XV

Toutes les lampes brillaient dans la pièce où régnait une fumée épaisse. M’man tirait sur un cigarillo, Louis sur un havane, et Steve sur une Camel. Seul Sam ne fumait pas. Il se tenait très droit, entre M’man et Steve, ses petites mains grasses croisées devant lui.

Tous quatre avaient les yeux fixés sur un grand plan maintenu sur la table par des punaises, C’était la reproduction du SAFE et de ses abords, dans le sous-sol du 38 ; une reproduction faite par M’man que Steve félicitait.

— C’est au poil, M’man. C’est bien comme ça que je me le rappelle et tel que Bob l’avait dessiné la première fois. C’est vraiment ça.

Il piqua son index sur des hachures représentant la première grille.

— C’est pour franchir cette saloperie que ça va pas être du nougat. Car le garde, qui nous connaît pas, n’ouvrira pas. Et je vois pas comment faire. Va falloir trouver.

— Je me suis cassé la tête là-dessus, déclara le vieux. Je crois avoir une idée, mais je ne sais pas si…

La sonnerie de la porte du bas lui coupa la parole. Sam alla actionner le bouton de la porte puis celui du parlophone, revint en annonçant :

— C’est Jean.

Il alla aussitôt ouvrir la porte donnant sur le palier et peu après l’Oranais s’y encadra.

— Salut tout le monde ! lança-t-il. Excusez mon retard.

Il souriait, tenait une bouteille sous chaque bras et avait des traces de rouge à lèvres sur les joues. Un costume et un pardessus bleu le vêtaient. Il expliqua :

— J’étais chez Maya, le restaurant français de Hartsdace. J’en ai profité pour vous ramener deux roteuses.

Il posa les bouteilles sur la table, à côté du plan et précisa.

— Pommery Greno, 1955. Une des merveilles du monde. Le temple d’Angkor c’est de la merde à côté.

La main de M’man désigna ses joues.

— Et ça ? C’est de quelle année ?

L’Oranais lui décocha un clin d’œil en ôtant son pardessus.

— Du vingt ans à peine. Du pétillant.

Puis allongeant la main vers le vieux :

— Comment ça gaze, pépère ?

Le vieux lui rendit son étreinte.

— Bien fiston, bien. T’inquiète pas.

Depuis quelque temps, il s’était mis à tutoyer le gars qui lui avait montré tant de sympathie. Et depuis les insultes de Johnny Vaccario, il avait plongé à fond avec l’équipe. Il fallait en finir de sa dette.

Steve indiqua une chaise libre à l’Oranais et se tourna vers le vieux.

— Vous disiez que vous aviez une idée pour endormir les soupçons du garde ?

— Oui, fit le vieux. Mais je ne sais si…

— Allez-y toujours, l’encouragea M’man.

— Peut-être que c’est ce qu’on cherche, renchérit Steve.

— Eh bien, se décida le vieux, ce garde est habitué à voir beaucoup de rabbins… ou enfin beaucoup de brokers descendre au coffre. Alors j’ai pensé…

Il s’arrêta comme n’osant poursuivre. Ce fut l’Oranais qui l’y poussa.

— Allez-y pépère, quoi ?

— Eh bien, reprit le vieux, si deux d’entre vous se déguisaient en rabbin…

L'Oranais éclata de rire. Mais Steve, qui avait froncé les sourcils, le calma d’un geste sec.

— Te marre pas. C’est pas con du tout cette idée. Je vois déjà ce que ça peut donner.

Il revint au vieux, lui sourit.

— Félicitations. C’est bon votre truc. Personne ne fera attention à nous si on est fringués comme la centaine de types qui défilent là-bas à longueur de journée. Ça devrait nous permettre de descendre au SAFE sans que quelqu’un se mette à gueuler au voleur.

Son regard se posa sur la grosse femme.

— M’man ?

Elle inclina son front que barrait une frange de cheveux blonds.

— Du tonnerre. Pas vrai, Sam ?

— De ton avis, M’man, répliqua le petit tueur. Steve se tourna vers l’Oranais.

— Et toi ?

Jean Baez salua le vieux de la main.

— Pépère est champion. Jamais j’aurais songé à ça ! Et comme je descends en bas son idée est encore meilleure, car je parle yiddish, l’oubliez pas. Possible que ça nous serve.

Steve se frotta le nez. Son œil étincela.

— Je crois que vous avez bien mérité de la patrie, pépère.

— Maintenant y a plus que pour votre fuite que je m’inquiète, remarqua M’man. Là aussi faudrait trouver du costaud. Quelque chose qui risque pas de craquer. Car n’oubliez pas qu’il est interdit de stationner dans la rue, sauf si vous appartenez à un service quelconque. Et encore les flics vous laissent pas longtemps. Or ce qui compte, c’est que vous puissiez sauter vite fait dans une bagnole en décarrant du 38.

— Le chauffeur pourrait peut-être lui aussi se déguiser, suggéra l’Oranais en souriant, qui ajouta aussitôt tourné vers Sam : — Colle donc les rouilles dans la glace. Elles s’ennuient au chaud.

— Se déguiser ! Oui mais comment ? interrogea pensivement Steve, pendant que Sam s’éloignait avec les bouteilles.

D’un coup de pouce, l’Oranais fit sauter une Marlboro que sa bouche récupéra au vol et dit :

— Pourquoi pas en perdreaux ? En France je me souviens qu’une équipe a opéré en faux gendarmes et ça a marché au poil. Les gars courent toujours. Pourquoi qu’on maquillerait pas une Plymouth en voiture de police et qu’on y collerait pas Sam derrière le volant ? Si on veut enlever le morceau, faut faire vite et avoir beaucoup d’estom. C’est en prenant les gens à la surprise que les braquages réussissent.

Steve avait tressailli.

— Ton idée non plus n’est pas con. Il y a à creuser là-dessous. Et d’accord avec toi, y a que l’esbroufe qui paye. Mais pour Sam, pas question, il est trop petit. Chez nous, les flics sont grands. Et pour monter l’opération, comme tu la vois, on est pas assez nombreux. Faudrait deux ou trois gars de plus.

Il regarda le petit Sam qui ramenait une des bouteilles logées dans un seau à glace, poursuivit ;

— Et je suis pas très chaud pour mettre d’autres types dans le coup.

— Personne l’est, remarqua l’Oranais. Mais faut pourtant être sûr qu’on pourra se barrer après le braquage. Sinon, vaut mieux laisser tomber. On se fera emballer ou buter en sortant. C’est pas votre avis, M’man ?

La grosse femme qui s’octroyait un chocolat approuva.

— Si. Et tant pis si on doit être plusieurs à partager. Vaut mieux moins toucher que de jongler complètement. Et les hommes qu’il nous faut, peut-être que je peux te les trouver, ajouta-t-elle vers Steve.

Celui-ci grimaça.

— Des gars du coin ?

— Non, du Canada. Des Canadiens français qui ont vécu pas mal ici.

— Ils sont gonflés ?

M’man haussa ses larges épaules.

— Ce sont les frères Laventure de Montréal. Des durs. Je suis sûre qu’ils accepteront de marcher au forfait… disons de 500 000 thunes.

Steve grimaça encore.

— Ce sont de vrais truands ?

— Tu crois qu’on trouvera des enfants de Marie pour ce genre de job ? repartit M’man.

Steve se mordilla les ongles, puis lâcha :

— Si on peut pas faire autrement, c’est à voir.

Mais j’aimerais autant trouver autre chose.

— Ça sera peut-être pas facile, dit M’man.

— Et pour la date, jeta le vieux qui songeait à son délai du 30 décembre. Toujours pour la veille de Noël ?

— Ça oui ! s’écria Steve. Pour nous, c’est le meilleur jour. Jamais on en trouvera un pareil dans l’année !…

Oubliant qu’il avait des Camel, il claqua des doigts pour que l’Oranais lui lance une Marlboro, reprit après l’avoir allumée :

— Vous savez que le SAFE ferme électriquement tous les soirs à 6 heures. Sauf les jeudis et veilles de fête où il ferme à 7.

Il se saoula profondément d’une goulée de tabac, avant d’enchaîner, convaincu :

— Pour nous 7 plombes c’est l’heure rêvée. Il fera complètement nuit, beaucoup de gens seront partis et tous ceux du 38 ou presque auront déposé leurs diams dans leurs coffrets. En plus, comme c’est la veille de Noël, les flics et les gardes qui auront pas mal picolé seront plus coulants. En un mot tous seront beaucoup moins méfiants que les autres jours. Donc, pas de question. On opère ce soir-là, à 6 h 50. Pile.

Il retira sur la Marlboro avant de reprendre :

— Surtout qu’il neigera et que les gens n’ont pas la même réaction lorsqu’il neige ou qu’il pleut. Ils cherchent à rentrer plus vite pour se mettre au chaud.

— Et s’il neige pas ? sourît l’Oranais.

Tous le regardèrent, même le vieux, comme s’il avait dit une énormité.

— Il neige toujours à New York pour Christmas, laissa tomber M’man d’un ton orgueilleux, inhabituel chez elle.

— Toujours, fit le petit Sam dont les yeux brillaient comme si déjà il voyait clowns et acrobates évoluer sur une piste de lumière.

— Toujours, renchérit Louis Coppolano, faisant un imperceptible signe de croix près de sa cravate. Il neige toujours pour la Noël, à croire que c’est un miracle.

L’Oranais s’accota soudainement à son dossier, leva les bras comme s’il se rendait à l’ennemi, lança en rigolant :

— Bon, bon. Je veux pas vous contrarier. Sam, verse donc à boire, qu’on trinque à ce joyeux Noël sous la neige.

De ses petites mains grasses, Sam empoigna le goulot, fit sauter le bouchon. Du champagne rejaillit en tous sens, une longue traînée se répandit sur le plan du SAFE.

Par superstition récoltée dans les boîtes de nuit de Paris, l’Oranais y trempa les doigts, s’en frotta le cou.

— Que ce Pommery nous porte bonheur ! jeta-t-il.

Tous acquiescèrent de la tête. Tous étaient graves, sauf l’Oranais dont les dents étincelaient dans son perpétuel sourire.

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