XVII

La neige tombait en gros flocons qui s’aplatissaient au sol, sur les dais qui enjambaient les trottoirs, ou sur les ailes des voitures. Celles-ci étaient relativement peu nombreuses dans la 47e Rue Ouest. Il était 18 h 45, et c’était justement le quart d’heure qui manquait aux autos pour avoir le droit au stationnement.

La rue n’était pas loin de retrouver son visage de nuit. Plongées dans le noir, beaucoup de vitrines exhibaient des écrins vides et au-delà leurs salles désertes où jouaient des ombres. Des voitures et des taxis chargeaient dealers, salesmens, et brokers au passage, et les emmenaient après une journée qui avait rapporté gros. Des camions et des camionnettes, parfois en double file, déchargeaient à la hâte les dernières livraisons du jour. Les deux flics du coin talonnaient les chauffeurs pour qu’ils dégagent la chaussée qu’ils obstruaient à moitié. Mais tout ça se passait en pépère, sans engueulade, car c’était l’approche de Noël.

Sur le trottoir, pas mal de foule circulait encore. Il y avait de tout : des citoyens qui avaient hésité, et hésitaient toujours à acheter le cadeau de leur belle ; des lascars qui n’avaient même pas de quoi s’offrir un caramel, et qui restaient en extase devant les dernières vitrines, encore illuminées ; quelques salesmens encore attardés avec leurs curieuses poussettes ; des brokers avec leurs drôles de fringues de rabbins ; et des dealers qui couraient d’un building à l’autre, se hâtant avant les fermetures. Au milieu de ce va-et-vient, un flot de voitures s’écoulait en direction de la 6e Avenue. Parmi elles, se repérait le clignotant rouge d’une Plymouth de flics, et ce rougeoiement intermittent faisait poétique, sous les tourbillons de neige.

En passant, les poulets de cette bagnole scrutaient les trottoirs et les vitrines. Mais plus par réflexe professionnel que par conviction, eux aussi commençaient à ressentir l’euphorie de l’approche de la fête. L’un d’eux posa son regard sur un petit salesman qui se tenait à l’abri d’une voûte, sur le trottoir, en face du 38, puis le détourna. S’il avait su…

Le petit Sam avait senti le regard du flic, mais n’avait pas bronché. Comme toujours au moment de l’action il était sans nerfs. Il avait un bonnet de loutre sur la tête, un chaud manteau à col d’astrakan sur le dos, et près de lui, une petite poussette, sur laquelle était fixée une mallette noire. Au fond de ses poches, ses mains caressaient la crosse des P38. Son œil mort ne quittait pas deux brokers qui, venant du métro, remontaient la rue. Ceux-ci stoppèrent devant la vitrine illuminée du 38. C’étaient Jean Baez, et Steve Ryan. Seul Sam pouvait les reconnaître. Et encore, parce qu’il savait qu’ils devaient venir. Tous deux étaient coiffés par de larges chapeaux ronds de velours noir, et l’Oranais portait un pantalon à rayures, une veste de lustrine, et une lévite au col couvert de pellicules. Des lunettes à monture d’or dissimulaient l’éclat de ses yeux noirs. Comme chaque fois à l’approche du danger, un petit sourire retroussait ses lèvres d’amateur de femmes. Il était décontracté, avait ses mains gantées hors de ses poches, et il inspectait à travers les vitres l’intérieur du 38, où quelques stands étaient encore allumés.

Steve avait un pantalon noir qui tire-bouchonnait sur des chaussures boueuses, une veste de drap bleu, et une houppelande qui flottait autour de son corps tourmenté. Tous deux étaient sans cravate, et aucun foulard ne cachait leur chemise de coton au col soigneusement boutonné. Des barbes longues et fournies leur mangeaient la figure. Brune chez l’Oranais, d’un châtain clair chez Steve.

Le déguisement était plus vrai que nature. Surtout chez l’Oranais qui, à son insu, avait dû retrouver un vieil atavisme oublié.

Un autre point commun les réunissait : aucun n’avait de papiers d’identité, ni de marque susceptible de le faire reconnaître. C’était une idée de Steve qui se rappelait trop la bêtise de Bob. Tous ceux qui marchaient dans le braquage devaient laisser leurs fafs chez eux. De cette façon, si l’un se faisait buter, ce serait aux flics de jouer pour l’identification. Et le temps qu’ils y passeraient servirait aux autres.

Des gens bousculaient les deux hommes et d’autres, à l’abri de l’entrée du building dont dépendait le 38, les regardaient par instants. Tout en inspectant les lieux, l’Oranais parlait haut en yiddish. Et Steve, qui n’y comprenait goutte, lui répondait par des grognements convaincus. Soudain, celui-ci qui surveillait la rue vers la 5e Avenue, laissa choir.

— Les voilà !

Lentement, l’Oranais tourna le cou. Un deuxième clignotant rouge, dominant les toits des autres voitures, descendait la rue. Puis une plymouth verte à toit blanc émergea du lot, rasa les voitures à l’arrêt, stoppa devant le building du 38 mais en double file, car deux voitures et une camionnette occupaient déjà le bord du trottoir à cet endroit.

— Ils sont dingues, murmura l’Oranais. J’espère qu’ils vont pas rester là ! Qu’ils aillent plus loin, bon Dieu !

— Au contraire, répliqua Steve entre ses dents. C’est eux qui ont raison. Ils font exactement ce que font les vrais poulets. Ils montrent que la rue est à eux. Bravo. Ils sont gonflés les mecs. M’man nous a pas charriés sur leur compte.

Dans la Plymouth, Hector coupa le contact, éteignit les lanternes. Aussitôt l’essuie-glace cessa de balayer la neige du pare-brise. Puis lui et Honoré descendirent sous l’œil des passants.

Les deux frères étaient calmes, et bombaient le torse comme de vrais flics. Ils étaient en uniforme, et rien ne manquait à leur attirail de tombeurs de truands : plaques de cuivre, casquettes plates, épaisses godasses noires, matraques de même teinte, et les uniformes de gros drap-bleu. Fendues de chaque côté, les vestes de ceux-ci laissaient apparaître les crosses des 38 réglementaires. Hector regarda Steve, puis, suivi de son frère, il entra dans le building. Les gens qui attendaient devant les ascenceurs s’écartèrent devant les moulinets qu’Honoré s’offrait avec sa matraque. À croire qu’il avait des dispositions pour être pied-plat le voyou canadien ! Hector ouvrit la porte du fond avec une clef remise par Steve, et tous deux, hauts, solides, rassurants par leur calme, disparurent aux yeux des gens du Hall, et refermèrent soigneusement.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire là ? jeta l’un des types du hall.

— Oh ! sûrement une vérification, renvoya un autre.

— Rien de sérieux en tout cas, constata un troisième, sinon ils seraient arrivés dans un hurlement de sirène…

Les gens approuvèrent gravement.

Au-dehors, Steve lâcha à son équipier :

— À nous de jouer, Jean.

Aussitôt, tous deux pénétrèrent dans la vaste salle des bijoutiers, plongée dans une demi-pénombre. Seules l’éclairaient les veilleuses du plafond et les lampes individuelles des stands encore occupés. Quelques clients, et des brokers attardés, discutaient devant les stands. Mais s’ils voulaient garer leur argenterie, il ne fallait pas qu’ils traînent longtemps, car à 7 heures pile, le SAFE se fermait électriquement, et le mouvement enclenchait sur le champ les signaux d’alarme de l’endroit.

L’un de ces brokers, après un regard sur sa montre, serra la main d’un dealer, et se dirigea vers l’escalier conduisant au SAFE. En haut des marches se tenait le gardien signalé par M’man, celui à cheveux blancs et à moustaches courtes. Résolument l’Oranais suivit le broker, passa devant le gardien, non sans lancer en yiddish vers Steve :

— Il faut nous hâter, Samuel !

Et il commença à descendre derrière le broker. Il ne s’occupa plus ni de Steve, ni-du garde qui, sourcils froncés, intrigué, comme s’interrogeant, le suivait des yeux.

Steve rappela le garde à la réalité.

— Monsieur, s’il vous plaît.

Le garde lui fit face, sa bouche s’arrondit, ses yeux aussi. Steve venait de plonger sa main gantée dans un vaste portefeuille contrôlé par une longue chaîne, et ce qu’il tenait n’était pas le collier de la Reine, mais un colt 45. Le garde se tâta machinalement, comme s’il croyait à une blague, comme s’il croyait que l’autre lui avait engourdi son flingue qui était pourtant un spécial 38. Mais Steve lui coupa ses espérances.

— Un cri, un geste, un souffle et… Allez, demi-tour. On descend. Vite.

— Mais… balbutia le défenseur des propriétés privées. Jamais je…

Le canon du colt dissimulé aux passants de la rue le cogna hypocritement en pleine bedaine.

— Encore un mot, et vous êtes truffé comme une dinde de Noël.

Vaincu, jambes en pâté de foie, le garde se mit à descendre. Au bout de quelques marches, Steve, sachant qu’ils étaient à présent invisibles du dehors, lui ordonna :

— Stop.

L’autre obéit. Le braquant aux reins, Steve, après un rapide tâtonnement de sa main gauche, s’empara de l’arme du privé.

— En route, reprit-il, en empochant le calibre.

Deux secondes après, ils débouchaient dans le sous-sol, vide d’occupants et aux lumières éteintes. Ils bifurquèrent à gauche, là où se découpait la lumière de la sorte de couloir précédant le SAFE. Avant d’y parvenir, Steve répéta encore :

— Stop.

Son poing armé ne quittait pas les reins du gardien et son œil allait au-delà de la porte où l’Oranais attendait derrière le broker. Tous deux étaient devant la première grille de sécurité, dont Steve apercevait les barreaux de droite. En yiddish, l’Oranais lançait au broker qui sortait un énorme portefeuille maintenu à sa ceinture par une chaînette d’acier :

— On n’a plus de temps à perdre, hein ?

Lui aussi avait extrait un grand portefeuille de la poche de sa lévite. Le broker lui sourit, jeta à travers la grille :

— Oh ! Bill…

Le gardien, confortablement assis derrière son bureau et qui avait le nez collé sur son illustré, le releva. Il aperçut le broker, repartit dans son illustré, non sans avoir appuyé nonchalamment sur un bouton. Un déclic. Et la grille s’entrouvrit. Le broker la franchit, l’Oranais sur les talons. La grille se referma dans le même claquement huilé. Déjà l’Oranais avait rentré son portefeuille, et bondissait. Dans sa main étincelait l’acier bruni d’un Smith et Wesson, à canon long. Surpris, les yeux hagards, le garde eut néanmoins le réflexe de tendre la main vers le flingue posé devant lui. L’Oranais cogna. Vite. Durement.

De la crosse du Smith. Sans un ouf, le gardien se retrouva le nez sur son illustré où s’exhibaient de belles pépées en bikini. Puis en deux bonds, l’Oranais fut sur le broker, qui demeurait bouche ouverte, comme prêt à pousser un cocorico.

— La ferme, citoyen, ordonna-t-il, sinon…

Sous la main menaçante, la bouche du broker se referma doucement. L’Oranais siffla, deux coups brefs, refonça vers le bureau, appuya sur le bouton de la grille. Comme elle s’ouvrait, Steve apparut, poussant le garde devant lui. Il lui indiqua l’ouverture dans la grille.

— Allez ! Entre.

L’autre obéit. Sans plus s’en occuper, Steve pirouetta, gagna rapidement la porte d’acier du fond, donnant sur l’escalier et le hall du 38. Pendant ce temps, l’Oranais réceptionnait le garde.

— Colle-toi là-bas, disait-il, lui indiquant la paroi de droite, à quelques pas de la porte cylindrique du SAFE. Et nez au mur.

Le garde obéit dans un regard de rage.

— Et à genoux, ordonna encore l’Oranais.

Le garde ne put s’empêcher de lui décocher un coup d’œil hargneux.

— Ça vous coûtera cher !

Les dents de Jean Baez étincelèrent dans sa barbe noire.

— Cause toujours, mon lapin.

Et avançant d’un pas, le Smith pointé :

— J’ai dit à genoux. Et mains sur la tête pour t’apprendre à répondre. Fissa.

Le garde s’agenouilla dans un grognement, et se croisa les doigts sur le crâne.

Alors que l’Oranais opérait, Steve avait gratté à la porte du fond, et à leur tour, les frères Laventure entraient dans la danse. Vite. Sans un mot. Et méconnaissables. Des masques de carnaval leur planquaient la figure. Hector avait choisi celui de Charlie Chaplin, Honoré celui de Groucho Marx.

Hector alla se poster près de la porte qui menait à l’escalier, et attendit, prêt à cueillir ceux qui descendraient au SAFE. Honoré suivit Steve à l’intérieur de la grille qui se referma dans son doux claquement. Puis Steve et l’Oranais foncèrent vers la chambre forte. Ce dernier dépliait un grand sac de toile qu’il avait sorti de sous sa lévite. Honoré alla empoigner le premier garde toujours dans les pommes et le laissa choir près de son confrère. Puis, avisant le broker qui le fixait ahuri, n’en croyant pas ses yeux, il lui ordonna, sortant un sac de toile à son tour mais bien plus petit que celui de l’Oranais.

— Ton morlingue.

— Hein ? balbutia l’autre. Mon quoi ?…

Honoré lui arracha son portefeuille auquel il se cramponnait, en vida le contenu dans son sac. Des petits papiers s’ouvrirent, et en cascadant des diamants de toutes tailles jetèrent mille feux.

— Va te mettre avec les autres, commanda Honoré au broker, en lui jetant son portefeuille vide, toujours fixé à la chaînette. Et à genoux, toi aussi.

Le type fit un pas en direction des gardes, et brusquement, s’écroula, évanoui. Du pied, Honoré le repoussa vers les gardes, et se retourna à un sifflotement. C’était son aîné qui émergeait du noir avec deux hommes au bout de son spécial 38. En un éclair Honoré libéra la grille fit signe aux hommes de la franchir. Ils obéirent en tremblant. L’un d’eux avait tellement les foies qu’il faillit s’étaler. Honoré le saisit au vol, le remit sur pieds, tout en jetant :

— Vos portefeuilles. Votre pognon. Et vite.

Le premier, un broker, exhiba son portefeuille, le vida docilement dans le sac tendu. Mais le second, un dealer, voulut dissimuler un petit sachet de diams. Honoré s’en aperçut. Et cogna. D’un revers et du dos de sa main gantée. Sèchement. Aussitôt le petit sachet atterrit dans le sac de toile. Et Honoré leur désigna les gardes agenouillés.

— Filez là-bas. Même position. Exécution. Allons !

Sûr d’être obéi, il alla jeter un regard dans le fond de la chambre forte, où Steve et l’Oranais opéraient. Juché sur la petite échelle d’acier, l’Oranais ouvrait les coffrets du haut de la paroi centrale. Lui et son équipier ne perdaient pas de temps. On sentait qu’ils connaissaient les lieux, à force d’en avoir vu les plans, et qu’ils avaient souvent dû répéter leurs mouvements. Ils étaient nets, précis, rapides, sachant qu’ils livraient une course contre la montre. L’Oranais se servait de clefs dont les numéros cadraient avec ceux gravés sur les coffrets. Il amenait les tiroirs à lui, les faisait basculer sur le sac de toile que Steve maintenait ouvert. Ils ne triaient rien. Tout dégringolait en vrac : petites sacoches, portefeuilles et leurs chaînettes, papiers de famille, sachets de papier pliés menu, écrins de toutes sortes, etc.

Parfois des pierres, des topazes, des rubis, des diams, crevaient les papiers fins, et c’était un enchantement pour les yeux de Steve, qui murmurait repris par sa haine :

— Je vous ferai voir, tas de salaud ! Je vais vous faire voir, moi, si je suis un raté.

Les mouvements des deux hommes rappelaient un ballet bien réglé. Jean Baez vérifiait les numéros des coffrets, les ouvrait, vidait les tiroirs, passait ceux-ci à Steve qui les posait sur le plancher d’acier. Ils ne pensaient plus au danger. Ils ne pensaient qu’à entasser, entasser et entasser encore, sachant que chacun de leurs gestes représentait une fortune. Les prunelles de drogué de Steve luisaient fixement, et le sourire de l’Oranais restait accroché comme une pancarte à une devanture. La sueur leur mouillait le dos, le ventre, les aisselles, mais ils ne sentaient rien. Ils fonçaient.

D’au-delà la grille, un rire fit se retourner Honoré, et une voix joyeuse fit écho au rire.

— Ah ! ben vrai. Bile est bien bonne celle-là ! Se déguiser en flic, et se coller la frime de Charlot ! Ah ! ben vrai… On voit que c’est Noël !

Un autre rire suivit la tirade. Puis un ordre bref retentit :

— Ta gueule. Avance.

Et l’aîné des Laventure parut poussant un dealer obèse devant lui. En apercevant Honoré à travers la grille, le dealer que le whisky avait dû chauffer s’esclaffa encore.

— Quoi ? Groucho Marx ? On aura tout vu ! Allez les gars, ça suffit. J’ai failli marcher. Maintenant, ouvrez-moi, faut que je dépose mes bijoux.

Honoré appuya sur le bouton, invita :

— Si vous voulez entrer…

Le gros dealer obtempéra en se marrant plus fort. Soudain son rire lui resta à la gorge. Il venait d’apercevoir les gardes et ses confrères agenouillés devant le mur d’acier. Honoré lui lança tandis que son aîné repartait vers son poste :

— Allez, donne tes bijoux, on pourrait te les voler.

L’homme ne réagit pas. Il n’avait plus envie de rire. Il se laissa dépouiller d’un petit sac de peau, et docilement, n’en revenant pas, il alla s’agenouiller près des autres en murmurant.

— Ça alors… ben ça alors…

Rassuré, Honoré reporta son regard à travers l’ouverture cylindrique au-delà de laquelle Steve et l’Oranais s’affairaient toujours. Ils étaient moins visibles à présent car ils s’attaquaient à la paroi droite. Quant à celle du centre qu’ils venaient de lâcher, elle montrait parmi sa surface brillante les trous noirs des coffrets qu’ils avaient enlevés.

* * *

L’un des deux flics chargés de la surveillance de ce coin de la 47e Rue, repassa une seconde fois devant la Plymouth à l’arrêt. C’était le long maigre, celui à la gâchette heureuse. Sa casquette était couverte de neige ainsi que le lourd manteau de drap bleu qui le protégeait du froid. Il consulta sa montre, reporta un œil étonné sur la voiture de ses collègues où s’étalait le № 20, songea à mi-voix :

— Qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre là ? C’est pas leur secteur !

Il rôda autour, hésita et enfin curieux de nature il pénétra dans le building du 38.

Mais personne dans le hall ni devant les ascenseurs. Il leva une tête indécise sur les portes closes menant aux appareils, repéra par les voyants lumineux que ceux-ci étaient haut dans les étages, alors, dans un haussement d’épaules, il ressortit.

Après tout ce n’était pas un appel d’urgence, sinon ses collègues seraient arrivés dans le hurlement de leur sirène. Bah ! il avait tort de se biler. Probable que les gars avaient de la famille ou des copains travaillant dans le building. Ou bien peut-être qu’ils étaient venu chercher un petit bijou commandé pour les fêtes !

Avant de réaffronter la neige, il consulta de nouveau sa montre : 7 heures moins 6 qu’elle indiquait. Allons la journée se tassait. Encore six minutes et… Vivement la relève, lui aussi voulait rentrer pour aider aux préparatifs de Noël.

Là-bas, à la maison dans la bonne chaleur, il y avait la femme et les deux gamins qui…

En souriant, il tâta dans sa poche, à travers l’épaisseur du manteau, le cadeau qu’il destinait à la bourgeoise : une bague qu’un broker lui avait obtenue à bon prix. Toutes ses économies qu’il avait fourrées là-dedans. Dans le fond, de surveiller ce secteur à longueur d’année, ça avait ses avantages ! On s’y faisait des relations.

Il remonta vers la 5e Avenue, regarda machinalement vers un petit salesman qui sur l’autre trottoir se tenait à l’abri, sa poussette près de lui, puis il houspilla un livreur qui tardait à déguerpir. Le futé ! Il savait bien que dans six minutes il aurait le droit au stationnement jusqu’au lendemain matin 8 heures. Mais le long maigre ne fut pas dupe. La loi était la loi. Il fallait que l’autre dégage. Il donna un léger coup de matraque sur l’aile.

— Allez, barre… Une demi-heure que t’es là.

En bougonnant le chauffeur remonta dans son carrosse et démarra pour faire le tour du block et revenir se garer à 7 heures pile.

Le long maigre reprit sa route, et juste à ce moment un bruit de sirène commença à déchirer l’air, mais très loin. Puis se transformant en un hurlement lugubre et impérieux, le bruit s’engouffra dans la 47e Rue, précédant de peu un clignotant rouge qui émergea dans les tourbillons de neige. Rapide, le long maigre vint à la rescousse. Il donna du sifflet pour dégager pendant que la voiture de ses collègues se faisait une trouée à coups de sirène.

Sous son abri, le petit Sam avait blêmi. Il s’interrogeait, s’étonnant de ne pas voir les copains jaillir du building. Mais qu’est-ce qu’ils foutaient donc ? Ils n’entendaient donc pas ? Il soupira et dans ses poches ses petites mains grassouillettes étreignirent solidement les P38. Il s’éloigna légèrement de sa poussette et attendit, prêt à tuer.

Devant le hurlement autoritaire de la loi, les chauffeurs s’écartaient au mieux pour livrer passage. Mais ce n’était pas toujours facile, avec tous ces carrosses qui roulaient vers la 6e Avenue.

À présent la sirène déchirait les tympans, transperçait les flocons, roulait le long des immenses buildings presque déserts. La Plymouth n’était plus qu’à dix mètres du petit Sam et son conducteur s’impatientait. Un lourd camion qui avançait mal, précédé lui-même de plusieurs voitures, le gênait.

Le petit Sam porta ses yeux morts sur le 38. Mais, bon Dieu, que faisaient donc les gars ? Ils n’entendaient donc pas ? Comme des rats qu’ils allaient se faire coincer !

Enfin le gros camion parvint à se serrer sur la droite, dans un espace dégarni, et la Plymouth le doubla dans un miaulement rageur de sirène. Livide mais décidé, le petit Sam avança jusqu’au ras du trottoir ; dans ses poches, ses poings venaient de basculer, mettant ainsi les canons des flingues à l’horizontale. Les pieds-plats parvenaient devant le 38. Ils étaient quatre. Le conducteur sembla ralentir, et l’un de ses compagnons se colla à la vitre pour mieux voir l’autre Plymouth arrêtée en double file. Puis un imperceptible soupir échappa au petit Sam, le sang rafflua à ses joues ; profitant d’un trou, la Plymouth fonçait vers la 6e Avenue, et la coupait, précédée de son hurlement, alors que les feux s’abattaient au rouge. Juste après elle, dans les poches du manteau à col d’astrakan, les poings du petit Sam se détendirent. Une lueur anima un bref instant ses yeux sans vie. Il recula, regagna son abri et sa poussette, tout en se secouant pour faire tomber la neige de son bonnet de loutre.

Au coin de la rue et de la 6e Avenue, Hubert Laventure qui attendait derrière la descente du métro depuis quelques instants se décontracta à son tour. Lui était en civil, engoncé dans une grosse canadienne à col de mouton, chaussé de mi-bottes de cuir. Il regarda sa montre, grogna.

— 7 heures moins 3. Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Qu’ils se magnent bon Dieu ! Qu’ils se magnent !

Il reprit sa faction, grommela dans un soupir :

— Ouf ! J’ai bien cru que c’était pour eux.

* * *

Hubert et Sam avaient tort de se biler. En bas dans le SAFE, la séance s’achevait. Rien n’avait freiné le rythme des équipiers. Même pas le hurlement assourdi de la sirène quand il était parvenu jusqu’à eux. Pris par l’excitation, Steve et l’Oranais s’étaient contentés d’accélérer le mouvement. Seuls, les Laventure avaient tendu l’oreille, prêts à agir, à faire face. Tout avait été prévu. Même la fuite par les petites portes d’acier menant au hall du building. Dans ce cas, les Laventure devaient protéger les autres qui fileraient les premiers avec la camelote. C’était un accord. Et tous le respecteraient. Les Canadiens touchaient 500 000 thunes pour ça : le forfait qu’ils avaient accepté.

À présent il y avait derrière la grille cinq clients de plus qu’Hector avait amenés à son frangin. Celui-ci les avait soulagés vite fait de leurs portefeuilles et de leurs liasses de dollars. Et tous s’étaient retrouvés à genoux et pas contents. Dame !

Honoré abandonna un instant leur surveillance pour consulter la pendule électrique de précision qui se trouvait logée dans une niche d’acier creusée dans la formidable porte du SAFE. 7 heures moins 3, elle indiquait.

Honoré alerta l’Oranais et Steve d’un coup de sifflet. Ceux-ci se retournèrent, lui faisant signe qu’ils avaient terminé.

Le garde brun, qui était revenu à lui, échangea un long regard avec son confrère à cheveux blancs, comme lui agenouillé, nez contre le mur d’acier.

Ils se comprenaient. Impossible de saisir un nom, un surnom. Rien. Les types semblaient drôlement organisés. Depuis qu’ils opéraient aucun n’avait gaffé. Aucun à part celui qui avait dit : Samuel, n’en avait appelé un autre autrement que par un coup de sifflet. Et des coups de sifflets seraient de maigres indices pour les enquêteurs.

Un ordre brutal lancé par l’homme masqué en Groucho Marx les fit tressaillir.

— Allez tout le monde debout. Et tout le monde dans le fond. Exécution.

Ils n’étaient pas tous debout que Steve et l’Oranais apparaissaient chargés d’un lourd sac. L'un d’eux appuya sur le bouton libérant l’entrée de la grille derrière laquelle se tenait Hector, arme au poing, masque de Charlot sur la figure.

En même pas une minute son cadet fit s’engouffrer les gardes et les autres dans le fond du SAFE et referma la lourde porte sur eux, sans écouter leurs gémissements et leurs supplications, ainsi que leurs « On va mourir étouffés ! » Seuls les deux gardes ne se plaignirent pas. Ils savaient, eux. Car à peine le truand à masque de Groucho Marx eut-il donné un coup de volant sur la porte ronde, qu’instantanément les sirènes d’alarme se déclenchèrent. Il était 7 heures moins une.

Or, le SAFE devait boucler à 7 heures. À 7 heures tapant. Pile. Si on ne respectait pas cet horaire, tout se mettait automatiquement en branle et alertait, chez eux, flics et « privés » de Holmès, sans compter les signaux d’alarme. Et ceux-ci libérés y allaient joyeusement. Ça fusait de partout : sonneries grêles, hurlements lugubres, sirènes prolongées.

À la seconde l’équipe se rua, armes au poing, dans le petit escalier donnant sur le hall. Débarrassé de son masque, Hector, plus vif que les autres, déboucha le premier dans la rue où ululaient les sirènes. Un passant voulut l’arrêter.

— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur l’agent ?

L’aîné des Canadiens l’envoya dinguer dans la neige d’un coup de coude et sauta au volant de la Plymouth. Il mit le contact, jeta deux brefs appels de phares, actionna l’essuie-glace pour dégager le pare-brise de la neige qui le bouchait.

Déjà au loin, des sirènes de flics, reconnaissables à leurs notes aiguës, se mélangeaient à celles alertant la 47e Rue.

En courant la foule convergea vers le 38, imitée par le long maigre et son collègue, qui se trouvaient vers la 5e Avenue.

La Plymouth commença à être cernée et ni Steve, ni l’Oranais, ni Honoré qui les couvrait du côté du SAFE n’était encore là. Alors le petit tueur entra en action. Il souleva le couvercle de la mallette fixée sur la poussette, en sortit une mèche, alluma celle-ci, s’écarta rapidement. Il n’avait pas fait trois pas vers la Plymouth que des lueurs multicolores jaillirent de la mallette. Puis des éclatements secs suivirent et une gerbe de feu s’éleva vers le ciel, et ce fut l’enchantement d’un feu de bengale.

— Oh ! cria-t-on dans la foule.

— Vise le feu d’artifice ! lança une voix joyeuse, vite étouffée par le bruit des sirènes.

Toutes les têtes se tournèrent vers le spectacle offert. Tous admiraient les façades de verre des buildings brusquement illuminées par les couleurs de l’arc-en-ciel. Sam en profita pour bondir vers la Plymouth. Il l’atteignit juste comme ses équipiers s’y engouffraient à leur tour. Sans attendre qu’ils aient refermé les portières, Hector démarra brutalement, en klaxonnant pour faire s’écarter les curieux qui ne comprenaient pas encore ce qu’il se passait. L’un d’eux, trop lent à se garer, fut fauché par l’aile droite de la Plymouth, et se retrouva dans la neige. Des gens lancèrent des insultes, d’autres crièrent, d’autres agitèrent des bras menaçants, pendant que le feu de bengale les éclairait de ses magnifiques couleurs. Faisant écho à celles du 38, les sirènes lointaines se rapprochèrent dangereusement. Toutes semblaient se diriger vers ce coin de la 47e Rue.

L’aîné des Canadiens évita d’un revers un taxi qui se rabattait, et faisant lui aussi hurler sa sirène, il fonça vers la 6e Avenue, dont les feux par miracle se mettaient au vert.

Derrière, à l’autre extrémité de la rue, deux clignotants rouges jaillis de la nuit floconneuse apparurent, et deux Plymouth se ruèrent vers le 38 dans le mugissement de leurs sirènes.

Au coin de la 6e Avenue, le plus jeune des Laventure guettait l’arrivée de la fausse Plymouth. Quand elle ne fut plus qu’à deux mètres des feux de croisement, il abaissa le bras, et sans attendre, il fonça vers une voiture rangée derrière une camionnette où était attelée une remorque à deux roues.

Aussitôt, Louis Coppolano qui attendait au volant de cette camionnette, appuya sur l’accélérateur. Tout juste s’il ne heurta pas l’arrière de la fausse Plymouth, tellement il avait été rapide pour amener camionnette et remorque en travers de la 47e Rue, qui se trouva bouchée en un éclair.

À présent remorque et camionnette sur les flancs de laquelle se lisait : « Edison C° » bloquaient le chemin aux poursuivants éventuels, provenant de la 47e Rue Ouest.

Un taxi, qui arrivait au même moment, freina trop tard, et dans un bruit de ferraille défonça le côté de la camionnette. Derrière, des klaxons puissants mêlèrent leur rage aux sirènes des flics, et à celles du 38. Au-dessus de ce vacarme infernal, les dernières lueurs du feu d’artifice s’éteignirent, dans des milliers d’étincelles rouge et or.

Ainsi que convenu, Hubert qui devait recueillir le vieux avait déjà dépassé la camionnette et après avoir freiné brutalement, attendait portière ouverte, prêt à refoncer. Le tout n’avait pas pris trois secondes. D’une semelle impatiente il caressa l’accélérateur de la Buick qu’il avait volée une heure avant. Mais que faisait donc le vieux ? Mains crispées sur le volant, il se retourna, l’aperçut qui descendait enfin de la camionnette. Un juron jaillit des lèvres du jeune Canadien. Au lieu de venir sur lui, le vieux passait derrière la Buick, continuait tout droit, comme sans voir personne. Le Canadien jura encore :

— Merde. Mais où il va ? Il est dingue !

Lui ne pouvait pas savoir. Sous le choc nerveux, l’émotion, le père de Mike venait de perdre les pédales. Indifférent à tous, il traversait la 6e Avenue, sous l’œil des automobilistes bloqués par les feux rouges. Et déganté il se frictionnait les mains, avançant lentement sous la neige en direction de la 47e Rue, mais du côté où leur Plymouth venait juste de disparaître. Heureusement pour lui, l’Oranais et Sam qui guettaient par la glace arrière le déroulement des opérations, l’aperçurent.

— Stop ! cria l’Oranais qui, lui, avait compris, et ajoutait rageur : Je l’avais bien dit de pas employer le vieux pour ce boulot ! Je savais bien qu’il craquerait !

Par réflexe, Hector avait freiné.

— En arrière ! lui jeta l’Oranais assis entre Steve et Sam.

— Mais vous êtes cinglés ! se rebella l’aîné des Laventure.

— Qu’est-ce qui te prend ? s’inquiéta Honoré, assis à l’avant à côté de son frère.

— Stève ! lança l’Oranais. C’est le vieux. Il déconne.

Steve n’avait pas besoin de dessin. Il avait vu, lui aussi. Et il était solidaire de l’Oranais.

Et du vieux. Sa main armée décrivit un demi-cercle par-dessus le dossier. Sa voix tomba sèchement durant que le canon de son 45 cognait la nuque d’Hector.

— Recule.

Honoré amorça un mouvement. Un P38 lui heurta les omoplates.

— Du calme, conseilla la voix froide du petit Sam.

Dans un grincement de vitesses et des éclaboussures de neige, la Plymouth fit un brusque saut en arrière. L’Oranais se débarrassa de son chapeau rond, de ses lunettes, descendit en vol, cria :

— Sam ! Couvre-moi.

Et il bondit vers le vieux qui ne le reconnaissait pas.

Fissa, viejo ! hurla-t-il. Fissa ! Restez pas là.

Au même instant une balle, puis une autre sifflèrent au-dessus de leurs têtes. Sam sauta au sol à son tour et l’un des P38 aboya. Le long maigre qui venait d’ouvrir le feu à travers la 6e Avenue se jeta sur le côté en tirant de nouveau avant de se mettre à l’abri. La balle souleva une fine gerbe de neige aux pieds du vieux.

— Faites gaffe, pépère ! cria encore l’Oranais.

Mais à quoi bon discuter ? Il cogna. Durement.

Un sourire désolé retroussait ses lèvres sensuelles. Le vieux tomba nez en avant, l’esprit ailleurs, bras ballants, et son feutre roula dans la neige. Il n’avait pas même vu venir le coup. L’Oranais le rattrapa sur son épaule, rafla le chapeau et se rua vers la Plymouth, où il le fourra aidé par Steve.

Derrière eux, le long maigre s’enhardit. Il entendait les cris d’encouragement de ses collègues qui, descendus de leurs voitures bloquées par la camionnette, arrivaient à la rescousse. Il refit un bond en sens inverse, revint dans la ligne de tir, releva son calibre ; les lumières du croisement l’éclairaient en plein. Sam en profita. Un P38 tonna dans la rue. Le long maigre chancela mais n’abaissa pas le bras. Deux éclairs orangés jaillirent de sa main et l’Oranais, qui se redressait après avoir fourré le vieux dans l’auto, eut un brusque sursaut, comme si on venait de le poignarder dans le dos. Il chercha à s’agripper à la Plymouth mais bascula dans la neige et son front heurta la roue arrière.

— Jean ! cria Steve, quittant d’un bond l’abri de l’auto. Jean !

— Fais vite ! lui jeta Honoré, faisant voler la glace arrière d’un coup de crosse. Les flics arrivent.

Il disait vrai. Contournant la camionnette, ceux-ci se ruaient au secours de leur camarade qui titubait. Jambes écartées, bien d’aplomb, le petit Sam balança la sauce. À travers la glace cassée, Honoré l’imita. Les pieds-plats s’éparpillèrent et foncèrent à l’abri des bagnoles. Au centre du croisement le corps du long maigre mettait à présent une note sombre sous la neige qui tombait plus fort.

D’autres pruneaux sifflèrent. Des mitraillettes crépitèrent. Un couple s’élança sous un auvent. Derrière une devanture de jouets, une grosse femme cria. Soudain les sirènes du 38 cessèrent de hurler, un silence de mort s’abattit sur les lieux.

— Jean, murmurait Steve agenouillé près de son équipier.

Celui-ci releva la tête. Du sang lui coulait de la bouche et allait se perdre dans la fausse barbe noire.

— Jean, répéta Steve, essayant de le soulever.

L’Oranais chercha à le repousser, hoqueta :

— … suis rôti… barre…

Steve le prit sous les aisselles. Un flic se montra une seconde à l’angle de la rue, et en miaulant une balle s’enfonça dans la carrosserie de la Plymouth, ratant Steve d’un rien. Sam retourna son bras gauche et le P38 dansa dans sa petite main. Mais le flic avait déjà disparu, et la dragée ne fit voler qu’un éclat de pierre.

Dans un effort Steve amena son copain près de la portière ouverte, mais celui-ci dans un dernier sursaut lui échappa et retomba à terre.

— Jean, supplia Steve. Laisse-toi faire. On va te sortir de là.

L’Oranais lui montra son regard noir qui se voilait, parvint à lâcher dans une grimace de douleur :

— … barrez-vous… bar…

Puis ses yeux se fermèrent. Il hoqueta entre ses dents serrées.

— … rue Saint-Paul… Paris… ma… ma mère… Hernandez ma… ma… ma part…

Un flot de sang lui jaillit de la bouche. Il crispa sa main droite sur le poignet de son équipier, dit encore dans un souffle, sa pensée envolée vers de vieux souvenirs ;

— … deuxième commando…

Puis dans une sorte de sourire taquin :

— Oui mon ange, oui…

Et brusquement son corps s’arqua dans un geste violent, avant de s’immobiliser doucement.

— Sam ! cria Steve, lâchant son copain qui vivait toujours car il respirait comme si on lui serrait les poumons dans un étau.

Le petit tueur recula vers la portière. Mais voyant que quelques pieds-plats s’enhardissaient il les arrosa de nouveau épaulé par Honoré qui veillait au grain.

Steve, lui, sauta dans la bagnole. Sam qui ne quittait pas les poulets de l’œil se préparait à l’imiter, quand Steve lui désigna l’Oranais dont le souffle d’agonie se précipitait.

— O.K. fit le petit Sam.

Il avait pigé. Il ne fallait pas que leur équipier souffre plus longtemps. Il ne fallait surtout pas que les flics et les toubibs réussissent à entendre ce qu’il pourrait débloquer dans ses dernières minutes.

Un P38 claqua. L’Oranais eut un sursaut. Le dernier, Sam bondit dans la voiture, et boula sur le corps du père de Mike. Steve n’avait pas refermé la portière derrière Sam que Hector lançait la Plymouth à fond, tandis que derrière les flics se ruaient à nouveau.

Une nuée de balles salua la fuite de la grosse voiture.

Au volant de cette dernière l’aîné des Canadiens pas un instant n’avait perdu le nord. Il drivait vite et bien, sans s’affoler des sirènes qui au loin avaient repris leurs hurlements stridents ; sûrement que d’autres voitures, alertées, se lançaient à la recherche du gibier.

Quelques minutes plus tard, Hector déboucha dans la 51e Rue, non loin de la 2e Avenue et s’immobilisa derrière une voiture arrêtée dans l’ombre. Tous descendirent sans un mot. Tous avaient repris une allure un peu plus civile et laissé dans la Plymouth, vestes d’uniforme, matraques, casquettes, houppelandes et chapeaux de rabbin.

Honoré et Hector portaient les sacs aux diams et Steve soutenait le vieux qui venait seulement de récupérer.

Tous montèrent dans la voiture qui les attendait et M’man embraya.

Elle ne posa pas de questions, ne demanda pas où était l’Oranais. Tout viendrait en son temps.

Elle fonça dans la nuit neigeuse.

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