V

— Chéri ! il est bientôt 9 heures et tu as promis de me ramener à la maison. J’ai peur que mes parents s’inquiètent.

— Mais oui, mon ange, je vais te ramener. Te fais pas de bile.

L’homme qui venait de répondre était vautré sur le ventre, menton calé sur ses deux poings. Il était nu sur le lit-divan, complètement nu dans la grande pièce surchauffée, et suivait à la télé un drame policier. Son corps annonçant une bonne taille était d’un bronze clair, ses cheveux ondulés d’un noir brillant, et ses dents luisaient blanches, dans un continuel sourire… À portée de sa main, à même la moquette rouge était posé un cendrier, d’où grimpait la fumée d’une Marlboro à bout filtre. Un téléphone blanc, dont le long fil allait se perdre au loin sous un meuble, jouxtait le cendrier.

Sans perdre de vue le toquard, qui sur l’écran s’assaisonnait avec les cops, Jean Baez remarqua :

— Mon ange ! Gaffe là-bas, sur le bureau…

Y a de la poussière.

La fille qui lui tournait le dos obéit malgré elle.

Elle se baissa, laissa couler son regard à ras du meuble. Le sourire de Jean Baez s’accusa. Le tableau était mignonnet. La fille, une belle blondinette, était nue comme lui, à part un tout petit tablier qui ceignait sa taille mince. Le tout faisait coquet et marrant, surtout qu’elle avait glissé ses petits pieds dans les grandes mules qu’il lui avait prêtées. Elle passa énergiquement le torchon qu’elle tenait sur le bureau, avant de se retourner brusquement, sourcils froncés.

— Tu en as du culot, tu sais ! Oser me faire faire ton ménage ! Ah ! tu es bien un Français…

Il rit, d’un rire franc, comme celui d’un enfant.

— Allons, mon ange, te fâche pas. Tu peux bien me rendre ce service puisque la bonne vient que deux fois la semaine !

Il se tut un instant car sur l’écran de télé le toquard brûlait ses dernières cartouches contre les flics. Et il reprit.

— Et puis non, t’as raison, mon ange. Fâche-toi. Ça te va tellement bien.

Elle le contempla, cherchant à comprendre s’il se moquait. Elle était merveilleusement excitante et impudique sous l’éclairage du bureau qui, la frappant de biais, soulignait ses formes de fille sportive. Pendant de son poing, le chiffon frôlait ses cuisses, caressait le haut d’une jambe superbe. Elle dit enfin, sans cesser de le sonder de ses yeux en amande :

— Tu m’aurais séduite avec l’arrière-pensée de me faire faire ton ménage que ça ne m’étonnerait pas.

Il abandonna la télé, lui présenta un visage innocent où vivaient protégés par de longs cils, deux yeux noirs qu’il savait rendre d’une douceur rare.

— Oh ! fit-il, faussement choqué. Comment tu peux croire ça ?

Elle l’étudia encore, cherchant à le deviner, déroutée par ce genre d’homme, puis se rua subitement, lui jetant son chiffon à la figure.

— Démon ! Sale démon de Français !

Il se redressa d’un mouvement vif et souple, la reçut contre lui, l’enlaça.

— Allons, allons, mon ange. C’est pas l’heure de faire du judo.

Mais il ne chercha pas à dénouer l’étreinte qu’il avait amorcée. Au contraire. Et elle commença à gémir. Il l’écrasait de sa force de 30 ans, de sa puissante virilité dont il aimait user pour essayer de trouver l’oubli de son pays, pour ne plus se rappeler les petits bistrots de la Bastille, les bars des Champs-Elysées, les copains du Bada-Club, et les Parisiennes aux cuisses nerveuses.

À peine venait-il de la lâcher, inerte et comblée, que le téléphone grelotta. Il tourna le dos à la fille, présentant ses reins où sur la droite s’étoilait une ancienne cicatrice d’arme à feu. Il laissa tomber jusqu’à la moquette une main nonchalante, décrocha, lança d’une voix aussi nonchalante :

— Oui ?

On parla à l’autre bout. Il s’exclama.

— C’est toi, mon ange ? Comment va ? Et comme un Oh ! scandalisé éclatait dans son dos, il poursuivit en français.

— Je peux pas te recevoir pour l’instant. Mon voisin le docteur est là, et je dois l’accompagner jusqu’à Broadway. Mais puisque c’est ton jour de repos, si tu veux passer vers les une heure du matin, je serais de retour. Ça te va ? Oui ? Alors O.K. Au revoir mon ange.

Il raccrocha.

Pour lui, pas de complications. Toutes les femmes étaient ses anges. Il ne risquait pas la méningite à leur chercher d’autres noms. Et vu qu’il passait plusieurs filles à la casserole par semaine, ça faisait beaucoup d’anges à la fin de l’année. De quoi garnir le ciel s’il en manquait.

Il se retourna pour se faire cueillir par un œil furieux.

— Qui appelles-tu ton ange ? Une autre fille, hein ? Et une Française par-dessus le marché, puisque tu as continué dans ta langue pour ne pas que je comprenne.

Il l’attira à lui. Elle chercha à se débattre, mais céda devant ses yeux de biche, sa face candide.

— Voyons, mon ange ! dit-il doucement. Qu’est-ce que tu te fais comme idée ? C’est une copine. Une fille qui travaille chez un coiffeur de la 5e Avenue.

Elle le scruta, sentit sa méfiance fondre sous son regard tendre.

— C’est bien vrai ? Tu me le jures ?

— Puisque je te le dis, mon ange… Allez, maintenant rhabillons-nous, faut que je te ramène…

Après l’avoir embrassée sur les cheveux, il s’éjecta du lit d’un coup de reins nonchalant, et donna toute la lumière. Les lampes placées dans différents coins éclairèrent le lit défait, le bureau de chêne clair, les larges fauteuils de velours gris, ainsi que le poste de T.V. à grand écran, et la commode basse au style imprécis. On ne sentait aucune présence féminine dans les lieux. Jean Baez en recevait pourtant des conquêtes dans son logis ! Mais aucune n’y avait laissé son empreinte. Aucune n’aurait pu le faire. Il ne s’attachait pas, ne se livrait pas.

Encore plus impudique que l’ange qui commençait à s’habiller, il s’étirait sous la lumière, montrant son ventre lisse et dur, qu’une large boursouflure verticale sillonnait. C’était là qu’une balle de 7,65 l’avait frappé à bout portant au cours d’un Rififi. Et c’était à cause de cette cicatrice s’il était ici, car celui qui la lui avait faite n’en ferait plus jamais… Il l’avait étranglé de ses mains sauvages et nues. De ses mains sauvages qu’il avait projetées en avant pour tenter d’arracher l’arme meurtrière, et dont une balle lui avait emporté le pouce gauche, après qu’une autre lui eut troué le ventre. Juif oranais, avec du sang espagnol et arabe dans les veines, mais ayant grandi dans les ruelles de Paris du quartier Saint-Paul et de la Bastille, il s’était enfui à Cuba. Pas question pour lui de plaider la légitime défense. Coté comme truand, soupçonné d’un autre meurtre par les poulets français, il n’avait aucune chance d’échapper à une condamnation au maxi. Après un an de la Havane, Castro commençant à poindre, il s’était rabattu sur le Pérou, puis sur New York où l’avait appelé une affaire. Mais celle-ci traînait. Il envisageait de repartir. Déjà plus de trois mois qu’il vivait là dans ce quartier de rupins de Park Avenue au 115 East de la 75e Rue, sous le nom de Baez alors qu’il était en réalité Jean Hernandez.

— Oh ! fit-il en baillant longuement, quelle cosse que j’ai !

Repérant la fumée qui s’élevait du cendrier, il alla écraser le mégot de sa Marlboro avant de lancer à l’ange qui enfilait une gaine par-dessus son petit slip de nylon rose :

— Dis, mon ange, pourquoi que tu mets ce truc-là ?

Elle écarquilla les yeux. Il avait de ces questions !

— Et qui me tiendrait mes bas ?

Il eut une moue écœurée.

— Vous autres ricaines, avez les plus belles jambes du monde. Mais quelle manie de vous coller ces engins qui vous aplatissent les noix ! Ça casse tout le plaisir qu’on aurait à vous voir marcher.

Et pour bien lui montrer ce qu’il voulait expliquer par-là, il gagna la salle de douches, située de l’autre côté de la cuisine minuscule, en essayant de faire onduler ses fesses plates. Elle rit, tordue en deux, sa gaine à demi glissée sur ses cuisses rondes.

— Ah ! toi, hoqueta-t-elle. Quel numéro tu fais !

Il revint vers elle, sérieux comme tout.

— Sans blague, dit-il, vous avez tort. Vous gâchez votre ligne. Vous êtes pourtant drôlement balancées ! Vous ne comprenez pas que c’est joli une femme sans gaine ? Dont on devine la chair libre sous la robe ?

Et des mains, il dessina sur son buste puissant des seins imaginaires, les laissa glisser à ses flancs étroits, avant d’achever son mouvement en des courbes voluptueuses, signées Marylin Monroe.

— Ah ! les femmes, s’écria-t-il comiquement. Faut tout leur apprendre ! Et quand elles ont bien appris, elles vous mettent la main sur le grappin et vous empêchent d’aller en éduquer d’autres.

Brusquement, il fonça vers le mur proche, et à une allure vertigineuse, tête baissée et jarrets ployés, il se mit à le frôler de ses poings nus et durs, donnant l’impression qu’il s’attaquait à un punching-ball. Déroutée par cette soudaine volte-face, l’ange le contemplait, bouche ouverte, les yeux ronds.

Il acheva son forcing par une droite foudroyante, qui, elle, ne fit pas semblant. Le choc de la chair contre le mur résonna sèchement dans la pièce chaude qui sentait l’amour.

— Mais tu es fou s’écria l’ange. Tu vas te faire mal !

Il ne lui accorda aucune attention. En deux bonds il se rendit sous la douche, et ouvrit les jets croisés qui massèrent son corps fauve.

Elle ne pouvait savoir qu’il avait la rixe dans le sang, qu’il n’était que contrastes : toute douceur et toute violence. Ni qu’il avait des sortes de crises occasionnées par des années de commandos en Indochine, et de nombreux combats pour les championnats de boxe militaires.

* * *

Buena sera, signor.

Louis Coppolano répondit à Rosa par un geste vague de la tête. Son esprit était loin. Alors qu’il mettait la main sur la poignée de la porte, César lui lança de son comptoir :

— À demain, Louis.

Celui-ci ne se retourna pas. Il sortit dans la nuit où tourbillonnaient quelques flocons.

— Notre Louis n’est pas causant ce soir, remarqua César, vers sa serveuse. Qu’est-ce qu’il peut bien avoir depuis hier ? Car c’est depuis hier que quelque chose semble le travailler.

— Et il n’a rien mangé… souligna la femme. Lui qui, d’habitude, raffole des Sabaglione… il n’y a même pas touché.

Son patron haussa des épaules optimistes.

— Ça se tassera. Ça se tasse toujours. Tiens, Rosa, occupe-toi du 12. Ils ont fini leur minestrone.

Pendant qu’elle repartait vers la table indiquée il se replongea dans les calculs d’une addition.

Dehors le père de Mike releva le col de son imper. Il faisait frisquet ce soir. Est-ce que les flocons annonçaient vraiment l’hiver ? Mais après tout, on ne pouvait savoir. Le temps change si souvent à New York. Hier aux courses, il faisait chaud et aujourd’hui… enfin ce soir…

Parvenu en haut des marches, il esquissa un geste comme pour redescendre. Peut-être aurait-il dû essayer une fois de plus de contacter Frankie ? Depuis la veille qu’il était pendu au téléphone, il n’avait pu le joindre. À chaque fois on lui avait répondu que M. Reggenti était absent. Est-ce que c’était vrai ? Ou est-ce que son vieux copain, renseigné sur sa saloperie, ne voulait pas lui répondre ? Dans la journée, il avait même rôdé autour du Waldorf Astoria où Franck possédait un appartement avec piscine sur le toit, mais il ne l’avait pas aperçu. Pourtant il fallait qu’il lui parle ! Il fallait qu’il lui explique ! Qu’il obtienne qu’on le reprenne aux Nombres ! Sinon, comment pourrait-il rembourser ? Jamais il ne pourrait retrouver une telle somme ! En haut des marches, il enfouit frileusement les mains dans ses poches et prit à droite, vers Thomson Street. Il essaierait de téléphoner de son hôtel. Peut-être que Franck serait rentré.

Il n’avait pas fait vingt mètres dans la rue quasi déserte qu’une ombre sortait de l’ombre et l’accostait, cigarette en main.

— Vous n’auriez pas de feu s’il vous plaît ? Je retrouve pas mes allumettes.

— Si, fit Louis en se fouillant.

Il n’acheva pas son geste, ne put ressortir ses mains. Derrière lui, une deuxième ombre s’était glissée, et le ceinturait brutalement :

— Mais… mais… bafouilla Louis Coppolano.

Déjà la première ombre qui s’annonçait sous la lumière d’un lampadaire voisin comme étant un homme jeune à la gueule de boxeur, vêtu et coiffé de gris, levait la main et cognait du revers. En pleine face. Puis redoublait. Méthodiquement. Louis Coppolano chercha à se débattre, à ruer. Mais celui qui le ceinturait, était puissant. Les bras du père de Mike restèrent coincés dans leur étau.

— Lâchez-moi, éructait-il, lâchez-moi. Que voulez-vous ?

De ses poings gantés, l’homme en gris le frappa au foie, puis à l’estomac en un doublé fulgurant, pendant qu’une Chrysler noire d’un modèle ancien, glissant silencieusement, s’amenait à leur hauteur.

— Hon ! gémit Louis Coppolano, le souffle coupé, courbant le buste en avant malgré lui. Hon… on… on… on !…

Seule l’étreinte d’acier qui lui bloquait les avant-bras et l’obligeait à garder ses mains dans les poches l’empêcha de tomber. Sa face pendit vers le sol où voltigeait un prospectus souillé. D’un coup de genou, l’homme en gris lui renvoya le buste en arrière. Le père de Mike voulut crier, ameuter les environs. Trouant la nuit, un poing vint s’écraser sur ses gencives. Il sentit un flot de sang lui noyer la gorge. Vite il cracha, ouvrit la bouche à la recherche d’air frais. Sans y parvenir.

— Ouille… cria-t-il aussitôt. Ouille…

Un autre coup venait de le cueillir au creux de l’estomac. Ployé une fois de plus, toujours solidement maintenu, il cracha un jet rouge mélangé de bile.

Un second coup de genou le renvoya en arrière. Et l’homme en gris à gueule de boxeur se remit à frapper. Mais plus lentement. Toujours méthodiquement. Comme un robot. Sans haine et sans passion.

Abruti par les chocs répétés contre sa chair, le cerveau et les jambes vides, ne tenant plus que parce qu’on le tenait, Louis Coppolano ne résistait plus. Il ne savait plus où il était. Du sang coulait de ses lèvres fendues, de ses gencives, de son nez écrasé, de son oreille gauche éclatée.

Il ne sentait plus rien, n’avait même pas pu achever la prière qu’il avait commencée au début. Et il ne vit pas une Chevrolet dépasser le feu rouge, deux blocks plus loin.

C’était une Chevrolet Impala, de couleur bleu tendre. Au volant, Jean Baez sifflotait la marche de la 2e D.B., décontracté comme toujours. Il venait de déposer son ange au pied de chez elle, et après avoir avalé un Hamburger devant un comptoir, il remontait vers le centre de Manhattan.

Apercevant une fille qui se hâtait sous le froid brusquement abattu sur la ville, il lui lança :

— Alors, mon ange ! On va au dodo ? Mais on va se geler, toute seule dans un grand lit !

La fille ne daigna répondre. C’est ce qui chagrinait le plus le Français, ce manque de réaction des filles américaines lorsqu’on les interpellait. Il les trouvait si belles…

Nullement vexé, toujours sifflotant, accompagné dans sa marche militaire par le bruit des essuie-glaces, il passa devant César d’où filtrait une lumière rougeâtre, et, subitement, il aperçut le groupe vingt mètres plus loin. Son œil s’anima. Le sourire qui abandonnait rarement ses lèvres sensuelles s’amplifia : De quoi ? Une bagarre ? C’était trop beau. En un éclair, il avait compris ce qui se passait. Au lieu d’imiter les gens du pays qui ne se mêlent jamais de ce genre de choses, il se rangea doucement derrière la Chrysler noire où un homme attendait. Il le repéra, ne s’en inquiéta pas. Descendant sans se presser de son siège, il marcha vers le groupe, lança joyeux :

— Hello, boys !

Il avançait nonchalamment, ainsi qu’à son habitude, mains hors des poches, ses épaules de puncheur à peine courbées en avant. Il souriait. D’un sourire confiant, amical. Surpris l’homme en gris cessa son jeu de massacre. Il s’écarta un peu, demeura en position de cogner, tel qu’il était la seconde avant. Sous son feutre gris, son regard restait indécis, mais méfiant. Quant au colosse en chandail qui tenait Louis Coppolano, il guettait le nouveau venu d’un œil lourd.

— Hello, boys ! répéta Jean Baez, de la même intonation.

Il n’était plus qu’à trois mètres du groupe. Ses traits exprimaient la douceur et son sourire était encore plus putain, plus amical.

— Qu’est-ce que vous voulez ? lui lança enfin l’homme en gris.

Le bon sourire joua sur la figure de l’Oranais arrivé à portée.

— Rien, dit-il, secouant la tête.

Et aussitôt, son poing faucha l’air ; un coup sec, imparable, qui désarçonna l’homme en gris. Ce dernier voulut se ressaisir. Un crochet aussi brutal qu’un coup de marteau lui défonça une côte, vers la région du cœur. À son tour, comme le vieux tout à l’heure, il ouvrit la bouche à la recherche d’une goulée d’air. Jambes écartées et jarrets ployés comme sur un ring, l’Oranais catapulta son droit dans un han de bûcheron. Toute la sauce qu’il avait mis. Il sentait une douleur aiguë monter de son poing, gagner le bras, l’épaule, puis irradier son corps. Il ne cessa pas de sourire.

L’homme en gris, lui, tournoyant sur lui-même, alla s’affaler contre une devanture. De l’œil, Baez, qui n’avait cessé de surveiller le colosse, repéra son geste. D’un bond de côté, il évita le corps de Coppolano que l’autre lui balançait dans les jambes et se rua. Comme la foudre. Le colosse n’avait pas encore achevé son geste qu’il encaissait une droite, suivie de deux gauches très courtes. Puis une grêle de coups s’abattit sur lui sans qu’il puisse se mettre en garde. Baez visait la face, les yeux surtout, pour aveugler. Il savait bien qu’il serait perdu si l’autre parvenait à l’étreindre. C’est pourquoi il cognait à une vitesse folle, qui ne laissait pas de répit. Il cognait comme sur un punching-ball. Comme trois heures avant dans son studio. Mais cette fois, il ne s’amusait pas à frôler un mur. Non. Il tapait dans de la viande et une pointe de sadisme retroussait ses lèvres sur ses dents blanches, où le sourire avait cédé à un rictus.

Insensiblement, le colosse fléchit et amorça un agenouillement. Il n’en pouvait plus, n’y voyait plus. Lorsqu’il se protégeait la tête, c’est au ventre qu’il encaissait, ce ventre qu’il gavait de bière à longueur de nuit. Quand ses bras se rabaissaient vers le ventre pour le protéger, c’étaient ses paupières meurtries qui se faisaient marteler. Sa grosse frime n’était plus qu’un tas de chair d'où pissait le sang.

Quand ses genoux touchèrent le sol, une portière claqua dans le dos de l’Oranais qui guettait ce bruit depuis le début, qui savait qu’il se produirait. Aussitôt, il projeta ses poings en l’air et les ouvrit dans le même mouvement. Puis rabaissant les mains dans un geste féroce, il trancha le cou du colosse, juste sous les deux oreilles. L’homme agenouillé se recroquevilla, son crâne pencha de côté. Il chercha bien à garder appui sur le trottoir en s’aidant de ses mains, mais il avait son compte. Son énorme corps boula sur la mince pellicule de neige.

À la seconde, l’Oranais pirouetta sur lui-même. Il était temps. Le chauffeur, un type maigre et jeune, à face cadavérique, s’amenait sur lui, souplement et sans bruit. À part son visage de mort, il paraissait tout noir au milieu des flocons qui continuaient leur ronde au gré du vent frisquet. À son poing droit que venait de frapper la lumière du lampadaire étincelait une longue lame effilée. Cette vue ramena le sourire sur les lèvres de l’Oranais. La vue d’un couteau l’excitait. Rien ne l’excitait plus que ça. Peut-être bien qu’il était fou après tout. Peut-être bien que c’était pour se bigorner contre des lascars armés, pour libérer son trop plein de vitalité qu’il s’était engagé jadis dans les Commandos. Et s’il n’avait pu se réadapter après, il n’y pouvait rien. Il y en avait tant des comme lui de par le monde, de ces déclassés, qui errent à la recherche d’ils ne savent trop quoi.

Il laissa l’autre s’approcher à trois mètres, puis le feinta. Il mima un saut vers la droite. Le chauffeur fut dupe. Il bifurqua, avant-bras gauche en avant pour se protéger, poing droit collé à la cuisse, prêt à éventrer. Déjà Jean Baez était revenu à gauche et cognait d’un coup sec et précis au menton. Et dans un éclair, il happait le poignet armé, le ramenait sauvagement en arrière, présentant sa main gauche en appui, au-dessus du coude. Un os craqua. Le couteau rebondit sur le ciment dans un son clair. L’homme poussa un gueulement de douleur. L’Oranais ne rengracia pas. Il donna un peu de mou et redoubla son geste, sèchement, avec cruauté. L’os craqua encore. Plus fort cette fois. Un second hurlement grimpa vers le ciel bouché. L’Oranais ouvrit les mains, sauta de côté, abattit de plein fouet sur la nuque offerte sans défense le tranchant de sa main droite. Le chauffeur s’affala en avant de tout son long, et sa face de mort donna contre le trottoir. Un ricanement accompagna sa chute. Puis Jean Baez se dirigea vers sa Chevrolet. Il allait y monter, quand il se rappela le type qu’on assommait lorsqu’il était intervenu. Il le chercha des yeux, l’aperçut accoté contre la première marche d’une maison de briques rouges. Il semblait plutôt mal en point le vieux. L’Oranais hésita une seconde. À quoi bon s’occuper de ce gonze. Ce n’était pas pour jouer les Chevalier Bayard qu’il était venu se mêler de cette salade ! Non. Seulement pour se battre un peu, pour se décharger du trop, plein de sa vitalité. Le reste il s’en foutait. Mais malgré lui il revint sur ses pas en entendant le vieux lâcher une plainte.

— Ça ne va pas bien, hein pépère ? dit-il, se penchant sur Louis Coppolano.

Une deuxième plainte lui répondit.

— C’est bon, se décida-t-il soudain. Je vais m’occuper de vous. Vous pourrez marcher ?

— Je vais essayer, murmura faiblement le père de Mike.

Il le fit, mais ne réussit pas à se redresser sur ses jambes.

— Je vais vous aider, rassura l’Oranais. Appuyez-vous sur moi.

Et se baissant, il le souleva sous les aisselles et l’entraîna doucement vers la Chevrolet, non sans lorgner du coin de l’œil les corps étendus.

Après avoir installé le vieux, il contournait le capot pour s’asseoir au volant quand il repéra un mouvement de l’homme en gris qui se fouillait. Pour prendre un flingue ? Une rapière ? L’Oranais n’attendit pas de réponse, il fonça. Trois bonds l’amenèrent sur l’homme qui tentait de dégainer. Sans ralentir son élan il le frappa en pleine gueule de la pointe de sa chaussure droite. Le choc se répercuta dans le calme de la nuit. Un deuxième choc fit écho au premier. C’était le crâne du gars qui rebondissait contre le sol.

Rassuré, Jean Baez retourna à sa voiture, en massant son poing droit qui enflait.

* * *

Le petit ascenseur de la tranquille maison, genre hôtel particulier à 5 étages, stoppa au 4e. Jean Baez qui soutenait Louis Coppolano en ouvrit la porte. Il la cala du pied, aida le vieux à sortir.

— Je vous dérange, fit celui-ci d’une voix faible.

— Vous cassez pas la tête, pépère, rassura l’Oranais. Et puisque je me suis mêlé de ce qui me regardait pas, autant aller jusqu’au bout, pas vrai ?

Le soutenant toujours, il lui fit fouler la moquette du palier, l’amena devant la porte du fond où il glissa sa clef. Sans lâcher le vieux il donna la lumière, acheva sa pensée.

— Car je crois que vous préférez ne pas avoir à faire à n’importe quel toubib ? Autant éviter la curiosité des flics, non ?

Il n’attendit pas la réponse. Il n’en espérait pas. Il reprit en refermant :

— Moi, j’ai ce qu’il vous faut. Un chouette toubib et pas bavard. Laissez-moi faire.

Le père de Mike eut un geste de protestation. Jean Baez lui sourit.

— Puisque je vous dis de pas vous casser la nénette. Allongez-vous là, pendant que je vais chercher mon voisin.

Louis Coppolano était trop vidé pour résister longtemps. Il se laissa ôter son imper souillé de sang, son veston déchiré, et ses souliers où le cuir noir était moucheté de taches brunes. Jean Baez l’aida à s’allonger sur le lit défait et le vieux poussa un soupir d’aise. Il en poussa un autre quand son sauveur lui dénoua sa cravate.

— Ça va mieux, hein, pépère ? sourit l’Oranais.

Le père de Mike battit des paupières, et dans l’effort le sang coagulé qui lui plaquait à la peau lui arracha une grimace.

— Oui, dit-il dans un souffle. Mais j’ai mal là. Foutrement mal.

De la main droite, il désignait son côté droit avec appréhension. La gauche, elle, s’était refermée sur une épingle à cheveux oubliée sur le drap par l’ange de tout à l’heure.

Jean Baez rassura.

— Mon toubib va vous arranger ça. Je vais le chercher.

Les yeux du vieux s’éclairèrent de reconnaissance.

— Merci, dit-il de la même voix faible. Merci beaucoup. Je crois que je vous dois gros, hein ? Je l’oublierai pas. Sans vous…

L’Oranais, qui s’était remis à masser sa main enflée, haussa les épaules.

— Vous me devez rien du tout. Et je crois pas que les lascars qui vous bosselaient avaient l’intention de vous buter. Sinon, ils s’y seraient pris autrement. Vous croyez pas ?

Le vieux grimaça encore avant d’admettre :

— Peut-être. Mais je pense que je serais mort de froid après. Et puis peut-être qu’ils m’auraient tout de même tué à force de cogner.

Il retint un léger cri de douleur. Jean Baez gagna vivement la porte.

— Une minute, pépère, jeta-t-il. Serrez les dents.

Il n’eut que le palier à traverser pour sonner chez le Dr Wolff. Mais il dut insister avant qu’on ne lui ouvre. Enfin le docteur parut en nouant sa robe de chambre. C’était un Juif alsacien, venu exercer aux États-Unis, après l’avènement de Hitler.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’enquit-il. Est-ce une de vos nombreuses petites amies qui se trouve mal ?

Il y avait de la gaieté sur son visage usé et fatigué. Il aimait bien son jeune compatriote, qui souriait toujours, et que n’accompagnaient jamais les mêmes filles.

— C’est pas pour moi, doc, expliqua l’Oranais. Mais pour un ami. Je m’excuse de vous déranger, mais si vous vouliez venir… le gars est chez moi.

— Qu’a-t-il ? Grave ?

Son jeune voisin fit la moue.

— Tout ce que je peux dire c’est qu’on l’a farci de coups.

— C’est bon, fit le docteur. Le temps de prendre ma trousse et je vous rejoins…

Deux minutes plus tard, il se penchait sur le père de Mike. Après l’avoir aidé à se déshabiller, il l’ausculta soigneusement. Il était précis, rapide, connaissait son boulot. Il déclara enfin en se redressant :

— Il n’y a rien de cassé à première vue. Peut-être une côte fêlée… et encore. En tout cas il lui faut du repos. Le choc émotionnel l’a secoué. Je vais le nettoyer, le panser, mais j’aimerais autant qu’il ne bouge pas pour l’instant.

Son regard qui avait vu tant de choses chercha celui de son jeune voisin.

— Est-ce que vous pouvez le garder trois, quatre jours, ou dois-je le faire transporter chez lui ?

Louis Coppolano murmura en essayant de décoller la nuque de l’oreiller :

— Il est préférable que je rentre chez moi. Je peux pas continuer à embêter monsieur.

Ses doigts qui jouaient mollement avec l’épingle à cheveux étaient pointés sur Jean Baez.

— Vous inquiétez pas de ça, lâcha ce dernier. Demain y fera jour. Pour l’instant, laissez-vous dorloter. Pas vrai, doc ?

— Je crois que ce serait préférable, acquiesça celui-ci en contemplant le blessé. Je vais vous débarrasser de tout ce sang coagulé, bien vous panser et vous faire une piqûre. Ça vous aidera à dormir. Vous n’auriez pas un peu d’eau bouillante et une cuvette ? ajouta-t-il, tourné vers son voisin.

— Si, si, répliqua l’Oranais. Tout de suite, doc.

Il pénétra dans la minuscule cuisine, et fit couler l’eau chaude dans une cuvette. Il allait l’emporter quand retentit la sonnette de la rue. Il poussa sur l’un des boutons placés dans la cuisine, et qui ouvrait la porte de la rue, attendit un peu avant de pousser le second, étonné qu’on le dérange si tard[14].

— Oui ? lança-t-il. Qui c’est ?

— Mais c’est moi, mon chou ! répondit une voix féminine dans la plaque grillagée placée au-dessus de la boîte aux lettres. Tu m’as dit de venir à l'heure !

— Ah ! merde, laissa-t-il tomber contre la plaque intérieure, située au-dessus des deux boutons. Je t’avais oubliée, mon ange ! Mais monte ! Monte, mon ange.

Et il revint dans le studio avec la cuvette d’où s’élevait une fine buée.

— Voici, doc, dit-il. Et ça m’étonnerait pas que je vous aie dégotté une infirmière…

Le docteur qui nettoyait délicatement une plaie releva le front :

— Vous dites ?

De son restant de pouce, l’Oranais désigna la porte et le palier d’où parvenait le claquement des portes d’ascenseur.

— Même que la voici.

Il alla ouvrir avant qu’on ne frappe, et s’inclina galant vers la jeune et jolie brune qui écarquilla les yeux au spectacle.

— Entre, mon ange. Entre. T’es chez toi, tu le sais. Tu vois, tout à l’heure je t’ai parlé du docteur au téléphone. Eh bien il est là. Tu vois que je mens jamais ! Et si tu voulais l’aider…

Et désinvolte, nonchalant, il la dépouilla de son manteau, la poussa, ahurie, vers le lit en déclarant :

— N’ayez pas peur de la commander, doc. Elle pense qu’à rendre service. Pas mon ange ?

Simone, l’ange du moment, qui travaillait dans un salon de coiffure, ouvrit la bouche pour décocher une réplique mais se contint. Elle s’informa.

— C’est vrai, docteur, que je peux vous aider ?

Le docteur avait reconnu l’accent français. Il sourit.

— Mais j’en serai ravi. Si vous vouliez me préparer ce pansement…

D’un coton taché de sang, il indiquait un paquet. La jeune femme s’en empara et en déchira l’enveloppement, tout en fixant son amant qui lui faisait ses yeux de velours.

Dix minutes plus tard, Louis Coppolano, bandé, le visage couvert de sparadrap, dormait soulagé par une piqûre.

— Je vais en faire autant, déclara le docteur en rangeant sa trousse. Demain je viendrai lui jeter un coup d’œil. Bonsoir. Et merci pour votre aide, mademoiselle. Désolé de vous laisser tout ça…

Il indiquait la cuvette pleine d’eau rougie et les linges souillés.

— Vous bilez pas, doc ! lança l’Oranais. Elle va tout nettoyer. Pas mon ange ?

L’ange ne répondit pas. Elle se dirigeait vers la cuisine pour se préparer un café. Elle qui avait tant compté sur sa nuit d’amour ! Ça s’annonçait bien. D’autant mieux que le téléphone sonnait et que Jean revenu d’accompagner le docteur disait dans l’appareil :

— Allô ? Ah ! c’est toi, Steve !… T’as déjà appelé ? Mais oui, j’étais sorti. Je viens de rentrer. Comment, tu voudrais qu’on se rencontre cette nuit si j’ai rien à faire ? Bien sûr. Où ?… Au Métropole à 2 heures ? D’accord.

Simone sortit vivement de la cuisine. Il lui décocha son merveilleux sourire, tout en continuant pour son interlocuteur :

— Mais non, j’ai rien à faire ! Et de toute façon, notre histoire d’abord. À tout à l’heure.

Et il raccrocha, sous l’œil courroucé de la jeune femme qui se hérissait.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ? Que tu n’as rien à faire ? Et moi, alors !

Il éteignit la lampe la plus proche du lit pour laisse le vieux dans l’ombre, éloigna le téléphone, ramena le cendrier qu’il avait laissé sur la moquette revint vers son ange.

— Toi, je t’oublie pas. Mais comme tu le vois, on me réclame, et c’est sérieux. Un copain dans l’ennui. Donc pour cette nuit, pas question de cueillir la pâquerette tous deux. On va filer et je vais te ramener chez toi. Mais avant tu vas me défaire le canapé qui se trouve près du bureau. Il se transforme en plumard lui aussi. Et comme mon ami occupe le mien…

Elle se colla à lui, bouda.

— Méchant. Notre nuit est encore fichue. Avec toi, il y a toujours quelque chose. Ou tu vas jouer au poker, ou tu accompagnes des docteurs, ou tu pars en voyage ! Quand je pense que je suis amoureuse de toi ! Je suis folle de l’être.

Il la bloqua contre lui.

— Mais non, mon ange, t’es pas folle. C’est moi qui suis fou de toi, oui. Complètement fou.

Et après l’avoir longuement embrassée en pensant à autre chose, il lui claqua la croupe, en l’expédiant défaire le canapé.

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