement, le petit tueur avait raflé ses flingues et pivoté du buste. Les deux P38 aboyèrent en même temps dans ses petites mains grasses. Le coup droit cueillit Johnny Vaccario en plein front, juste sous son Borsalino bleu, qui roula sous la table. Le truand s’écroula sur les genoux avant de basculer en arrière, jambes repliées sous lui.

Bien dirigée, la deuxième bastos avait fait sauter un éclat de bois à quelques centimètres du type en gris. À son tour, celui-ci balança la sauce. À cadence accélérée. Le petit Sam dégusta en plein bide. Mais il ne dégringola pas. Ayant enregistré que sa mère tombait, il se rua sur le type, dents bloquées, index crispés sur les fameux pistolets des paras allemands. Malheureusement, emporté par son élan, il buta dans le corps de Johnny, et s’affala en avant, après avoir encore fait quelques pas. Déviées, ses balles s’enfoncèrent dans le parquet, à un mètre du type en gris. Protégé par miracle, ce dernier abaissa son poing sur le petit Sam, et tira de nouveau. Avec rage. Avec peur. Sam eut deux, trois sursauts violents, puis se raidit. Ses mains s’entrouvrirent, les P38 trop lourds pour elles glissèrent doucement sur le parquet.

Le laissant là, le type en gris fut en deux bonds sur Johnny Vaccario. Mais pour ce dernier comme pour Sam, les carottes étaient cuites. Vite le type balaya la pièce du regard. Il repéra M’man qui rampait vers son fils, de sa volonté tendue, en soufflant durement. Il leva son poing armé en sa direction, hésita une seconde, puis avisant la valise, se rappelant soudain ce qu’ils étaient venus chercher, il se rua dessus.

— Merde, murmura-t-il, assommé, en l’ouvrant et découvrant le contenu. Merde !… Pas possible !

Jambes coupées, l’œil luisant, il resta planté devant, murmura encore :

— Merde !… jamais de ma vie… même au cinéma…

Le bruit d’une chaise que M’man fit tomber en rampant le fit sursauter. Et il se ressaisit. Il reboucla la valise, l’empoigna, fonça vers la sortie, oubliant M’man, oubliant tout. Sa gueule de boxeur étincelait de joie folle. Après un exploit pareil M. F. allait le faire monter en grade. Sans compter la prime. La grosse.

Il en oublia de fermer derrière lui.

Tendue par l’effort, ses ongles incrustés dans le parquet, M’man accompagna sa fuite d’un regard meurtrier. Puis, en gémissant, elle tortura son corps énorme pour qu’il cède à sa volonté, car là-bas, à 3 mètres, son petit Sam l’attendait.

En bas, le type en gris sauta dans la vieille Chrysler noire, et lança au chauffeur qui n’avait pas bougé du volant :

— Chez Johnny. Vite. On va récupérer le gros et se barrer. Faut mettre tous ces diams à l’abri, et affranchir M. F. Johnny vient de se faire dessouder. File.

Le jeune chauffeur embraya, et la Chrysler bondit dans la rue envahie par la nuit.

Ils n’avaient pas fait 20 mètres qu’un taxi stoppait devant chez M’man. Et derrière une Volkswagen bleue émergea à son tour.

Steve descendit du taxi, traversa le trottoir en titubant ; la fièvre, l’alcool, la drogue le minaient. Il allongea le doigt vers le bouton sous lequel on lisait : Rejaski, et sursauta en devinant une présence à ses côtés. Il tourna le cou, offrant sa face démolie par la douleur, où seuls vivaient ses yeux de camé. En voyant un Noir qui lui souriait, il se rassura, surtout quand il enregistra sa tenue. L’homme était vêtu en livreur, portait sous le bras un long carton blanc noué par un ruban sombre.

— On dirait que c’est pas fermé, remarqua le Noir, montrant la porte qui béait sur le corridor, plongé dans l’obscurité.

Steve s’en aperçut à son tour. Il acquiesça d’un signe, fit un pas. Le Noir s’effaça.

— Après vous.

Steve passa, alluma dans l’escalier, commença à grimper, l’esprit plongé dans sa détresse. Derrière lui, le livreur sifflait joyeusement un air de jazz.

Sur le palier du 1er la porte de M’man était, elle aussi, grandement ouverte. Un flot de lumière s’en échappait ainsi que le bruit d’un poste de télé. Steve fronça les sourcils, marqua un arrêt avant de se décider à entrer. Le Noir, qui avait fait mine de poursuivre son chemin et avait gravi quelques marches menant plus haut, redescendit vivement. À son poing noir luisait doucement le noir d’un canon de revolver. Au-dessus de sa tête, des portes claquaient, des voix s’interrogeaient.

— On aurait dit que c’étaient des coups de flingue !

— Ça vient de chez M’man, je vous dis, fit une voix de femme.

— Mais non, c’est de la rue ! fit une autre voix. Je suis pas folle tout de même !…

Si Chester avait enregistré ces phrases, c’était malgré lui, car il venait de bondir à la suite de Steve et ordonnait, lui plaquant son 38 police dans les reins :

— Bronche pas.

Et collé à lui, il le poussa dans le logement, tandis que dans l’escalier Mike et Tom se ruaient. Tous entrèrent presque à la même seconde. D’un coup de talon, Tom referma la porte sur les curieux qui commençaient à descendre des étages. Puis lui et Mike, doigt sur la détente, œil aux aguets, foncèrent vers la pièce éclairée, d’où jaillissait le bruit joyeux d’une musique de cirque. En un éclair, ils jaugèrent la scène. Immobilisé par Chester qui le tâtait pour voir s’il n’était pas armé, Steve, hébété, l’haleine puant la gnôle, protestait faiblement.

— De quoi… de quoi…

Puis il aperçut M’man, avança sur elle. Chester laissa faire. Elle était assise à terre, du sang lui pissait de l’épaule, elle tenait sur ses gros genoux la tête du petit Sam. Elle leva sur Steve ses gros yeux globuleux. Il y avait plein de larmes dedans. Et plein de détresse. Autant que dans ceux de Steve. Ce dernier hocha sa face aux pommettes enfiévrées par le manque de sommeil.

— Qui l’a buté, M’man ?

Aussitôt les agents retinrent leur souffle. Le pouce de la grosse femme désigna faiblement le corps de Johnny Vaccario.

— Lui, et d’autres… Je sais pas d’où ils viennent… Y se sont juste servis du nom du vieux.

— Et les diams ?

Elle passa sa main boudinée dans les cheveux du petit Sam.

— Un mec s’est barré avec…

Les épaules de Steve s’affaissèrent.

— Tout ça n’a plus d’importance.

— Non, dit M’man en bougeant pour mieux caler la tête de son fils au creux de ses genoux. Rien n’a plus d’importance.

Dans l’effort un jet de sang plus violent lui avait jailli de l’épaule, et souillé la poitrine du petit Sam. Elle porta une main à sa blessure pour la comprimer, et dans le mouvement, son œil repéra les hommes présents. Elle jeta :

— Qui c’est, Steve ?

Steve eut un geste des épaules. Il laissa choir désabusé, vaincu, comme soulagé :

— Des poulets, je suppose…

Dans une grimace de douleur, M’man essaya de se tourner vers eux.

— Barrez-vous, les flics. Laissez-moi crever tranquille. Pas de…

Elle s’interrompit, crispa ses doigts poissés de sang à son épaule, avant de pouvoir achever :

— Pas de flics ici. Jamais.

Mais ceux-ci n’écoutaient plus. Mike s’informa près de Tom qui, après avoir fouillé Johnny Vaccario, épluchait des enveloppes et des papiers trouvés sur lui.

— Qui ?

— Johnny Vaccario, répondit Tom sans lever la tête.

— Je crois connaître ce nom-là, remarqua Chester dont l’œil restait machinalement attiré par la télé où venait d’apparaître une équipe de sauteurs arabes. Mes indics de Harlem le donnent comme un gars du Syndicat.

— Moi aussi je connais ce nom, fit Mike en se dirigeant vers M’man. Mon père en parlait souvent quand j’étais môme.

Et penché sur la grosse femme, indiquant le corps de Johnny :

— Il y a longtemps qu’il était là, avant qu’on arrive ?

M’man ne l’honora même pas d’un regard. Mike tonna :

— Répondez, bon Dieu ! Aidez-nous à venger ce garçon !

Elle se décida à lever les yeux, laissa tomber :

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

Mike ravala un juron. Puis son œil s’alluma. Il venait d’apercevoir les P38. Rapide, il se baissa et les ramassa.

— Les canons sont encore chauds, dit-il vers ses copains. Donc y a pas longtemps que ces crapules-là ont dû se mitrailler.

Et comme si une idée se présentait à son esprit :

— Les occupants de la vieille Chrysler qui filait à notre arrivée seraient donc dans ce coup que ça m’étonnerait pas.

— T’as peut-être raison, fit Chester songeur. Car les gens de cette baraque n’ont commencé à réagir que lorsque je montais les marches. Donc c’est que la fusillade venait de finir. Et peut-être bien que cette Chrysler…

Mike ne le laissa pas achever. Il claqua des doigts vers Tom.

— Vite, Tom. Taillons-nous. Tâchons de garder le contact. Filons chez ce Vaccario. On verra bien. Toi, Chester, occupe-toi de ce gars-là. Préviens une ambulance. Affranchis le patron. Dis-lui où on court. Dis-lui aussi qu’il fasse interpeller toutes les vieilles Chrysler noires. Tom, refile-lui l’adresse de Vaccario.

Tom jeta une enveloppe à Chester et bondit à la suite de Mike qui déjà dégringolait l’escalier en bolide, sous le regard excité des curieux.

Ils n’étaient pas en bas que Chester découvrait les sacs de toile et les portefeuilles vides, ainsi que les pantalons d’uniforme des Laventure.

Sa main s’abattit sur le téléphone.

* * *

Tom menait la Volkswagen à un train d’enfer. Pas un comme lui parmi ceux de Varick Street pour mieux connaître Manhattan. Et grillant feux rouges sur feux rouges, en moins de deux il déboucha dans la rue de Johnny Vaccario. Heureusement que c’était Noël et que les pieds-plats chargés de la circulation ronflaient encore à moitié !

De loin, Mike repéra l’arrière d’une vieille Chrysler noire à l’arrêt.

— Je veux qu’on me les coupe, si ce n’est pas la bagnole de tout à l’heure, dit-il, excité.

— Je pense comme toi, renvoya Tom qui lui aussi avait vu.

Puis, comme ils s’en approchaient ils repérèrent un chauffeur à l’intérieur.

— Est-ce que… hésita Tom.

— Colle-toi devant, jeta Mike. On ne sait jamais… Je vais l’interpeller.

Tom doubla la Chrysler et, brusquement se rabattit sur la gauche. Les freins gémirent, une des roues monta sur le trottoir. Mike sauta en voltige, cria.

— Fonce chez Johnny. Je te rejoins.

Il avait son 38 spécial au poing. Tom aussi.

Et au loin mais se rapprochant, des sirènes de police commençaient à déchirer l’air. Allons, Chester avait fait vinaigre. Le grand patron aussi. À tout hasard il leur envoyait du monde.

En deux secondes, Mike arriva sur la Chrysler. Il vit le chauffeur qui, affolé, tentait désespérément de faire une marche arrière. Il lui hurla :

— Stop !

Mais le type n’obéit pas. Il avait perdu son contrôle. Le hurlement des sirènes… l’arrivée brutale de ces hommes armés… Il chercha encore à reculer, y réussit à moitié. Aussitôt Mike tira. Dans le pare-brise. Sur la gauche, pour ne pas toucher le gars. Pour lui faire peur. Pour l’avoir à sa main. Et sitôt tiré, il bondit entre le capot de la Chrysler et l’arrière de la Volkswagen. Il était temps. Talonné par la frousse, le type à face de cadavre s’enfuyait, après avoir sauté de la voiture. En trois bonds Mike fut sur lui, et leva son poing armé. La crosse du 38 chopa le jeune chauffeur sous l’oreille, et il culbuta dans la neige.

Mike ne s’en inquiéta plus. Il s’engouffra dans la maison de Johnny Vaccario, poursuivi par le hurlement des sirènes qui se rapprochaient de plus en plus.

Comme il débouchait sur le palier du 3e, Tom, d’un signe vigoureux, lui ordonna de faire doucement. Il avait son oreille collée à la porte sous laquelle filtrait un mince rai de lumière. Mike prêta l’oreille à son tour.

— Magne-toi, disait une voix assez distincte. Puisque je te dis que Johnny est canné ! Et que Bill nous attend dans la Chrysler avec une pleine valise de diams ! Faut essayer de toucher Frankie d’urgence, et le mettre au parfum de ce qui s’est passé.

— Mais qu’est-ce que je fais du vieux ? s’inquiéta une deuxième voix, grasseyante celle-là. Est-ce que…

— J’en sais rien moi ! s’emporta la première voix. Flingue-le si t’en as envie. Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ! Mais magne-toi la raie, c’est tout ce qui m’intéresse.

Puis s’énervant de plus en plus :

— T’entends pas ? On dirait les flics !

— Ça peut-être pour nous, rassura la voix grasseyante. Personne peut savoir ! C’est trop tôt.

Mike décida d’agir. Désignant la serrure à Tom, il lui fit signe de s’écarter, et de se tenir prêt. Puis il présenta le canon de son 38 à toucher la serrure et tira. Tout son chargeur. La serrure vola en éclats. Mike sauta de côté pour laisser la route à Tom qui se rua d’un coup d’épaule. La porte céda, et les deux copains guidés par la lumière atterrirent devant le salon de Johnny Vaccario où deux hommes se tenaient prêts à partir. Le tout avait duré trois secondes.

À leur intrusion, le type en gris à gueule de boxeur, qui avait amorcé un mouvement pour faire face au bruit des détonations, leva son bras. Son colt tonna dans la pièce. Deux fois. La première bastos rasa la joue gauche de Tom, la seconde lui troua le bras gauche. Sans ralentir, Tom qui avait à peine senti le choc appuya sur son 38. À une cadence folle, les balles s’enfoncèrent dans le ventre du type en gris. Il recula, glissa le long du comptoir, lentement, comme étonné, alors que son colt lui sautait de la main.

Surpris par la sauvagerie et la rapidité de la scène, le colosse désarmé qui cherchait son nerf de bœuf du regard arriva trop tard à la parade. En un éclair, Mike fut sur lui. Il avait repéré son père lié sur une chaise, mais il vola sur le colosse en lui balançant son 38 vide en pleine gueule. Et profitant de ce que l’autre, par réflexe, avait cherché à se garer du choc, il lui faucha les flancs d’un gauche, suivi d’un droit fulgurant. Un une-deux imparable qui aurait plu à l’Oranais, aussitôt embelli par un doublé sous le menton, vers la pomme d’Adam. Souffle coupé, le colosse ouvrit la bouche, à la recherche d’air. Mais Tom, qui venait de recharger son calibre, ne le laissa pas récupérer. Il le braqua tandis que Mike le fouillait. Quand ils virent qu’il n’avait rien à part un couteau que Mike empocha, Tom lui passa les menottes et lui ordonna :

— Contre le mur. Et ne bronche pas.

Docilement, le colosse alla là où on lui indiquait juste sous un tableau représentant un pur-sang à la robe d’un noir brillant. Puis Tom, toujours chauffé par l’action, négligeant sa blessure qui saignait, alla ramasser le colt du type eu gris qui geignait, adossé au comptoir. Mike, lui, récupéra son 38. Tout en le rechargeant il se hâta vers son père qui le regardait.

Méfiant et efficace, Tom en profita pour inspecter les pièces voisines, alors que Mike s’étonnait devant son père, d’une voix inquiète, bourrée de tendresse.

— Qu’est-ce que tu fais là, p’pa ? Raconte. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ces salauds ? Et pourquoi que t’es là ? Hein ? Pourquoi ? Surtout chez cette racaille de Vaccario ! Est-ce que t’aurais découvert quelque chose sur lui ? Hein, p’pa ?

— Te voilà enfin revenu, murmura le vieux sans oser le regarder à présent qu’il était tout près.

— Oui, je suis revenu, p’pa. Hier soir. Et je comptais bien te voir… Dis-moi. Qu’est-ce que tu fais là ? Hein, p’pa ? Est-ce que c’est ce fumier de Vaccario…

Tout en parlant, il tranchait les liens qui maintenaient son père à la chaise. Puis, avec ménagement, il l’aida à se lever, vit qu’il avait du mal à poser son pied déchaussé par terre, gronda en apercevant le fer à repasser sur la table.

— Ils ont osé ? Ils ont osé te torturer ? Oh ! les ordures ! Je vais leur faire payer ça, p’pa. Fais-moi confiance. Ils vont en pisser le sang. Lesquels qui t’ont fait ça ? Hein, p’pa ? Dis-le moi. Est-ce que le gros là-bas…

Une rage meurtrière décomposait les traits de Mike Coppolano, perçait dans le grondement sourd de sa voix. Contre son mur le colosse se tassa sur lui-même. Mais adossé au comptoir, le type en gris qui se comprimait les tripes ricana entre deux élancements qui lui faisaient gicler la sueur du front.

— T’entends ça, le gros ? C’est pas la plus belle, ça ? Ce poulet est le fils du vieux… La meilleure, je te dis.

Il toussota, poussa un léger cri, et une mousse d’un blanc verdâtre souilla ses lèvres. Puis il ricana de nouveau, un ricanement qui faisait mal et apeurait le gros contre son mur.

— Ainsi, c’est lui Mike Coppolano… la terreur des dopés ah… ah… ah ! laisse-moi me marrer… la terreur… l’honnête poulet… l’incorruptible…

Au-dehors, les sirènes mugirent très près, lui coupant la parole. Tom qui commençait à pâlir se montra sur le seuil du boudoir de la femme à Johnny. Les sirènes se turent.

Après un sourd gémissement, le moribond reprit, hargneux, en direction de Mike, comme s’il mettait ses dernières forces dans sa haine des flics.

— Demande donc à ton vieux combien il a touché pour mettre à l’air le SAFE du 38 ? Vas-y, l’honnête homme ! demande-lui. Et demande-lui aussi…

Ses mains rouges de sang, se crispèrent sur son ventre. Il se mordit les lèvres. Sauvagement. Puis poursuivit :

— … et demande-lui aussi qui nous a balancé l’adresse de ses potes, ce qui nous a permis de sucrer les diams.

Décomposé, Mike fit un pas vers lui.

— Ferme ta gueule. Tu mens, ordure.

— Pardi que je mens… grinça le moribond. C’est pourquoi j’ai réussi à ramener une pleine valise de diams et que Johnny est clamsé.

— Tu mens, répéta Mike qui se sentait envie de vomir. On vient de là-bas, et personne nous a rien dit de pareil. Tu mens, ordure.

Et vers son père qui se tenait debout, cramponné à la chaise, mais sans poser la plante de son pied brûlé sur le sol :

— Pas vrai qu’il ment, p’pa ? Dis ?

Pour la seconde fois de sa vie, le vieux n’osa pas le regarder en face. Mike hurla :

— Dis, p’pa ? Dis-moi qu’il a menti ! P’pa !

Il serra des dents, les poings, hurla de nouveau, ne voulant pas croire, refusant la vérité.

— Dis-le-moi, p’pa ! Dis-le-moi, je t’en supplie !

Le vieux, cramponné au dossier de la chaise, murmura tête basse, désignant le moribond :

— Est-ce que c’est vrai ce qu’il a raconté au gros… que M’man était morte ? Et le petit Sam aussi ?

Mike eut l’impression que son sang quittait son corps et qu’il ne pourrait plus jamais bouger de place. Ainsi l’autre racaille ne mentait pas. Son père était dans le coup. Son père s’était mouillé avec une équipe de tueurs et de fripouilles.

Il aspira une large goulée d’air, regarda celui qu’il avait mis plus haut que tout, murmura :

— Ainsi c’est vrai… T’as fait ça…

Et détachant ses mots :

— Tu m’as fait ça ? À moi ? Et tu m’obliges à t’arrêter, moi ton fils ?

Avec peine, à croire qu’elles pesaient des tonnes, il avança des mains qui imploraient.

— Mais est-ce que tu te rends compte, p’pa ? Est-ce que tu te rends compte que je suis obligé de t’emballer ? De te livrer ?

Puis, serrant les poings avec frénésie, il hurla :

— Est-ce que tu te rends compte que tu viens de foutre ma vie par terre ? Que je vais être obligé de démissionner ? Dis ?

Et, l’empoignant par sa chemise tachée de sang et le secouant avec violence :

— Dis, est-ce que tu te rends compte au moins ? Est-ce que tu te rends compte de ce que t’as fait ? Espèce de salaud ! Lâche !

Et fou furieux, il leva son bras gauche, gifla son père d’un revers sauvage. Aussitôt Tom bondit :

— T’es dingue, Mike ! T’as pas le droit ! C’est ton vieux !

Il s’interposa entre eux, notant la face livide du vieux, ajouta, braquant sur son copain un œil dur, inamical.

— C’est plus que ton père, Mike. N’oublie pas qu’il t’a adopté. T’as pas le droit, Mike. T’as pas le droit de faire ça.

Le sang réafflua au visage du grand gars, de l’air sortit de ses poumons. Il se mordit les lèvres, puis allongeant la main, il lâcha dans un souffle, d’une voix étranglée :

— Pardonne-moi, p’pa. Pardonne-moi. J’aurais pas dû… Tant pis, p’pa. Je chercherai un autre job… Et peut-être qu’ils te saleront pas trop aux assises… peut-être qu’on aura encore des beaux jours… peut-être, hein p’pa ?

Une larme sauta de l’orbite du grand gars.

— Hein, p’pa ? Peut-être…

Mais le vieux ne l’entendait déjà plus depuis quelques secondes. Il avait réuni ses mains, commençait à les frotter doucement. Puis d’une démarche incertaine, boitant de son pied nu, il gagna la salle de bains de Johnny. Mike voulut suivre. Tom le stoppa.

— Laisse-le récupérer, Mike. J’y vais.

Rattrapant le vieux, il le soutint par le coude jusqu’à la luxueuse salle de bains, pendant que, dans son dos, le moribond interpellait Mike.

— Hé ! poulet !

Mike se retourna machinalement, le fixa, comme sans le voir.

— Encore une chose, flic, reprit le truand, comprimant son ventre d’où s’enfuyait sa vie. Si ton dabe s’est allongé sur ses potes, c’est parce qu’on l’a menacé d’enlever ta femme et ta môme… tu vois ce que je veux dire, poulet ? Et c’est pas tout. Je suis bien content que tu lui aies foutu une baffe dans la gueule tout à l’heure, car…

Une toux le secoua encore, amenant une autre mousse verdâtre à ses lèvres. Il attendit que ça se calme, avant de poursuivre.

— … car tu vas le regretter encore plus… quand tu vas savoir que ton vieux était dans les Nombres… et que s’il y est entré dans le temps, c’était paraît-il pour que tu puisses suivre tes études…

Il ricana.

— … et devenir un poulet. T’entends ça, poulet ?

Il cracha un peu de mousse où à présent se mêlaient des excréments, ricana encore :

— J’aurais jamais cru que je crèverais si en beauté… et je te souhaite que ça t’arrive bientôt, sale pourri de flic !

Mike ne broncha pas. Tout juste s’il avait entendu. Son œil ne quittait pas la porte où avait disparu son père. Il ne voyait que cette porte. Il ne vit pas celle de l’entrée où un groupe de flics venait de s’encadrer, et dont l’un d’eux portait une grosse valise. Il ne se rendit même pas compte que les sirènes avaient cessé de trouer les murs de leurs hurlements et que le truand venait enfin de crever au pied du comptoir, ses poings enfoncés dans ses tripes.

Dans la salle de bains, Tom attendait en suivant dans une glace les mouvements du vieux qui se savonnait soigneusement les mains. Cela dura longtemps. Enfin le vieux poussa un long soupir, son regard retrouva un peu de vie.

— Ça va mieux, m’sieur Coppolano ? demanda Tom.

— Oui, fit le vieux. Ça va mieux, Tom.

Et se retournant après avoir décroché une serviette à éponge d’un bleu tendre.

— C’est vrai que je suis lâche, Tom ?

— Sûrement pas ! se hâta de répliquer Tom, avec conviction. Vous lâche ? Ah ! ça non alors ! Je vous aime bien, m’sieur Coppolano. Et j’aime pas les lâches.

Un sourire vint errer sur les lèvres du vieux Sicilien.

— Merci, Tom. Dis-moi. Je t’ai vu recharger ton 38 tout à l’heure.

Tom tressaillit.

— Oui…

Puis brusquement :

— Pourquoi ?

Le vieux qui s’essuyait les mains releva le front.

— Pour Mike. Je ne veux plus rien lui offrir d’autre. Plus rien d’autre.

S’asseyant sur un tabouret, il reprit en rejetant la serviette :

— Tu peux pas me refuser ça, Tom. Mike est ton copain, non ?

Tom contempla pensivement le père de son équipier, avant de répondre :

— Oui, m’sieur Coppolano. Mike est mon copain.

Puis, posant doucement son 38 au milieu des parfums et des fards de la femme à Johnny Vaccario :

— Au revoir, m’sieur Coppolano.

Et il sortit sans voir que le vieux, du pouce, se traçait un signe de croix au milieu de la poitrine.

Il n’avait pas fait trois mètres au-devant de Mike qui l’interrogeait du regard que le bruit d’une détonation roula jusqu’à eux. Mike voulut se ruer. Tom l’arrêta.

— Prends ton temps, Mike. Il t’attend. Et il ne pouvait pas faire autre chose.

Il serra le bras de son équipier de sa main valide.

— J’aimais bien ton père, Mike.

Celui-ci se dégagea doucement. De l’orgueil et de la fierté jaillirent de ses yeux de chasseur d’homme.

— C’était un rude vieux que j’avais là, hein, Tom ?

— Un rude, oui Mike.

— Je vais aller près de lui, fit Mike. Tu veux pas t’occuper d’eux ?

Son doigt désignait le groupe des pieds-plats qu’il avait enfin découvert.

— Et faire soigner ton bras, ajouta-t-il.

De sa main valide, Tom le poussa amicalement vers la porte menant à la salle de bains.

— T’en fais pas, Mike.

Et il attendit que le grand gars eût disparu avant de rejoindre les autres.

New York — Le Vésinet

Novembre 1961 — Février 1962

FIN
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