Le policier en faction à l’entrée de la gare routière de Peshawar jeta un coup d’œil surpris et un peu méprisant au passager qui venait de débarquer d’un rickshaw, modeste triporteur équipé d’un habitacle enluminé de dessins naïfs et de placages en chrome. Une sorte de hippie vêtu d’une tenue pakistanaise en loques – large pantalon bouffant et chemise descendant au genou, y compris le petit pancol[1] sur le sommet du crâne. Les cheveux noirs trop longs descendaient en cascades huileuses sur les épaules. Lorsque le hippie passa devant le policier, une musette à l’épaule, ce dernier fut frappé par la blancheur de sa peau, tranchant sur la barbe noire et par l’expression de ses yeux sombres, des yeux de fou, clignotant sans arrêt. L’étranger tirait nerveusement sur un mégot, tenu par une main tremblante aux ongles en deuil.
Il adressa au policier un vague sourire et s’éloigna dans la cohue de la gare routière. Ce dernier le suivit des yeux, mais ne l’arrêta pas. Il était seulement chargé d’empêcher les vols les plus voyants. Ce hippie venait probablement acheter un peu de haschich à un camionneur arrivant d’Afghanistan et ce n’était pas son problème.
John Davidson s’arrêta pour allumer une nouvelle cigarette à son mégot, examinant les lieux. Un enclos de barbelés délimitait un terrain situé entre Railway Road et la voie de chemin de fer le long de laquelle s’étendait un entrepôt. Plusieurs camions étaient en train de charger, d’autres, sur cales, attendaient une hypothétique réparation. Des chauffeurs récupéraient, allongés à même le sol sur des vieux bouts de tapis.
C’est d’ici que partait tout le trafic à destination de l’Afghanistan.
John Davidson eut un regard d’envie pour un chauffeur de camion installé sur une toile, en train de fumer un peu de haschich, le regard dans le vague, à côté d’un énorme semi-remorque Mercedes chargé de cartons de thé. Se donnant du courage pour affronter l’étape de Kabul ! Neuf heures de conduite, d’abord à travers la Khyber Pass, aux innombrables virages en épingles à cheveux, puis, sur le territoire afghan la dangereuse portion de route entre le poste-frontière de Torkham et Jalalabad, théâtre d’embuscades incessantes et enfin l’infecte déviation jusqu’à la capitale afghane.
Une quinzaine de camions étaient en cours de chargement. Pratiquement, tout le thé et les légumes consommés à Kabul venaient de Peshawar, et de la vallée de l’Indus. John Davidson contourna le semi-remorque, cherchant le véhicule qui l’intéressait.
Il essuya son front trempé de sueur. Bien qu’il soit presque six heures du soir, il faisait encore près de quarante degrés et la sécheresse de l’air vous racornissait les muqueuses. Traînant les pieds, le jeune hippie se faufila entre les camions superbement enluminés de dessins naïfs et de motifs en chrome amoureusement découpés. Les chauffeurs les plus coquets avaient remplacé leurs portières en tôle par des portes en bois sculptées !
Personne ne prêtait attention à John Davidson. Il fallait vraiment s’approcher de très près pour découvrir sous le pancol beige maculé de transpiration un visage européen. Zigzaguant entre les camions et les groupes de chauffeurs, il arriva derrière le hangar de chargement. Le soulagement lui fit oublier quelques brefs instants la chaleur. Un vieux Bedford chargé d’énormes madriers de bois était garé dans un coin d’ombre. John Davidson tira un papier et vérifia le numéro : 8261, plus le caractère dari[2] signalant l’immatriculation de Kabul.
Son chauffeur était accroupi, en train de préparer du thé. Un jeune barbu au gros nez. John Davidson s’installa à côté de lui.
— Salam aleykoum…
— Aleykoum salam, marmonna poliment l’autre sans s’interrompre, après un bref regard.
Le hippie continua en pachtou :
— Tu viens de Kabul ?
— Oui.
— Il y a longtemps que tu es arrivé ?
— Une heure.
— Et les mudjahidins ?
Le chauffeur se renfrogna :
— Ils étaient là après Jalalabad. Il a fallu leur donner deux mille cinq cents afghanis.
Entre la frontière et Jalalabad, les Soviétiques avaient renoncé à contrôler la route. John Davidson eut un hochement de tête compatissant, attendit que l’autre ait versé son thé dans un verre. Le chauffeur lui tendit la théière :
— Tchai shang[3] ?
— Baleh[4].
Le hippie prit un quart de métal dans sa musette. Comme toujours, le thé était brûlant et trop sucré.
Les deux hommes burent en silence. Au Pakistan, on n’était jamais pressé. Surtout pour les choses importantes. Quand le chauffeur eut vidé son verre, John Davidson demanda d’une voix égale :
— Tu as pris ton chargement à Chardefa ?
C’était un des quartiers sud de Kabul.
— Oui, confirma l’Afghan.
Le chauffeur ne semblait pas étonné de la question. John Davidson cracha par terre, la gorge sèche. Il avait perdu toute son éducation anglaise. Dans ses moments de lucidité il réalisait qu’il n’était qu’une épave qui terminerait sur un tas d’ordures dans le bazar, d’une overdose. Le consulat britannique, trois mois plus tôt, lui avait offert un billet pour Londres. Le hippie l’avait revendu aussitôt… Depuis cinq ans, il « tournait » entre Kabul, Peshawar et le Cachemire. Tous les jours un peu plus détruit.
Une vague angoisse commençait à l’envahir. Où était celui qu’il était venu chercher, son copain Bryan ? Il alluma une nouvelle cigarette, en tira hâtivement une bouffée et se pencha vers le chauffeur.
— Avant de partir, tu n’avais pas rendez-vous avec quelqu’un au Shahzada Market ?
Le marché au change de Kabul, siège de tous les trafics. L’Afghan lui jeta un regard aigu, reversa un peu de thé dans son verre, le jeta, puis le remplit de nouveau. John Davidson gratta furieusement son torse malingre et blanchâtre. Pourquoi Bryan ne l’avait-il pas attendu ?
— Si, laissa tomber le chauffeur. J’ai vu quelqu’un à Shahzada.
— Où est-il ?
L’Afghan jeta un regard étonné à son interlocuteur, acheva son verre de thé, et commença à le nettoyer avec un chiffon qui devait abriter un million d’amibes au centimètre carré.
— Je ne sais pas, il ne m’a pas dit où il allait…
Il commençait à regretter d’avoir rendu service. Les problèmes, ce n’était pas son fort… John Davidson tira nerveusement sur sa cigarette, de l’affolement plein ses yeux noirs.
— Comment, tu ne l’as pas pris avec toi ?
Bryan devait se cacher entre les madriers du chargement jusqu’à Peshawar. À la frontière, dans ce sens-là, les contrôles n’étaient jamais sévères. L’Afghan hocha la tête négativement.
— Non, il m’a donné un paquet. C’est pour toi ?
— Oui, fit instinctivement le hippie.
— Comment je peux le savoir ? fit l’autre méfiant.
John Davidson fouilla dans son charouar[5] et en sortit un billet de dix roupies[6] en boule qu’il lissa et tendit au chauffeur :
— C’est pour toi.
Argument sans réplique. Pour les Pakistanais ou les Afghans, tous les étrangers ne pouvaient être que cousus d’or, même quand ils paraissaient aussi misérables qu’eux. L’Afghan prit le billet, se leva, gagna son camion, ouvrit un coffre sur le côté et en sortit un gros carton qui avait contenu des boîtes de thé. John Davidson l’avait suivi. Il saisit le carton et le soupesa. Pas très lourd. Le chauffeur, déjà, se désintéressait de lui, en train de rouler le tapis sur lequel il avait bu son thé.
John Davidson, intrigué par la défection de Bryan, s’accroupit derrière le Bedford, à l’abri des regards et arracha la bande de scotch marron qui fermait le carton. Aussitôt, une odeur fade, un peu écœurante, s’en échappa. Le hippie écarta des chiffons qui calaient un objet de la taille d’un ballon de football, enveloppé dans un plastique transparent, et le sortit du carton.
En dépit des quarante degrés, il eut l’impression qu’on le trempait brutalement dans un bain glacé. Sa bouche s’assécha d’un coup et son larynx se bloqua.
Ce qu’il tenait à la main était une tête humaine, découpée très proprement, les yeux encore ouverts, les traits calmes. Celle de son ami Bryan.
Pendant plusieurs secondes, le jeune hippie ne put détacher les yeux de son abominable trouvaille. Le visage blafard semblait le fixer avec une gravité irréelle. Celui qui avait décapité son ami avait laissé le sang s’égoutter : il n’y en avait presque pas dans le plastique. Quelques mouches, gourmandes, se mirent quand même à tourner autour du macabre paquet. Horrifié, John Davidson le laissa retomber dans le carton, repoussa ce dernier sous le Bedford et se redressa, tremblant littéralement de tous ses membres.
Son regard croisa celui d’un homme qui l’observait. Un Afghan ou un Pakistanais d’une taille impressionnante, appuyé à la clôture de barbelés donnant sur la voie ferrée. Le hippie était tellement paniqué qu’il y prêta à peine attention.
L’homme fit un pas vers lui et, au même moment, le policier que John Davidson avait aperçu un peu plus tôt surgit près du Bedford. Il s’était finalement dit que cet étranger insolite restait un peu trop longtemps hors de vue. S’il découvrait un petit trafic, cela pouvait lui rapporter un modeste bakchich… John Davidson le prit de vitesse, filant à toutes jambes. Il ne ralentit que bien plus loin dans le Railway Road. Ses jambes flageolaient tant qu’il héla un taxi collectif. Assis au milieu des autres passagers, les battements de son cœur se calmèrent un peu. Soudain, il repensa au géant qui l’observait près du camion. Il avait sûrement vu la tête. On allait la trouver et la police risquait de faire le rapprochement. John Davidson était déjà passé par la prison de Peshawar et n’avait pas envie de recommencer.
La panique lui donnait envie de vomir. Bryan était mort. Son meilleur copain. Une épave comme lui, mais ils étaient nés tous les deux à Liverpool. Presque dans la même rue. Que s’était-il passé ? Jusqu’ici, il considérait les petits services qu’il rendait comme un jeu pas très dangereux et lucratif. Et voilà que brutalement, l’horreur faisait irruption dans sa vie minable.
Il se fit déposer à l’entrée du bazar, franchit le pont au-dessus de la voie du chemin de fer, et partit sur Shahrah-E-Pehlvi, vers le Dean’s Hôtel. Il fallait absolument prévenir son commanditaire de ce qui arrivait. Au Dean’s il y avait un téléphone discret dans une cabine.
Tout en marchant d’un pas rapide, John Davidson se retourna plusieurs fois sans rien voir d’autre que la foule habituelle. Les coups de Klaxon incessants et hargneux des rickshaws et des voitures lui donnaient la migraine.
Jamal Seddiq sortit sans se presser de la gare routière, dissimulant parfaitement sa fureur. Sans cet imbécile de policier, une seconde tête aurait rejoint celle amenée de Kabul. Sous son charouar, il dissimulait un long poignard à la lame effilée comme un rasoir.
Il arrêta un rickshaw et jeta au conducteur.
— Conduis-moi au Friend’s Hôtel.
Il carra sa masse impressionnante sur le siège étroit, puis ôta son turban afin d’essuyer la sueur qui coulait de son front.
Il mourait de chaleur à Peshawar, le climat de Kabul était infiniment plus frais ; seulement, il n’avait pas le choix. En plus, il comprenait mal le pachtou pakistanais, émaillé de mots urdus[7] et anglais et ne se sentait pas à l’aise dans cette ville bruyante, grouillante, écrasée de soleil.
Pour se consoler, il tâta au fond de sa poche une liasse de billets de cent roupies, dissimulée sous sa large « camiz » pakistanaise. En dépit de ce pactole, il avait hâte de terminer sa mission et de rentrer dans son pays.
Quatre ans auparavant, Jamal Seddiq était un pauvre hère, un hazara[8] qui gagnait sa vie comme portefaix au bazar de Kabul, avec comme seule perspective de porter des charges de plus en plus lourdes. Il n’avait même pas de maison et dormait dans des coins de boutiques, au hasard de ses déplacements. Puis, un beau jour, il était tombé sur un homme de son village monté à Kabul qui lui avait fait miroiter un avenir brillant s’il s’inscrivait au Parcham, le parti communiste afghan. Jamal Seddiq, analphabète, ne comprenait rien à la politique, mais comme il y avait une prime de cinq mille afghanis, il s’était inscrit.
Son copain était revenu à la charge une semaine plus tard, en lui offrant un travail bien payé : cent afghanis par jour ! C’était simple, il fallait travailler à la prison. Taper sur les prisonniers qu’on lui remettrait jusqu’à ce qu’ils soient prêts à parler. C’était pour la plupart des Pachtous, race que Jamal détestait cordialement. Aussi, s’était-il livré à cœur joie à sa nouvelle tâche, cognant comme un sourd sur de malheureux déserteurs de l’armée afghane afin de leur arracher les noms de leurs complices dans la Résistance…
Certes, il y avait eu des bavures ; car Jamal n’avait pas le sens des nuances. Un prisonnier sur cinq mourait avant d’avoir pu parler… Mais, dans l’ensemble, ses employeurs étaient satisfaits de lui. Il avait même reçu une fois les félicitations d’un lieutenant soviétique.
Quelques mois plus tard, il avait rencontré, dans les arcades du bazar, un inconnu qui lui avait offert un Pepsi et l’avait averti que la Résistance avait mis sa tête à prix. Le seul moyen de la sauver était de rejoindre les mudjahidins. On lui pardonnerait ses forfaits s’il arrivait avec une « Douchka[9] ». Comme il ne semblait pas comprendre, son interlocuteur l’avait qualifié de traître et menacé. Vexé et fou de rage, Jamal l’avait étranglé sur place. Lorsqu’il avait rendu compte de l’incident, il avait été chaudement félicité et officiellement enrôlé dans le Khad, la gestapo afghane formée par le KGB soviétique.
Il n’y avait qu’une seule ombre à ce tableau idyllique. La réputation de Jamal était devenue telle qu’il avait fallu lui faire quitter Kabul. Depuis deux ans, Jamal Seddiq se déplaçait en Afghanistan, au gré des missions du Khad, bougeant sans cesse pour échapper aux commandos qui le pourchassaient. Il n’avait pris que récemment conscience de ce danger, en parlant avec un prisonnier qu’il avait estropié et qui lui avait révélé l’étendue de sa réputation. Jamal s’était aussitôt confié à son copain, demandant qu’on le protège. Ses chefs lui avaient alors fait une proposition. Il y avait une mission urgente et dangereuse à remplir, au Pakistan. Pour le compte des Soviétiques. Si Jamal s’en sortait, on lui donnerait ensuite un job tranquille dans la grande base soviétique à côté de Kabul. Il aurait simplement à garder les chars et à participer à leur entretien… Plus de tortures…
C’est ainsi qu’il s’était retrouvé à Peshawar… Chef d’un commando chargé d’une mission ultra-secrète.
Seule surprise, la participation d’une femme qui leur avait remis leurs instructions et leurs armes. Ce qui avait sidéré Jamal. Les femmes ne devaient faire que la cuisine et des enfants. Si elles se mêlaient de faire la guerre…
Le rickshaw se traînait dans la circulation démente de GT Road, la grande artère traversant Peshawar d’est en ouest, dominée par la masse ocre et crénelée du vieux fort de Balahisar. L’Afghan tapa sur l’épaule du conducteur et descendit en face du cinéma Ferdous à la façade décorée de gigantesques effigies en carton de vedettes. Jamal Seddiq contourna le cinéma, s’enfonçant dans une ruelle poussiéreuse, puis s’engouffrant sous la voûte du Friend’s Hôtel. Il monta au troisième, poussa la porte d’une des chambres donnant sur la terrasse.
Un gosse, pieds nus, dormait sur un charpoi[10] Jamal le réveilla d’une bourrade et lui parla à voix basse. L’enfant écouta attentivement, puis sortit de la pièce sans un mot. Jamal Seddiq ôta son turban, ses sandales et se laissa tomber sur le charpoi, après avoir mis en route un grand ventilateur sur pied dérobé dans une chambre voisine.
John Davidson refit son numéro pour la dixième fois, puis écouta la sonnerie retentir dans le vide. Son correspondant n’était pas là. À Peshawar, le téléphone était capricieux, il valait mieux vérifier à plusieurs reprises. Il raccrocha et ressortit, traversant l’espace découvert où s’élevait le grand bâtiment de bois verdâtre constituant le Dean’s Hôtel. Il flottait dans l’air une vague odeur de crottin. Bizarrement, le bar « à alcool » se trouvait dans un petit bâtiment séparé. Comme pour isoler les mécréants coupables de bafouer la loi islamique. Le Pakistan était un État « sec » où seuls les non-musulmans avaient droit à l’alcool, et encore au compte-gouttes. John Davidson avait beau être paniqué, il fallait bien vivre. Bien entendu, le bar était fermé. Il frappa à coups redoublés et un barman moustachu finit par lui ouvrir. Les deux hommes se connaissaient et n’eurent pas besoin de se parler.
Le barman gagna le comptoir, suivi du hippie, fumant toujours nerveusement. Le Pakistanais se mit en silence à extraire des bouteilles de bière de sous son comptoir. Au fur et à mesure, John Davidson les mettait dans sa musette. Il en aurait bien vidé une, mais c’était son capital. Lorsqu’il y en eut six, le hippie tira cent quatre-vingts roupies de sa poche et les donna au barman. Le temps de gagner le bazar, il doublait sa mise. Son hôtel lui coûtant six roupies par jour, et la nourriture cinq, cela laissait de la marge pour le hasch…
Musette à l’épaule, les bouteilles dissimulées sous des vieux papiers, il ressortit scrutant l’obscurité avec inquiétude, puis quitta l’enceinte du Dean’s, le plus vieil hôtel de Peshawar, reprenant Shahrah-E-Pelhlvi. La nuit était tombée et il se sentait protégée par l’obscurité. La musette lui sciait l’épaule et il faillit prendre un rickshaw, puis renonça, à cause de la bière. Son cœur cognait contre ses côtes lorsqu’il atteignit le bazar. Il s’enfonça dans Namak Mandi, puis tourna à gauche dans Kabuli Road.
La cohue était incroyable et il fallait de bons réflexes pour ne pas se faire écraser par les innombrables rickshaws pétaradant une fumée bleue et nauséabonde, les charrettes à cheval, les taxis, les portefaix ployant sous des charges monstrueuses. Une nouvelle fois, John Davidson essaya d’appeler son correspondant d’une cabine publique. Sans plus de succès.
Ce qui était arrivé à Bryan le plongeait dans une panique incontrôlable. Pour la première fois, il envisageait de quitter Peshawar. Mais pour aller où ?
Il tourna dans Cinéma Road, empuantie par la fumée de multiples restaurants en plein air, monta en courant l’escalier à pic du Simbad, déboucha dans un salon désert et se laissa tomber sous un ventilateur. Un garçon le vit et referma la porte en silence. Trois minutes plus tard, le patron surgit, un gros Pakistanais barbu avec une toque d’astrakan. John Davidson sortit les bouteilles de bière une à une. Son client les examina soigneusement afin de vérifier si elles n’avaient pas été décapsulées. Certains trafiquants malhonnêtes arrivaient à faire trois bouteilles avec deux et un peu d’eau aux amibes. Satisfait, il tira alors une liasse de billets de sa poche et donna trois cent soixante roupies au hippie.
John Davidson les empocha. Pas un mot n’avait été échangé. À quoi bon ? Ils n’éprouvaient aucune sympathie l’un pour l’autre. Le hippie, qui s’apprêtait à repartir, remarqua le téléphone sur le comptoir et demanda :
— Je peux téléphoner ?
Toujours muet, son hôte resta près de lui, tandis qu’il composait le numéro. Occupé ! Le cœur de John Davidson fit un bond dans sa poitrine. Il raccrocha et recommença. Toujours occupé ! Le restaurateur commençait à le regarder avec impatience… La ligne devait être en dérangement. Il fallait parfois trois jours pour obtenir un numéro à Islamabad qui se trouvait a deux heures de voiture… Enfin, à la quatrième fois, on décrocha !
— Fred ? fit le hippie.
— Yeah ?
— C’est moi John. Il y a un gros problème, dit-il d’une voix rendue saccadée par l’émotion. Avec Bryan. Faut que je vous vois. Tout de suite.
Son correspondant n’aimait pas beaucoup qu’on donne des noms au téléphone, et Davidson sentit son agacement.
— OK, fit-il. À dix heures, au Dean’s. Je ne peux pas avant.
Il avait raccroché.
John en fit autant et dégringola l’escalier étroit, puis descendit Cinéma Road, passant devant une voûte gardée par un enturbanné, Kalachnikov à l’épaule. Un des innombrables antres de la Résistance afghane. Cent mètres plus loin, le hippie pénétra dans la boutique d’un marchand d’oiseaux. Un vieux Pachtou à l’œil torve et à la panse énorme, le turban de travers, triait des graines. Il leva un regard interrogateur sur John. Le hippie lui tendit le billet de vingt roupies, qu’il fit aussitôt disparaître. Puis il farfouilla dans un sac de graines et en sortit cinq cigarettes de haschich que John mit dans la musette. Ce n’était pas vraiment interdit, mais inutile d’attirer l’attention. Il rebroussa chemin, clignant des yeux sous la poussière, pour regagner Sarafa Bazar. Il n’était que huit heures, ce qui lui laissait deux heures à tuer. Après le choc qu’il venait d’éprouver, il avait bien droit à une petite gâterie.
Sans remarquer un gosse accroupi près de l’entrée, il grimpa quatre à quatre l’escalier sale et décrépit du Prince Hôtel et ouvrit la porte de sa chambre, située au dernier étage, ce qui en faisait une étuve, éclairée d’une façon intermittente par le néon clignotant de la Habib Bank, de l’autre côté de la rue. Le vacarme montant du bazar était atroce, la poussière et la chaleur vous collaient à la peau, rendant les cheveux secs comme de l’étoupe, mais quand on fermait la fenêtre c’était pire… Sa chambre était un carré de trois mètres sur trois, avec comme seul meuble un charpoi presque défoncé, et son sac de voyage fermé par un cadenas. Heureusement, en dépit de leur pauvreté, les Pakistanais n’étaient pas voleurs.
John Davidson se laissa tomber sur le charpoi, alluma sa première cigarette de haschich, en tira voluptueusement une bouffée et ferma les yeux. L’image de la tête coupée de Bryan n’arrivait pas à s’effacer de sa rétine.
L’odeur du haschich imprégnait la pièce minuscule. John Davidson ouvrit les yeux et consulta sa montre. Neuf heures seulement. Il mourait de soif. Il fallait qu’il boive quelque chose. Et il avait faim aussi, ce qui était plus rare.
Il ignorait si c’était la peur qui lui creusait l’estomac. Il avait envie d’un bon kebab avec du riz et d’un Seven-up bien frais. Reprenant sa musette, il redescendit et, dans le couloir faillit marcher sur un gosse accroupi dans l’ombre. Il le rabroua en pachtou ; le gosse se leva et sortit derrière lui.
Sarafa Bazar brillait de tous ses néons verts et roses. Hélas, la chaleur n’avait guère diminué. Un muezzin appelait à la dernière prière du soir. Le hippie s’enfonça dans les ruelles nauséabondes du bazar, un des plus grands de l’Orient. Peshawar avait cinq siècles de crasse accumulée… D’innombrables gargotes étaient ouvertes, servant des plats peu ragoûtants. John décida de s’offrir une folie en choisissant la moins mauvaise, le Salateen dans Cinéma Road. Négligeant la salle du rez-de-chaussée, il monta jusqu’au premier où il y avait la climatisation. La salle était pleine, de Pachtous bruyants et enturbannés, certains avec leurs fusils venant de la « zone tribale », région frontière où le gouvernement pakistanais n’exerçait qu’une autorité restreinte. Pas une femme. Heureusement que la drogue calmait les ardeurs sexuelles de John de ce côté-là. Il commanda un kebab, une platée de riz plus deux Seven-up et du thé. Le haschich lui faisait la tête légère, laissant juste une petite pointe d’inquiétude au creux du sternum. Il réfléchit : la police allait trouver la tête. On risquait de le dénoncer. C’était un étranger. Ce genre d’histoire, les Pakistanais n’aimaient pas vraiment. Ou ils l’expulseraient ou ils le mettraient dans la prison souterraine près de l’aéroport. Pourtant ce n’était pas de sa faute si son copain s’était fait assassiner… Il nettoya son assiette, se persuadant que son commanditaire ne pouvait pas le laisser tomber. Il était dix heures moins le quart, il avait juste le temps.
C’est en quittant le Salateen qu’il le vit : le gosse qui l’attendait déjà à la sortie de l’hôtel. Appuyé à un autobus décoré comme un arbre de Noël, juste en face du restaurant.
L’angoisse l’arrêta sur place. Qu’est-ce que cela signifiait ? Déjà l’enfant avait tourné les talons et s’était perdu dans la foule. John Davidson le chassa de son esprit. Après tout, il arrivait que des gosses suivent les étrangers, plutôt rares à Peshawar, par curiosité ou intérêt. Il traversa rapidement le Khyber Bazar pour gagner le pont. D’abord, il avait pensé se rendre à pied au Dean’s, mais il ne s’en trouvait plus le courage. C’est en cherchant des yeux un rickshaw qu’il aperçut de nouveau le gosse. Celui-ci se tenait à l’entrée du pont qu’il s’apprêtait à emprunter et, cette fois, il n’était pas seul. Le gigantesque barbu que John avait aperçu à la gare routière se tenait derrière lui, avec un autre homme, inconnu du hippie. Le sang de ce dernier ne fit qu’un tour. Le géant avait dû le voir avec la tête coupée et le cherchait pour le livrer à la police et toucher une prime.
Sans même réfléchir, il partit en courant vers le centre du bazar dans Qissa Khawam, là où la foule était la plus épaisse. Puis, il bifurqua à gauche dans Andar Sher le bazar aux bijoux, une rue étroite en pente douce où les boutiques dégoulinaient des mêmes colliers de perles d’or soufflées, de gros bracelets en argent repoussé. Toutes vides. Personne n’avait plus d’argent… Il bousculait les passants, suivi par des regards curieux. La foule était si dense qu’il ne savait plus s’il était suivi ou non. Il fit tomber un malheureux portant sur sa tête un plateau de loukoums et se hâta sous les injures. Il allait se faire lyncher. Étendus au fond de leurs boutiques les marchands le regardaient d’un air étonné. On ne voyait pas souvent un étranger en fuite.
John Davidson s’engouffra sous une voûte, menant à une galerie intérieure en train de s’écrouler, passant devant un marchand de turbans. Une petite cour desservait plusieurs échoppes. John Davidson s’arrêta net : la boutique où il espérait se réfugier et téléphoner était fermée. Il s’adressa au voisin, un souffleur de verre :
— Où est Ali ?
L’autre eut un geste évasif.
— Pas là. Demain.
Demain. Le jeune Britannique se retourna et une coulée glaciale se faufila le long de sa colonne vertébrale. Le gosse et ses deux acolytes s’avançaient vers lui, sans se presser. Ils devaient connaître à fond le bazar et savoir que cette cour n’avait pas d’issue.
D’un bond, John Davidson s’élança dans un escalier pourri et sombre : il fallait gagner les toits, le labyrinthe absolument inextricable des terrasses. La terreur lui donnait des ailes, il ne sentait plus l’odeur immonde de l’urine, de la saleté, des ordures pourrissantes. Haletant, il parvint au second étage ; pas d’ouverture donnant à l’extérieur. Par une porte entrouverte sur le palier, il aperçut un atelier avec deux femmes penchées sur des machines à coudre. Elles levèrent à peine la tête.
Il entendit les pas dans l’escalier avant de les voir. Cette fois, l’enfant marchait derrière. John Davidson se retourna vers les femmes, poussa un cri.
Le géant était déjà sur lui. John Davidson lui envoya un coup de pied qui le manqua. Des mains énormes se refermèrent autour de son cou. Un vertige le prit, mais il ne voulait pas mourir. Le second homme, beaucoup plus petit, lui prit les poignets, cherchant à lui réunir les mains derrière le dos, sans y parvenir. John Davidson hurla.
— Help me !
Les femmes tournèrent la tête, bovines, mais ne bougèrent pas. Le hippie parvint à écarter une des mains qui l’étranglaient, mordit un doigt au sang, fonça sur l’escalier, trébucha et tomba à genoux, puis sur le côté. Les mains puissantes resserrèrent aussitôt leur pression. Son visage s’écorcha contre les esquilles de bois du plancher. Il se retrouva, un des deux hommes à cheval sur lui, l’autre lui tenant un bras. Peu à peu, il sentait ses forces diminuer.
Le gosse regardait, avec une impassibilité de statue, toujours sans un mot, sans un cillement. Le géant lui jeta quelques mots en dari. Il trottina jusqu’à l’atelier des femmes, s’approcha d’un des établis, prit une grande paire de ciseaux et la ramena du même pas égal. John Davidson réussit à pousser un cri vite étouffé, eut un sursaut dément pour échapper à ses bourreaux. À un mètre de lui, le gosse tendait les ciseaux à celui qui lui tenait un bras. Son agresseur les prit, lâchant le bras. Aussitôt, John Davidson se mit à marteler le visage de l’étrangleur avec la fureur du désespoir.
Du coin de l’œil, il vit la lame des ciseaux s’approcher de son visage. L’homme ne se pressait pas, cherchant l’endroit propice. Comme John se retournait, il le trouva. Son bras se détendit d’un coup et la lame des ciseaux s’enfonça jusqu’à la virole dans la carotide gauche.
Un flot de sang jaillit instantanément. L’étrangleur s’écarta vivement, tandis que son compagnon maintenant les ciseaux dans la plaie, pesant de tout son poids, fixait au sol John Davidson qui se débattait comme un ver coupé. Cela ne dura pas longtemps. Une grande fatigue s’empara de lui et il eut soudain l’impression que plus rien n’avait d’importance. Le visage moustachu penché sur lui devint flou.
Le sang coulait sur le bois, absorbé par la poussière, mais peu à peu se mit à filtrer sur les marches. On n’entendait plus que la respiration haletante du hippie en train de mourir. L’étrangleur s’était redressé et contemplait les femmes de son regard noir et glacial. Elles ne bougeaient pas. Aucun bruit ne venait de l’escalier. L’odeur du sang, fade et écœurante, se substituait à celle des ordures et des épices. Enfin, John Davidson, à peu près vidé de son sang, cessa de bouger.
Son assassin fouilla un peu la blessure avec les ciseaux, comme pour s’assurer qu’il n’y avait plus rien à vider, puis ressortit l’arme improvisée de la blessure, et l’essuya sur la chemise du mort. Puis, il tendit les grands ciseaux au gosse. Celui-ci les prit et trottina jusqu’à l’atelier pour les remettre exactement là où il les avait pris. Enfin, les deux hommes redescendirent l’escalier sans se presser, le gosse sur leurs talons. Une des femmes se leva, jeta un coup d’œil effrayé au cadavre et referma la porte, comme pour l’ignorer.
Mort, John Davidson semblait encore plus émacié. Sa coiffure avait roulé sur les marches, découvrant ses mèches graisseuses. Une grosse mouche se posa sur sa blessure et commença à dîner, frottant de contentement ses pattes velues les unes contre les autres.