Chapitre VI

La rétine de Malko enregistra la vision atroce en une fraction de seconde, en même temps que son cerveau se demandait où la fausse infirmière avait disparu. Il eut tout de suite la réponse. Il y avait une seconde ouverture dans la pièce, dissimulée par une tenture murale. Il l’écarta, déboucha dans un couloir étroit et, de là, dans une cuisine. La porte donnant sur l’extérieur était encore ouverte !

Elko Krisantem sur ses talons, il se rua hors de la maison. Personne ! La meurtrière avait dû gagner le centre. Il lui avait fallu un sang-froid extraordinaire pour agir en quelques minutes, séparée de Malko par une simple cloison. Rassoul contemplait le cadavre, la mâchoire décrochée.

— Venez, dit Malko.

Sans souci d’une possible embuscade, ils traversèrent la ruelle en courant pour émerger en contrebas sur la place où le soldat à aigrette rouge réglait la circulation. Malko s’arrêta. La foule était toujours la même. Aucune trace de la femme en rouge. Il aperçut deux voiles noirs qui rasaient les murs. Évidemment, la meurtrière pouvait avoir changé de tenue en quelques secondes.

Rassoul le rejoignit, essoufflé et affolé.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je veux retrouver cette femme, fit Malko. À qui appartient cette maison ?

— À un ami des mudjahidins, dit Rassoul. Il faut partir. Ils veulent nous tuer.

Malko fit quelques pas, le long des arcades bruyantes où des artisans tapaient comme des sourds sur des bouts de ferraille. La poussière âcre lui asséchait la gorge autant que la rage. Rassoul avait raison. C’était ridicule de risquer un incident sérieux avec les Pachtous de Khaled Khan alors que Bruce Kearland était mort. Mais d’où était sortie cette femme en rouge ?

Il allait faire demi-tour, lorsqu’il aperçut glissant dans l’ombre des arcades une tache rouge marron. Une femme.

Il traversa la place en courant, bousculant des badauds, évita de justesse un âne chargé de sacs et rejoignit finalement la silhouette qui l’intriguait. C’était une femme enveloppée dans un tchador qui lui semblait de la même couleur que celui de la meurtrière. Elle portait un gros paquet sur la tête et un Pachtou enturbanné marchait derrière elle, un fusil à l’épaule.

Malko se planta devant la femme, cherchant à deviner ses traits sous le tissu. Elle s’arrêta, et l’homme la rejoignit. Lorsqu’il vit quelqu’un en train de scruter la femme sous le nez, il poussa un grognement furieux. De l’épaule, son fusil jaillit dans sa main droite et il le pointa avec une expression menaçante sur Malko, tout en l’interpellant en pachtou.

Liquéfié, Rassoul se jeta sur Malko, le tirant en arrière et cria quelque chose au Pachtou d’une voix suppliante. Malko se dégagea de la poigne de Rassoul, décidé à tirer l’affaire au clair et fit de nouveau un pas vers la femme, demeurée immobile. Le Pachtou eut alors un cri furieux et d’un geste sec fit monter une cartouche dans la chambre de son fusil. Malko vit son regard haineux. Il allait lui tirer une balle dans le ventre à bout portant !

Son doigt était déjà sur la détente. Le mari de la femme voilée n’aperçut pas une silhouette qui venait de se glisser derrière lui : Elko Krisantem, avec la rapidité due à une longue habitude, volait au secours de son maître. En une fraction de seconde, le lacet enserra le cou du Pachtou et, d’un coup sec, Elko Krisantem tira sur les deux extrémités. Le larynx et les carotides écrasées, l’homme ouvrit la bouche toute grande, émit un cri inarticulé, puis lâcha son fusil, portant les deux mains à sa gorge. L’arme tomba sur le sol, devançant son propriétaire de quelques secondes. Ce dernier, gentiment accompagné par Elko Krisantem, se retrouva assis par terre, le dos appuyé à un sac de semoule, inconscient. Le Turc arracha le lacet de son cou et se redressa. Médusés, les badauds n’avaient pas eu le temps de réagir. D’ailleurs à Landikotal, on ne se mêlait guère des affaires des autres.

Malko se trouvait à un mètre de la femme en rouge. Il avança, tendit le bras, et souleva le voile rouge, découvrant son visage ! Des traits grossiers, avec une expression médusée, des yeux bovins et des tatouages sur les joues. La malheureuse poussa un cri étranglé, et, du coup, laissa tomber le paquet qu’elle tenait d’une main sur sa tête ! Son mari s’ébroua, en train de reprendre connaissance, le sang irriguant à nouveau son cerveau. Rassoul, blême, tira Malko par le poignet.

— Vite, vite, partons, ils vont tous nous tuer.

Un grondement indigné s’élevait de la petite foule rassemblée autour d’eux. Le geste sacrilège de Malko ne pouvait se laver que dans le sang. Bousculant les badauds enturbannés, Malko, Krisantem et Rassoul partirent en courant, tournant tout de suite dans une ruelle grimpant vers le haut de Landikotal. Guidés par Rassoul, effectuant de multiples détours, jusqu’à ce qu’ils débouchent en face de la maison où se trouvait le cadavre de Bruce Kearland. La chemise de Malko collait à son torse, mais la rage l’étouffait au moins autant que la fatigue de la course.

Rassoul trépignait autour de lui, répétant de sa voix douce et effrayée :

— Il faut partir, il faut partir !

De fait, l’offensé risquait d’ameuter tout Landikotal et de déclencher une mini-Djihad contre ceux qui avaient attenté à la pudeur de son épouse. Mais, s’ils partaient, l’enquête serait impossible. Malko agrippa Rassoul par le bras.

— Dites à vos hommes de charger le corps dans le coffre. Mais je veux savoir d’où est venue cette femme : interrogez ceux qui sont dans la cour.

Il suivit le petit Afghan au nez tordu. Ce dernier interpella un grand mudjahid en train de boire du thé, bardé de cartouchières. La conversation dura un certain temps, puis Rassoul traduisit :

— Personne ne sait rien. Cette maison est utilisée comme relais par les mudjahidins de l’Alliance Islamique. Quand ils sont arrivés, très tôt ce matin, il y avait un homme qui est descendu à Landikotal. La femme est arrivée pendant que nous étions là. Ils ignorent d’où. Ils ne parlent pas aux femmes. Ils pensaient qu’elle habitait ici.

— Il faut fouiller la maison !

À trois, ils parcoururent toutes les pièces. Ce fut vite fait. Rien, aucun indice. Quand ils ressortirent, les deux gardes avaient déjà emmené le corps de Bruce Kearland, enveloppé dans une toile et la Colt attendait devant la maison. L’Américain était mort à quelques dizaines de kilomètres du but. Quel secret ramenait-il ? Ils s’entassèrent dans la voiture, et le chauffeur effectua un détour compliqué par des ruelles au sol défoncé afin d’éviter le centre de Landikotal.

Ils émergèrent à la sortie est, juste avant le franchissement de la voie ferrée. Les deux gardes tenaient leur Kalachnikov en position de tir. Khaled Khan ou le mari bafoué pouvaient avoir monté une embuscade à la sortie du village, sur la seule route menant à Peshawar. Il y eut quelques minutes tendues, puis la Colt prit de la vitesse, passant devant le Fort des Khyber Rifles. Le chauffeur conduisait tant bien que mal, essayant de deviner la route à travers le pare-brise atomisé.

Coincé à l’arrière entre Krisantem et un des Afghans, Malko essayait de deviner qui pouvait être cette mystérieuse femme voilée qui avait pris des risques insensés pour fermer définitivement la bouche de Bruce Kearland. Qui connaissait la brève présence de l’Américain à Landikotal ? Yasmin avait-elle été imprudente ? Ou Sayed Gui ?

Les pentes abruptes de la Khyber Pass semblaient prêtes à les écraser. Un silence total régnait dans la voiture. Il n’y avait presque pas de circulation sur le ruban goudronné et sinueux se faufilant au cœur de la massive chaîne montagneuse. Ils laissèrent derrière eux un panneau entier d’ex-votos peints en couleur sur la surface plane d’un rocher, à la mémoire des régiments de la Reine qui s’étaient fait décimer au siècle dernier, sur ces pentes désolées, par les indomptables Pachtous.

Une immense trouée apparut devant eux, à travers lesquels on pouvait deviner, malgré la brume de chaleur, la plaine de l’Indus. Malko humecta ses lèvres desséchées, en proie à une conviction profonde. La clef de la mort de Bruce Kearland se trouvait devant, à Peshawar.


* * *

Fred Hall, ses lunettes de myope collées à la culasse du fusil annonça :

— Il y a une marque, ici. Une sorte d’étoile avec un caractère arabe. Ce fusil vient de Darra. Là-bas, ça coûte deux mille roupies, à peine deux cents dollars. Les Pachtous trop pauvres pour s’offrir des armes russes achètent ça. Généralement, le canon éclate au bout d’une centaine de coups. Vous avez eu de la chance. On vous aurait attaqué avec une Kalach, vous ne seriez pas ici…

C’était aussi l’avis de Malko. Depuis une heure, le corps de Bruce Kearland reposait dans un cercueil provisoire recouvert du drapeau américain, dans une pièce réfrigérée du rez-de-chaussée. Fred Hall n’avait pas encore prévenu les autorités pakistanaises. Il reposa le fusil sur son bureau. Leur examen n’avait rien donné. Le chef de poste de la CIA éternua, et regarda Malko.

— Ça continue, dit-il. Le meurtre de Bruce confirme qu’il possédait des informations importantes concernant la conférence que nous avons mise au point. Il est le troisième à mourir à cause de cela. C’est une opération menée par le Khad, sur ordre du KGB.

— Probablement, reconnut Malko, mais c’est parti de Peshawar. Qui était au courant, à part nous ?

Fred Hall eut un sourire ironique.

— Probablement toute la ville, puisque les gens de Sayed Gui étaient dans le coup. Ici, un secret c’est quelque chose qui ne se répète qu’à une seule personne à la fois. Sayed lui-même sait qu’il est infiltré. Il doit être atterré de ce qui est arrivé.

L’Américain ôta ses lunettes et soupira :

— Nous sommes dans une belle merde.

— Il n’y a qu’une solution, proposa Malko. Retrouver les assassins de Kearland. On pourra peut-être savoir pourquoi ils ont agi.

— Comment ? Même Sayed avec ses moyens et ses réseaux n’y arrive pas.

Malko prit le fusil et le brandit sous le nez de l’Américain.

— Par ceci. Une chance minime, mais nous n’avons pas le choix. Je vais aller à Darra.

Fred Hall eut un hochement de tête sceptique.

— Ils en fabriquent des dizaines tous les mois. Tous pareils. Celui-ci est peut-être passé déjà entre plusieurs mains. Ils ne les vendent pas tous à Darra. Il y en a en dépôt ici, à Peshawar, à Landikotal aussi et dans d’autres villages pachtous. C’est comme retrouver une aiguille dans une meule de foin.

— Je vais quand même essayer, dit Malko. À propos, il faudrait prévenir Yasmin Munir.

L’Américain se rembrunit.

— Je sais. Est-ce que vous pourriez vous en charger ? Ce n’est pas très drôle, mais…

— Vous la connaissez bien ? demanda soudain Malko.

Le chef de station secoua la tête négativement.

— Pas vraiment, je sais que Bruce y était très attaché et que c’est une très belle femme. Pourquoi ?

— Je suppose qu’elle a fait l’objet d’un « criblage », étant donné son intimité avec quelqu’un de chez vous ?

— Évidemment !

L’Américain était presque choqué. Malko n’insista pas. Il essayait de se remémorer la taille de la femme en rouge. Il lui semblait bien qu’elle était plus petite que Yasmin. Et pourquoi la compagne de Bruce Kearland l’aurait-elle assassiné ?

Les deux hommes descendirent, stoppant quelques instants devant le cercueil recouvert de la bannière étoilée. Dans quelques heures il volerait vers les USA dans un avion militaire et le journal local de Phœnix, Arizona, publierait une touchante épitaphe pour cette victime de ses bons sentiments. Au moment de le quitter, Fred Hall dit à Malko :

— Arrangez-vous avec Sayed pour Darra. Et faites attention.

Malko reçut stoïquement sa douche de plomb fondu en regagnant sa voiture. Avant de voir Sayed Gui, il avait décidé d’aller annoncer à la belle Yasmin qu’elle était veuve.


* * *

Le Dean’s Hôtel semblait recroquevillé sous la chaleur inhumaine. Malko fila droit à la chambre 32. Il frappa. Un grand barbu ouvrit, il était en train de faire la chambre… Pas de Yasmin ! Le cœur de Malko se mit à battre plus vite. Écartant le barbu, il pénétra dans la pièce, l’inspecta rapidement, ainsi que la penderie.

Elle contenait des vêtements européens, et des tchadors. Rien de rouge. Dans son dos, le nettoyeur marmonnait. Malko prit quand même le temps d’ouvrir une valise : vide. Il ressortit, soulagé que la pulpeuse Yasmin n’ait pas ajouté le meurtre à l’infidélité. Il se heurta presque à elle en face de la salle à manger. Un voile sombre sur la tête, qui pouvait se rabattre, cachant le visage. Elle s’arrêta aussitôt, ses grands yeux noirs fixant Malko avec une expression intense.

— Vous êtes rentré ? Où est Bruce ?

— Au consulat, dit Malko, venez, je vais vous expliquer.

Il la ramena à la chambre où ils pénétrèrent sous l’œil horrifié de l’homme de chambre. Yasmin se débarrassa de son voile. Elle portait une sorte de robe d’hôtesse presque transparente sous laquelle pointait un soutien-gorge blanc, comme la première fois où Malko l’avait vue. Il se dégageait d’elle un intense magnétisme sexuel, dont elle était sûrement consciente. Adossée au mur, à quelque distance de Malko, elle répéta :

— Où est Bruce ?

Malko plongea ses yeux dorés dans les prunelles d’un noir liquide.

— Bruce est mort, annonça-t-il.

Il chercha en vain une réaction. Les seins se soulevèrent à peine plus vite sous le voile noir, mais le regard ne cilla pas.

— Mort, répéta Yasmin. Comment ?

— Assassiné, dit Malko, presque sous mes yeux. À Landikotal.

Cette fois, une ride se creusa entre les deux sourcils très noirs bien dessinés.

— Assassiné, fit-elle à voix basse, comme si c’était un mot obscène. Mais je croyais qu’il était blessé.

Malko lui détailla ce qui était arrivé. Elle s’assit sur le lit comme si elle avait les jambes coupées et murmura :

— Ce sont les gens du Khad.

— Comment ont-ils su qu’il se trouvait là-bas ? Il n’y est resté que quelques heures.

Les yeux noirs se posèrent sur lui, inexpressifs, résignés.

— Ils savent tout ce qui se passe à Peshawar. Ils pullulent dans l’entourage de Sayed Gui.

— Vous en connaissez ?

— Non.

— Sayed a été mis au courant devant moi, hier seulement, remarqua Malko. S’il y a des traîtres chez lui, ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour s’organiser.

Yasmin Munir ne se démonta pas.

— Landikotal est à une heure de Peshawar. Ils sont nombreux et connaissent tout le monde chez les Pachtous…

Elle avait réponse à tout. Malko essaya de deviner ce qui se passait derrière les grands yeux. En vain. C’était un véritable Sphynx. La mort de Bruce Kearland semblait la laisser indifférente. Cependant, Malko n’en était pas autrement surpris : elle lui avait expliqué leurs rapports.

— Je veux trouver qui l’a tué, dit Malko.

La jeune Afghane lui jeta un regard sceptique.

— Ce sera difficile ! Jusqu’ici on n’a arrêté personne pour des attentats politiques à Peshawar. Les Pakistanais ne veulent pas d’histoires. C’est un monde hermétique, surtout si vous ne parlez pas la langue. Bruce croyait l’avoir compris. Il en est mort.

— Vous acceptez de m’aider, néanmoins ?

— Comment ?

— Vous vivez dans ce pays, vous êtes afghane et vous connaissez sûrement tous les contacts de Bruce Kearland.

Un léger sourire écarta les lèvres épaisses.

— Oui, mais je suis une femme. On ne me regarde pas, on ne me parle pas.

Lorsqu’elle était dévoilée, en tout cas, on la regardait. Mais sur le plan qui t’intéressait, Malko avait l’impression de se heurter à un mur, comme si Yasmin n’avait pas voulu se mêler des affaires des hommes.

— Il vaut mieux que vous partiez, maintenant, dit-elle doucement. On vous a vu entrer ici. Et puis, je dois aller au consulat. Voir Bruce.

Elle se leva, son regard essayant de tenir Malko à distance. Après ce qui s’était passé entre eux, c’était de la provocation… Agacé, il s’approcha et l’attira contre lui. De nouveau, au premier contact, elle sembla fondre, son corps s’appuya contre Malko avec une docilité lascive qui lui mit le feu au ventre. Lentement l’expression des grands yeux noirs changea, se troubla, comme si un rideau se levait sur une zone inconnue. Malko emprisonna doucement un sein entre ses doigts. Yasmin ferma les yeux et son corps parut s’amollir encore. Dès qu’une main d’homme l’effleurait, elle se transformait en docile poupée sexuelle. Malko était en train de se demander s’il allait maîtriser son désir quand un coup fut frappé à la porte.

Yasmin s’arracha aussitôt de lui, murmura d’une voix troublée.

— Partez.

Le sang aux tempes Malko se domina. L’homme de chambre était derrière la porte. Avant de sortir, Malko se retourna.

— Demain matin, j’irai à Darra, je viendrai vous voir ensuite ici.

Il se retrouva dans l’espace poussiéreux entourant le Dean’s avec un violent sentiment de frustration, saoulé par le vacarme incessant des rickshaws, des klaxons, la poussière brûlante et le vent qui asséchait la gorge. Peshawar était une chaudière brûlante, hermétique aux non-musulmans où s’affrontaient d’obscures factions afghanes, le KGB, le Khad et les intérêts supérieurs de trois ou quatre grandes puissances. Quelque chose lui disait que le meurtre de Bruce Kearland n’avait pas été planifié par les guérilleros analphabètes mais par des tueurs sophistiqués et audacieux.

Il était bien décidé à ne pas quitter Peshawar avant d’avoir élucidé le mystère.

— Charsadda Road, dit-il à son chauffeur.

Il était curieux d’apprendre ce que Sayed Gui pensait de l’assassinat de l’agent de la CIA.

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