XII

Dans la journée le temps avait viré au beau et fait oublier la pluie de la veille. La nuit venait de tomber sur New York, et les buildings dressaient leurs longues formes cubiques dans un ciel dégagé de nuages ; illuminés par des milliers et des milliers de fenêtres, ils faisaient songer à une cité futuriste, à une ville d’un autre monde.

Dans les rues et les avenues, c’était une coulée, un ruissellement de lumières, provoqués par les phares d’autos. Les vitrines brillaient de toutes leurs lumières. Des gens pleins de vie, débordants d’activité, engorgeaient les trottoirs.

Le feu s’étant déclaré en haut de Manhattan, une sirène de pompier hurla impérativement non loin de la 112e Rue.

Dans son taudis, Steve gémit sous les draps moites avant de crier, se croyant encore au fond des égouts, alors que les sonneries d’alarme lui déchiraient les tympans.

— Vite, Bob ! Vite… Barrons-nous !

Puis il s’éveilla en sursaut, le corps humide, la peau aux entrailles.

Margaret, qui se faisait cuire des œufs, vint vers le lit.

— Qu’est-ce que tu as ? Tu viens de crier comme si tu avais peur. Tu as parlé à un nommé Bob. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Rien, rien, fit Steve en se passant la main sur les yeux. Rien… Un mauvais rêve, c’est tout.

— Tu veux un peu de café ?

Il contempla sa jeune femme, pathétique dans son déshabillé aux teintes passées. La vie l’avait déjà vaincue. Elle semblait déjà détachée de tout. Mais à qui la faute ? Il détourna son regard.

— Oui, dit-il. S’il te plaît.

— Et tu ne mangeras pas ?

— Non, il faut que je sorte. J’ai un rendez-vous. De toute façon, j’ai pas faim.

Elle eut un mouvement désabusé des épaules.

— Comment aurais-tu faim avec la vie que tu mènes.

Et elle retourna à la cuisine où les œufs commençaient à brûler. Il la suivit d’un regard, où il y avait beaucoup de tendresse, beaucoup de choses qu’il ne lui disait jamais, qu’il n’oserait jamais lui dire. Un raté ne parle pas de sentiments, il ne parle que de réussite. Il se laissa glisser du lit, la bouche amère, le cœur lourd de l’échec de la nuit. Il se sentait dégoûté de tout. Lui aussi en avait marre de la vie, de cette garce de vie qui venait encore de le doubler. Pourtant il croyait bien la tenir, la fortune, cette fois. Mais non ! Il avait fallu que les sirènes se mettent à gueuler… Saloperie de saloperie de vie.

Margaret lui apporta son café. Il le but à la hâte et se rasa. Puis il s’habilla pendant que sa femme mangeait sans conviction, debout dans sa cuisine minuscule.

Quand il fut prêt, il vint vers elle, l’embrassa, murmura d’une voix neutre où pourtant il aurait voulu mettre plein de tendresse :

— Au revoir, chérie.

Elle lui déroba ses yeux.

— Au revoir.

Il ouvrit la bouche mais la referma. À quoi bon parler ? Et que dire ? Pourtant il aurait tant voulu… tant voulu lui montrer qu’il n’était pas un raté.

Il gagna la sortie. Avant de la franchir, il stoppa près de la table où une feuille vierge était coincée dans la machine à écrire. Il la fixa longuement, avança la main, hésita puis tapa d’un doigt nerveux. « Je te couvrirai d’or, ma chérie. J’en fais le serment. »

Et sans oser regarder vers la silhouette figée dans la petite cuisine, il décrocha son chapeau tyrolien et sortit sur le palier où toutes les puanteurs se mélangeaient.

* * *

Louis Coppolano sortit de son hôtel et prit en direction de Spring Street pour se rendre chez César. Il était pensif, et à ses lèvres un cigare rougeoyait. Soudain il s’entendit interpeller d’une voiture.

— Hé, pépère !

Il tourna la tête vers la voix, reconnut la Chevrolet rangée le long du trottoir.

— Ah ! c’est vous ? fit-il, heureux de revoir l’Oranais.

Celui-ci se pencha pour ouvrir la portière côté rue.

— Montez.

Le vieux contourna le capot, pendant que, dans le rétro, Jean Baez épiait une fois de plus les passants. Mais il n’y avait rien de louche. Le vieux ne semblait pas être sous surveillance, et à bien réfléchir, pourquoi l’aurait-il été ?

— J’ai appris par les journaux du soir que vous aviez été relâché, déclara l’Oranais. Ça m’a fait plaisir. Ils vous ont pas trop bousculé ?

Le père de Mike secoua la tête.

— Ils ont admis ce qui dans le fond est vrai, que n’importe qui pouvait se trouver là. Et puis quand ils ont su que…

— … que votre fils était flic ?

Les deux hommes se prirent aux yeux. Ce fut le vieux qui baissa les siens. Il les maintint sur le tableau de bord.

— Je pouvais pas vous raconter ça ! Si vous aviez su que mon gars était flic, vous m’auriez jamais mis dans votre coup. Pas vrai ?

L’Oranais eut un geste approbateur. Le vieux enchaîna :

— Alors, j’ai préféré la boucler. Mais rassurez-vous et rassurez vos copains. Je parlerai jamais de notre histoire.

L’Oranais s’alluma une Marlboro.

— De ce côté-là, y a pas de problème pour moi, pépère. Mais les autres ? Eux aussi vont avoir lu les journaux de ce soir ! Et mieux que moi, car eux savent lire l’anglais.

— Dites-leur que je parlerai jamais, répéta le vieux.

Un filet de fumée s’échappa des lèvres de l’Oranais.

— C’est bien ce que je vais faire tout à l’heure pépère. Et puis dans le fond vous êtes mouillé avec nous. Ça les rassurera.

Le vieux ôta son cigare de sa bouche et se racla la gorge.

— J’ai vu pour Bob… également sur les journaux de ce soir. C’est dur pour ce petit.

Jean Baez lorgna le profil du vieux puis regarda devant lui…

— J’étais contre. Mais dans le fond, on a fait qu’appliquer ce qu’on avait décidé avant : lessiver celui d’entre nous qui risquerait de faire emballer les autres. Et Bob nous aurait tous fait emballer. Il n’aurait pas pu nier, lui. Il avait signé son passage en oubliant ses frusques sur le tas. Et il n’aurait pas su résister aux flics.

Il fixa sa Marlboro.

— Et vous, moi et les autres… on se serait retrouvés au placard… Pour le compte. Alors…

Le souvenir de Bob tomba entre eux. Ils fumèrent en silence. Enfin l’Oranais le rompit.

— Et pour ce pognon dont vous avez tant besoin ? Comment que vous allez faire maintenant ?

Le vieux émergea de ses pensées.

— Je ne sais pas. Mais si je trouve pas 7000 dollars pour le 5 du mois prochain au plus tard…

— Qu’est-ce qui se passera ?

Un peu de cendre tomba du cigare du vieux.

— Eh bien, probable que ceux qui m’ont assaisonné devant vous recommenceront… Et vous serez plus là cette fois.

— C’est pas que j’aime les poulets, mais… après tout, c’est votre fils ! Vous pouvez pas lui en parler ?

— Il n’est pas là. Et même s’il l’était je pourrais pas. C’est personnel.

Allongeant la main, Jean Baez en tapota le bras du vieux.

— Je voudrais bien vous aider pépère. Mais comment ? Comment faire pour dégoter vos 7000 thunes ? C’est de l’oseille, ça.

— Pourquoi que vous voulez me rendre ce service ? s’étonna le vieux. On se connaît à peine. Et vous avez déjà tellement fait pour moi. Je comprends pas.

L’Oranais fit la moue.

— Moi non plus. Et si vous me demandez pourquoi je suis capable de buter un mec, ou pourquoi je le prends à la bonne, j’en sais rien. Et je m’en fous de le savoir. Je me pose pas de questions.

Il abaissa la glace, balança la Marlboro sur le bitume, ajouta en rigolant :

— Peut-être que je suis complètement givré. Ça doit-être l’Indochine, les fièvres et tout le bordel.

Son rire monta.

— Avouez que c’est dommage qu’on ait loupé l’affaire. On formait une si belle équipe. Un cinglé des commandos, un camé, un petit tueur impuissant, un pauvre connard de mécano et un…

Il se tut subitement, son sourire décroché.

— … et un type de 50 ans, au cerveau fêlé à la suite d’un accident, acheva le vieux d’une voix ferme.

L’Oranais lui tapota le bras.

— Je voulais pas vous faire dire ça, pépère. Excusez-moi. Quant à vos 7000 thunes, là on va voir… je vais essayer. Dommage que vous tombiez dans une mauvaise passe. Des fois, j’ai du pognon plein les fouilles et je le fous en l’air. Mais en ce moment…

Son sourire lui revint.

— … je suis aussi raide qu’un ministre des Finances.

Il embraya.

— Où je vous dépose ?

— Non loin d’ici, dans un restaurant, répondit le vieux. Et même que si vous voulez dîner avec moi…

— Hélas non, pépère, regretta l’Oranais. Les autres m’attendent. Déjà qu’ils s’inquiétaient de me voir sortir cet après-midi… Mais un de ces soirs on cassera la graine ensemble. Promis.

Et se faufilant entre deux voitures, il fila vers Spring Street.

* * *

Ceux du Bowery attaquaient une autre nuit, une de plus, une qui les rapprocherait de la bonne, de la dernière, de celle où ils culbuteraient dans la mort, dans l’oubli de leurs existences perdues. Ils ne se pressaient pas de se trouver une tanière pour la nuit. Non. Ils étaient par groupes, adossés aux murs sales ou bien étalés sur les trottoirs qu’ils barraient de leurs loques, de leurs corps démolis par la gnôle.

Ils s’étalaient ainsi des deux côtés de l’Avenue, déchets écœurants, mais hommes libres dans le pays qui est peut-être le seul de la vraie liberté. Dans ce pays où un homme a le droit de circuler sans papiers d’identité et de rouler au ruisseau s’il le juge bon. Dans ce puissant et colossal pays où tout est à son échelle : ses misères et ses richesses, ses clochards et ses milliardaires, ses talents et ses gangsters, ses génies et ses ratés.

Jean Baez doubla les Bowery-Follies et prit aussitôt à droite. Peu après il sonnait chez M’man. C’est elle qui vint lui ouvrir.

— T’en as mis du temps.

Il sourit, de son sourire désarmant, blagua :

— Pourtant j’avais hâte de vous revoir !

Elle le débarrassa de l’imper qu’il portait, lui rendit son sourire.

— T’as des nerfs d’acier, hein ? Oser retourner chez toi dans l’après-midi pour te changer !

Il haussa les épaules.

— J’avais confiance dans le vieux. Steve est là ?

Elle se contenta de braquer son gros doigt sur la porte d’où parvenaient des bruits de voix. Il se rendit dans la grande pièce, chaude, bien meublée, accueillante où il avait passé la nuit sur un divan. Steve et Sam entouraient la table où traînaient des tasses et des journaux, dont l’un exhibait la photo du vieux. L'Oranais jeta devant eux ceux qu’il apportait.

— Je vois que vous êtes au parfum.

Steve le dévisagea.

— Toi aussi ? T’as réussi à les lire ?

— À peu près. Enfin j’ai quand même tout compris.

— T’as même compris que ton protégé était le père d’un poulet ?

C’était le petit Sam qui venait d’intervenir. Son regard mort ne quittait pas l’Oranais qui lui sourit.

— J’ai même compris ça. Et alors ? Qu’est-ce que j’y peux ? Qu’est-ce que ça y change ?

— Rien, s’il la boucle, fit M’man en se laissant choir dans un fauteuil. Mais est-ce qu’il va la boucler ? Tout est là.

— Peut-être qu’il vaudrait mieux le…

Et Steve ponctua sa phrase par un geste qui expédiait le vieux dans un monde qu’on dit meilleur et où personne ne veut aller.

— Vous êtes dingues, lâcha l’Oranais. Le vieux la fermera, j’en réponds. Jamais il s’allongera. Je viens de le voir et de lui parler. Vous cassez pas le bonnet à son sujet. Et puis n’oubliez pas qu’il est mouillé comme nous. Plus même. Car le père d’un flic, les juges lui fileraient le maxi s’il était emballé.

— T’as sûrement raison, admit M’man, piochant un chocolat dans une boîte au couvercle doré. S’il avait voulu nous balancer, il l’aurait fait ce matin au quart. Et quand t’as été chez toi tantôt, tu serais tombé sur un plat de perdreaux.

— C’est bien mon idée, répliqua l’Oranais en prenant place à la table. Il poursuivait, indiquant le tas de journaux :

— D’après ce que j’ai réussi à lire, ils expliquent pourquoi les sirènes ont gueulé, non ?

Steve attira l’un des journaux à lui.

— Et comment qu’ils l’expliquent ! Et en se foutant de notre gueule encore. Ils racontent que ces fumiers de chez Holmès avaient branché une génératrice de secours trois jours avant. Et que personne n’était au coup.

— Même pas les gardiens du SAFE ? s’étonna l’Oranais. Même pas le père de Bob ? Pourtant il est de chez Holmès, lui !

Steve haussa rageusement les épaules.

— Peut-être qu’il savait, oui. Mais il a oublié d’en parler à son fils. Et comme Bob forcément lui a rien demandé là-dessus…

— Et quand vous avez coupé le courant dans la rue, automatiquement la génératrice de secours s’est mise en marche, expliqua M’man.

— Ce qui fait que les signaux étaient rétablis, enchaîna Steve, abattant le poing sur le journal.

— Et qu’on s’est fait avoir comme des caves, conclut le petit Sam.

— Comme des mômes, renchérit Steve hargneux. Et lorsqu’on est arrivé à la plaque sensible on croyait que c’était gagné alors que…

Il froissa le journal, le tortilla, ajouta subitement songeur.

— … alors que tout était perdu. Je vois encore Bob se marrer en découvrant la plaque dans le béton et dire en la caressant : « On va te découper ma belle, et après à nous la belle vie : les filles, le soleil, les grosses bagnoles. »

D’un geste brusque Steve rejeta le journal au bout de la table.

— Et aussitôt qu’il a porté la flamme de chalumeau sur cette putain de plaque, ça s’est mis à gueuler en haut, mais à gueuler…

— À quoi bon remuer tout ça ? reprocha M’man de son fauteuil. Parlons plutôt de ce qu’on discutait avant l’arrivée de Jean.

Ce dernier lui décocha un coup d’œil tandis qu’elle poursuivait en repiochant dans la boîte aux chocolats.

— C’est-à-dire de la façon de venir à bout de ce SAFE.

L’Oranais sursauta en dépit de son sang-froid.

— Vous avez l’intention de remettre ça ? Après ce qui s’est passé ?

La grosse femme lui désigna Steve.

— C’est lui qui propose de recommencer.

L’Oranais fronça les sourcils, scruta Steve.

— Mais t’es marteau ! Après ce qu’on a fait cette nuit, le coffiot va être gardé comme jamais ! Et le béton renforcé ! Un môme de trois piges le dirait, ça ! T’es cinglé, on y arrivera pas. Autant aller trouver les flics tout de suite pour qu’ils nous foutent en cabane.

Steve leva lentement la main.

— Tu sais à quoi j’ai pensé ? À refaire ce qu’on voulait faire au début.

— Un braquage ? Mais…

Steve le calma d’un geste. Une lueur d’excitation faisait luire ses yeux de drogué.

— Oui, un braquage. Après tout, c’est peut-être toi qui avais raison. C’est peut-être la seule façon de réussir. Bien mis au point, ça peut dire oui.

Il serra les mâchoires, s’étreignit les mains, lança entre ses dents :

— Et ça doit réussir. Il le faut. J’ai besoin que ça réussisse. Sam est d’accord. Pas vrai, Sam ?

Le petit tueur posa sur l’Oranais son regard sans vie.

— Je suis d’accord. Je veux être rupin. Je veux que M’man et moi on soient rupins.

— Pour nous acheter un cirque, précisa M’man. Un beau cirque qui nous emmènera loin du Bowery.

L'Oranais se tourna vers Steve.

— Et tu veux qu’on opère encore au 38 ? Mais c’est dangereux !

— Pas plus que dans un autre SAFE de la rue, répondit Steve. Moins même car sur le 38 on a tous les tuyaux.

— Et aussi les clefs qui ouvrent les petits coffrets enfermés dans le SAFE, renchérit M’man. Et ça, ça compte. Car sans elles personne peut réussir l’affaire. Dans un hold-up vous n’avez pas le temps de vous servir du chalumeau pour ouvrir ces coffrets. Donc faut les clefs. Nous on les a.

— C’est juste, approuva Jean Baez. Mais est-ce qu’on a tous les tuyaux ? Je veux dire de quoi foncer sans risquer le coup dur ?

— Pas tout à fait, reconnut Steve. Mais on va s’y atteler. M’man dit qu’elle peut nous donner un coup de main.

— Oui, fit la grosse femme qui s’allumait un cigarillo. Mais pour ça faut que je visite ce 38. Et comme tout le monde a le droit d’y entrer, ça va gazer. C’est pour descendre jusqu’au SAFE que ça va être plus durai lie. Mais…

Elle s’enveloppa de fumée, reprit :

— Mais y a deux, trois salesman[23] qui opèrent dans la 47e Rue et à qui j’ai revendu des diams. Et autant que je m’en souvienne, l’un d’eux range sa camelote dans le SAFE du 38. Je vais m’arranger pour l’accompagner en bas.

Steve attrapa le paquet de Marlboro que l’Oranais avait jeté devant lui, regarda son équipier.

— Qu’est-ce que t’en dis de tout ça ?

Nonchalamment l’Oranais lui lança une boîte d’allumettes et lui sourit.

— Tu sais bien que j’aime les trucs rapides. Je préfère le braquage au casse. Je te l’ai toujours dit. Donc c’est oui. Mais je voudrais connaître la date.

— Ça… hésita Steve. Faut d’abord tout mettre au point.

— Tu crois qu’on peut opérer avant le 5 ?

Steve fit un signe de dénégation.

— Trop court comme délai. Vers la fin décembre, oui. Mais avant… N’oublie pas qu’on a un tas de détails à régler, car on va opérer presque en plein jour. Il faut bien minuter tout et assurer notre fuite. Ça va demander du temps.

— C’est que j’ai besoin d’oseille avant le 5, déclara l’Oranais têtu.

— Combien ? s’informa M’man.

— 7000 thunes. Vous pourriez pas me les prêter, M’man, des fois ?

La grosse femme s’agita dans son fauteuil.

— Je voudrais bien, garçon. Mais impossible. J’ai déjà paumé plus de 2 000 dois avec le matériel acheté pour le casse et les avances faites à Bob. Vraiment je ne peux pas.

— Pourquoi que tu veux ce pognon et à cette date ? s’inquiéta Steve. Je parie que c’est pour le vieux.

L'Oranais se mit à jouer avec ses allumettes qu’il avait récupérées.

— Oui, il doit régler une dette ce jour-là. Et c’est sérieux pour lui.

Puis, les fixant l’un après l’autre.

— En parlant de lui, est-ce qu’on le garde dans-le coup ?

— Pourquoi ? fit Steve. Tu crois qu’il accepterait de se mouiller ? Dans un braquage ? Ça m’étonnerait.

— Je ne sais pas, remarqua l’Oranais. Et à vrai dire je tiens pas à ce qu’il se remette dans le bain. Sans compter qu’un flingue au poing c’est sûrement pas son genre. Seulement… Il porta son attention sur M’man.

— … j’ai pensé qu’on lui devait sa part, celle qu’on lui avait promise. Après tout si ça a craqué ce matin, c’est pas de sa faute. Lui a fait son boulot jusqu’au bout. Qu’est-ce que vous en dites, M’man ?

La grosse femme n’eut pas le temps de répondre. Steve la devança en balayant la table d’un geste sec.

— Moi, je suis contre. Qu’on lui refile 7000 thunes après le braquage, d’accord. 10 000 même. Mais pour les 200 000, pas bon. C’est pas la même affaire. Celle dans laquelle il était a foiré. Votre avis ?

Il regardait alternativement Sam et sa mère. Celle-ci hésita, se gratta la nuque, puis lâcha :

— Moi, je suis pour. Le vieux a été champion sur le boulot. Il a surtout gardé son nez propre devant les flics. Je suis pour. Et puis peut-être que dans le braquage, y aura du travail pour lui.

Steve se tourna vers Sam.

— Et toi, Sam ?

— Moi, je suis pour, M’man, laissa tomber le petit tueur de sa voix sans timbre.

Steve refit face à son équipier.

— C’est bon, Jean. Ton vieux aura ses 200 000 dois. Tu peux l’affranchir.

— Mais tu sais pas pour quand ? s’entêta l’Oranais. C’est qu’il en a besoin !

Steve écarta les bras.

— Ça mon vieux… il fera comme nous. Il attendra.

— J’espère qu’il pourra faire patienter ceux à qui il doit cet oseille, soupira l’Oranais.

Steve se dressa en haussant les épaules.

— Qu’il se démerde. Ça le regarde.

Et vers Sam :

— Tu vas me refiler la serviette avec les papiers et les plans sur le SAFE. Je vais étudier ça de plus près.

— Je vais te la chercher, dit le petit tueur, se levant à son tour.

Et comme il arrivait devant la porte de sa chambre il se retourna, excité sur sa mère.

— Hé, M’man ! N’oublie pas qu’il y a des clowns sur patins à glace au Garden ce soir !

— J’y pense, le rassura la grosse femme, s’arrachant de son fauteuil. On va y aller, t’en fais pas. Peut-être que tu peux nous conduire jusque là-bas, Jean ? ajouta-t-elle vers l’Oranais. Ça m’évitera de trimbaler ma voiture.

— Sûr, acquiesça l’Oranais. Je peux jamais rien refuser aux jolies femmes, M’man. Vous le savez bien.

La grosse femme gloussa pendant que Steve, l’esprit ailleurs, murmurait, dents serrées, un éclair d’orgueil dans son œil verdâtre.

— Faut que ça réussisse cette fois. Et ça réussira… ou je crèverai.

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