Chapitre XVI

Jamal Seddiq leva les yeux vers le rai de lumière filtrant à travers les interstices des planches. Le jour commençait à pointer. Il n’avait pas dormi, surtout à cause de sa blessure. Il savait seulement qu’il allait mourir. Une notion abstraite pour lui. Soudain, la trappe s’ouvrit et un flot de clarté pénétra dans le cachot souterrain. L’Afghan cligna des yeux. Deux mudjahidins descendirent l’échelle et l’entraînèrent. Il n’avait pas été détaché pour la nuit et il leur suffit de le tirer.

— Boland sho, matiké[28] !

Il devait être très tôt, car la grande cour était encore déserte, à part une demi-douzaine d’hommes armés. L’un d’eux s’approcha de lui et demanda :

— Tu me connais ?

Jamal Seddiq l’examina et secoua la tête.

— Non.

— Tu connais le village de Charbarjak ?

Jamal Seddiq ne répondit pas. À Charbarjak, l’année passée, il avait torturé et massacré une vingtaine de mudjahidins ainsi que leurs familles, avec l’aide d’un commando soviétique. Parce que le village avait participé au pillage d’un hélicoptère MI 24 abattu. Son silence ne suffit pas à le sauver. Son interlocuteur lui jeta :

— J’étais à Charbarjak, le jour où tu es venu avec les « shuravis ». Je t’ai vu mettre le feu à ma maison et la faire sauter à la dynamite. Alors, tu vas payer pour ce crime. Le chef a dit de te juger. Nous ne sommes pas d’accord.

Un des mudjahidins était en train de s’affairer sur le cadenas d’un des garages bordant la cour. Il remonta le rideau de fer. Aussitôt, le petit groupe s’engouffra à l’intérieur avec le prisonnier. L’un d’entre eux demeura à l’extérieur, referma le rideau métallique et remit le cadenas, les enfermant à l’intérieur. Il s’éloigna un peu mais de façon à rester à portée de voix, quand ils voudraient sortir. Sans un mot, les mudjahidins commencèrent à frapper Jamal Seddiq à coups de crosse, se relayant, tapant comme des sourds, le visage crispé de haine. Au début, il criait, puis il se tut, émettant seulement un gémissement quand une crosse heurtait un endroit particulièrement sensible. Tous les hommes qui étaient là avaient souffert par sa faute. Le chef leva soudain la main, leur signifiant d’arrêter. Ils allaient le tuer trop vite. Tirant de son ceinturon, un paquet, il le défit, révélant de longues aiguilles d’acier. Il en prit une et d’un coup sec, l’enfonça dans l’oreille droite de Jamal Seddiq, lui transperçant le tympan.

L’Afghan poussa un hurlement inhumain et le sang commença à couler de son oreille. Il se roulait par terre, tentant de se débarrasser de l’aiguille, mais avec ses mains liées, il était totalement impuissant. Accroupis autour de lui, les mudjahidins le contemplaient en silence. Même si on entendait les cris ils étaient enfermés. Le chef attrapa la tignasse du prisonnier, et, immobilisant sa tête avec son genou, lui perfora l’autre tympan. Nouveau hurlement qui fit trembler le rideau de fer…

— Assez, arrêtez ! hurla Seddiq. Par le Dieu tout-puissant !

Plusieurs des spectateurs ricanèrent. Ils attendaient la suite en se pourléchant les babines. Ce n’étaient pas des tendres.

Le chef attendit que la douleur ait bien fait son effet. Puis coinçant la tête du prisonnier entre ses genoux, il se mit à remuer les aiguilles de fer, déchirant encore plus les tympans, arrachant des cris horribles à Jamal Seddiq.

Cela dura ainsi plusieurs minutes. Le chef savait qu’il ne pouvait guère faire plus sans attaquer le cerveau et tuer Seddiq sur le coup…

— Les yeux, crièrent plusieurs des hommes. Qu’on lui crève les yeux…

Les vieilles coutumes tribales reprenaient le dessus. Au siècle dernier, les Pachtous traitaient ainsi les Anglais faits prisonniers à la Khyber Pass, les faisant mourir à petit feu, ne laissant que des lambeaux sanguinolents… Les mudjahidins rugirent de joie quand leur chef prit une nouvelle aiguille d’acier.

Lentement, afin que Jamal Seddiq puisse bien la voir, il l’approcha de son visage. Instinctivement, l’Afghan ferma les yeux. Alors le chef avec son pouce, releva de force la paupière gauche et enfonça d’un geste précis la tige dans l’œil.

Sayed Gui boitilla jusqu’au fond de la cour, en compagnie de Malko et fit signe qu’on soulève la trappe de la prison secrète. Il était huit heures et le soleil transformait déjà la cour en fournaise. Un des mudjahidins dégringola l’échelle. À peine avait-il touché le sol qu’un cri de rage fit sursauter tout le monde. Sayed Gui blêmit et se tourna vers Malko :

— Le prisonnier a disparu !

C’était le comble ! Le directeur du renseignement se mit à hurler comme une sirène, ameutant les mudjahidins et ses gardes personnels. Tous commencèrent à se rassembler dans la cour. Sayed Gui lançait des rafales de questions, observé par Malko, atterré. Finalement, il lança :

— Il ne peut pas être sorti ! La garde était là tout le temps. Il est encore ici. On l’a enlevé. Fouillez tout.

Les Afghans se répandirent dans toutes les directions. Malko suggéra soudain :

— Il y a un autre prisonnier en bas ? Il sait peut-être quelque chose ?

Dégringolade de l’échelle. Trente secondes plus tard deux mudjahidins remontaient un vieux terrifié. Sayed Gui l’interrogea brutalement. L’autre laissa tomber quelques mots d’une voix effrayée.

— Il a été emmené par des gens du village de Charbaqak, annonça Sayed Gui, qui voulaient se venger d’un massacre. Ils sont sûrement en train de le torturer quelque part. Il faut les trouver…

Nouvelle rafale de hurlements. Les mudjahidins couraient dans tous les sens. Au bout d’un quart d’heure les hommes de Sayed Gui revinrent un à un, dépités. Ils n’avaient rien trouvé.

— Ouvrez tous les garages, ordonna le directeur du renseignement. Un enturbanné arriva avec un énorme trousseau de clefs et commença à soulever les rideaux de fer. Malko colla son oreille à la tôle ondulée. Presque aussitôt, il perçut un faible cri et le bruit d’un objet qui tombait.

— Ici ! cria-t-il. Ils sont ici.

Tous se précipitèrent. Le garage était fermé avec un cadenas, comme les autres. Le mudjahid aux clefs s’agenouilla et commença à trifouiller dans le cadenas, les mains tremblantes sous les glapissements de Sayed Gui.

Il se releva le front en sueur, au bout de cinq minutes après avoir essayé toutes les clefs.

— On a perdu la clef ! avoua-t-il.

Fou de rage, Malko arracha la Kalachnikov d’un des gardes. Il l’arma, posa l’extrémité du canon sur le cadenas et pressa la détente. La moitié du chargeur y passa, mais le cadenas se volatilisa. Des balles ricochèrent, sifflant dans toute la cour sans que personne ne s’émeuve. Les hommes de Sayed Gui relevaient déjà le rideau de fer. L’Afghan se précipita à l’intérieur avec Malko.

Un cercle de mudjahidins assis à terre entourait ce qui avait été Jamal Seddiq.

Le spectacle était horrible. La tête de l’Afghan était transformée en pelote, avec de longues aiguilles sortant des oreilles, des yeux, des joues, du nez, des lèvres, partout où on avait pu en enfoncer.

Son bas-ventre n’était plus qu’une mare de sang plus ou moins séché. On avait baissé son charouar sur ses genoux et tranché son sexe et ses testicules, remplissant le trou avec des chiffons, pour que le supplicié ne se vide pas tout de suite de son sang. Malko sentit une sueur froide lui couvrir le front. En franchissant ce rideau de fer, il avait fait un bond de quelques siècles en arrière. Retour à la sauvagerie primitive du Moyen Age… Sous les glapissements de Sayed Gui, les spectateurs sortaient un à un du garage, le visage fermé, hostile, ne comprenant pas qu’on interrompe le supplice. Malko s’agenouilla près de l’Afghan torturé. Une mousse rosâtre sortait de ses lèvres. Il était encore vivant.

— Appelez un médecin ! réclama-t-il.

Il fallut cinq bonnes minutes pour qu’un barbu arrive une sacoche en cuir à l’épaule. Pas vraiment choqué. Il examina les blessures, posa une question à Sayed Gui en dari et fit une piqûre au blessé. Puis se fendit d’un long commentaire que Sayed Gui traduisit à Malko.

— Il va mourir ! Il a perdu trop de sang. Ce n’est pas la peine de le transporter ailleurs. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Interrogez-le ! demanda Malko. Demandez-lui ce qu’il est venu faire à Peshawar.

Des gardes s’affairèrent, déliant les mains du blessé, l’appuyant à des caisses de munitions, lui soutenant la tête avec deux turbans. Le médecin retira avec précautions les aiguilles enfoncées dans ses yeux, ses oreilles, sa bouche et Sayed Gui lui adressa la parole. Il ne répondit pas. Soudain Malko réalisa qu’il avait les tympans crevés !

— Criez plus fort, conseilla-t-il.

Sayed Gui hurla.

Les lèvres du blessé bougèrent un peu. Il était brisé. Sayed releva la tête.

— Il avait ordre de tuer quatre personnes, il les a tuées.

— Pourquoi ceux-là ?

Cris. Réponse chuchotée.

— Il ne sait pas. Il exécutait les ordres. On lui a dit à Kabul qu’ils devaient disparaître, qu’il serait récompensé.

Malko craignait une réponse de ce genre. Jamal Seddiq était trop fruste pour avoir été mis au courant. Il restait une dernière chance.

— Il recevait des ordres d’une femme, ici à Peshawar, dit-il. Qui est-ce ?

Sans comprendre le dari, il saisit la réponse : le géant ne savait pas.

— Devait-il la revoir ?

— Baleh[29].

Un des seuls mots dari que Malko connaisse.

— Quand ?

— Fardah ! Ce soir.

Le cœur de Malko se mit à battre plus vite. La respiration du géant était cahotante. Il allait mourir d’une seconde à l’autre. Ses lèvres ne bougeaient plus. Sayed colla les siennes contre son oreille et hurla :

— Khodjas ? Khodjas[30] ?

Jamal Seddiq fit un effort et finit par laisser échapper plusieurs mots.

— Dans le bazar, à la cinquième sourate du Coran. Dans le souk des bijoutiers. La boutique bleue en face de la mosquée…

Il eut un hoquet et sa tête tourna. Il se mit à trembler, secoué de soubresauts. Malko regarda le sol. La tache de sang sous lui s’élargissait. Il achevait de se vider. Sayed Gui lui jeta un regard indifférent.

— Il va mourir.

Malko ne fit aucun commentaire. C’était évident. Sayed Gui fouilla sous sa longue tunique, en sortit un gros pistolet noir, enfonça le canon dans l’oreille gauche de Jamal Seddiq et appuya sur la détente. La tête pivota brusquement et le grand Afghan cessa de râler.

— Qu’Allah lui pardonne, dit Sayed Gui. Il a fait beaucoup de mal.

Ce fut toute l’oraison funèbre du tueur. Sayed Gui se tourna vers Malko, une lueur farouche dans ses yeux noirs.

— Nous allons capturer cette femme, dit-il.


* * *

La nuit tombait sur le bazar, sans que la chaleur ait diminué. Malko s’arrêta devant une petite bijouterie où un apprenti soufflait avec son chalumeau dans des boules d’or pour en faire un collier. La vitrine exposait de gros bijoux d’argent de nomades jordaniens, atterris là Dieu sait comment. Il redescendit, passant devant la bijouterie bleue, en face de l’entrée de la mosquée Mahabat Khan. Elle était vide, à part son propriétaire, allongé sur un tapis.

Malko regarda sa montre. Dans dix minutes, le muezzin allait appeler les fidèles à la prière pour la dernière fois de la journée. Il ne fallait pas que la femme le trouve là. Il était visible comme une mouche dans un bol de lait. Il redescendit vers la place de la Banque Habib et prit place dans la voiture de Sayed Gui, avec deux autres mudjahidins. Rassoul alla le remplacer, surveillant la bijouterie. Lui était moins voyant.

La voix aiguë du muezzin éclata à l’heure prévue, se répercutant sur tout le bazar, ralentissant l’activité. Les secondes s’écoulaient, interminables. Malko avait beau savoir que Sayed Gui avait mis tout un dispositif en place, il grillait d’impatience. Cette histoire leur avait déjà apporté tellement de contretemps… Trois minutes plus tard, il vit Rassoul redescendre la rue, d’un pas rapide et venir à sa rencontre.

— Il y a trois femmes dans la boutique, annonça le petit Afghan au nez tordu. Elles sont arrivées séparément. Toutes voilées…

Problème imprévu. Ils se dirigèrent vers la boutique.

La femme avec qui Jamal Seddiq avait rendez-vous était sûrement déjà là. Leur présence allait peut-être déclencher quelque chose. En face de la bijouterie, Malko repéra deux hommes de Sayed Gui, appuyés aux marches de la mosquée, semblant désemparés eux aussi. Il passa lentement devant la boutique, vit effectivement trois femmes, deux en noir, l’une en vert, en train d’examiner des bijoux !

C’était la tuile. Un des hommes de Sayed Gui vint vers lui et Rassoul traduisit.

— Que faisons-nous ? Nous n’avons qu’une seule voiture.

— Bien, dit Malko. Suivez la première qui sort, Rassoul, la seconde, je me chargerai de la troisième. Il faut savoir où elles habitent.

Au moment où il finissait de parler, une des femmes ressortit, venant vers eux. Elle flânait, léchant les vitrines, mais ça pouvait être une feinte. Enfin, elle s’engouffra dans une autre bijouterie. Pas question de déclencher quoi que ce soit en pleine rue, sous peine de provoquer une émeute. Si c’était elle, la meurtrière de Bruce Kearland le savait et se servirait de cet atout.

Un quart d’heure s’écoula. La nuit tombait rapidement. Malko dut se rapprocher. Les deux dernières femmes sortirent en même temps de la bijouterie, se séparant tout de suite. L’une monta vers Malko, l’autre descendit vers la place. Malko entra vivement dans une autre boutique laissant la première passer devant lui, vérifiant qu’elle était bien suivie par Rassoul, puis accéléra et rattrapa la femme en vert sur la petite place. Elle traversa sans se presser, vers Cinéma Street et monta dans un rickshaw. Heureusement, la voiture était là ! Les deux véhicules franchirent le pont sur la voie de chemin de fer, puis tournèrent dans Suneri Majdid Road.

Ils se noyèrent dans la circulation facilement. Deux kilomètres plus loin, le rickshaw tourna dans Arbab Road, rue commerçante de Peshawar Cantonment, puis stoppa devant une station-service. Malko vit la femme sortir et entrer dans une sorte d’allée étroite s’enfonçant entre les immeubles.

Malko fit arrêter la voiture et courut pour la rejoindre. Il faisait presque nuit, et il distinguait à peine la silhouette qu’il suivait. Il la vit pourtant s’arrêter et parler à quelqu’un, accroupi près d’un tas de sable. Puis repartir d’un pas nettement plus rapide ! Malko accéléra à son tour, s’engageant dans la ruelle. Celui à qui avait parlé la femme voilée se leva soudain et se mit à jouer de la flûte. Une musique aigrelette et lancinante. Un jeune barbu, dépenaillé, l’allure d’un clochard, un sac de jute posé devant lui. Au moment où Malko arrivait à sa hauteur, quelque chose sortit du sac et se dressa dans l’air, lui barrant le passage. Un cobra royal qui devait bien mesurer un mètre cinquante ! Le joueur de flûte avait reculé, continuant à égrener sa musiquette. Malko fit, malgré tout, un pas en avant, et aussitôt le serpent se balança pour frapper.

— Laissez-moi passer ! cria Malko.

Le charmeur ne semblait pas comprendre. Fou de rage, Malko prit un billet de dix roupies et le jeta à terre. Aussitôt, le son de la flûte changea. Peu à peu, le serpent redescendit, se lova sur le sol, jusqu’à ce que son maître l’attrape et le remette dans son sac, qu’il referma d’un geste vif. Malko courait déjà dans la ruelle. Elle tournait plus loin à angle droit, puis se jetait dans Khadim Shaheed Road. Malko y arriva, essoufflé, vit le flot de rickshaws et de taxis et s’arrêta, édifié. La femme en vert était loin.

C’était la rupture de filature la plus originale qu’il ait jamais rencontrée.

Il revint sur ses pas. Le chauffeur de la Mitsubishi avait entamé un dialogue menaçant avec le charmeur de serpents. Le chauffeur parlant vaguement anglais, Malko parvint à reconstituer ce qui s’était passé. Le charmeur était la tous les jours, à partir de cinq heures, parce qu’on le nourrissait dans un restaurant voisin. La femme lui avait dit qu’un étranger l’importunait et qu’elle voulait se débarrasser de lui sans scandale… Le cobra avait fait le reste.

Malko se laissa tomber sur le plastique brûlant de la voiture, ivre de rage. C’était bien la « bonne » femme qu’il avait suivie et qui avait eu l’audace de venir au rendez-vous de Jamal Seddiq. Maintenant, elle était tranquille. Le dernier fil conducteur était rompu et le commando détruit avait rempli la mission confiée par le Khad. Ce dernier économisait des frais de rapatriement sur Kabul. Même si son commando était exterminé, il n’en avait plus besoin.

Tandis qu’il roulait vers l’Alliance Islamique, Malko cherchait désespérément par quel bout repartir. À quoi bon soupçonner Nasira ou Meili ? Il ne pourrait obtenir aucune preuve et la Conférence des Chefs Militaires commençait dans trois jours.

Ensuite, cela n’aurait plus qu’une importance académique. Il ferma les yeux, se concentrant, en dépit des cahots.

Le Lowgar. C’était le lien commun à toutes les victimes. Mais ça le menait où ? Soudain, il réalisa qu’il y avait non pas une piste, mais un sentier qu’il n’avait pas encore exploré. Mais au point où il en était… Il se pencha vers le chauffeur :

— Hospital Road ! American consulate.

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