Chapitre XXI

Sayed Gui et Si Ahmed échangèrent longuement des embrassades sous l’œil farouche des gardes de corps. Il y eut un bref conciliabule entre les deux hommes et Sayed Gui revint vers Malko, tandis que le petit groupe les dépassait.

— Si Ahmed préfère vous parler tout à l’heure, annonça-t-il. Il est déjà en retard et ne veut pas retarder la conférence. Il vous donne rendez-vous pour partager son repas.

Malko était livide de rage et de tension.

— Cet homme n’est pas Si Ahmed, dit-il.

Sayed lui jeta un regard inquiet.

— Comment, mais…

— Vous l’avez déjà rencontré ?

— Non.

— Regardez la photo de l’album ! L’homme qui se tient à côté de Bruce Kearland est Si Ahmed, j’en suis sûr. Celui-ci est un imposteur, envoyé par les Russes. Sûrement avec de mauvaises intentions.

» Voilà pourquoi les Soviétiques ont tué Bruce Kearland et les autres : ils pouvaient le reconnaître !

Malko ouvrit l’album à la page où se trouvait la photo de l’Américain avec Si Ahmed. Les deux hommes se penchèrent dessus. L’homme pris à côté de Bruce Kearland était plus corpulent, avait un visage plus rond. Sur une photo où il était nu-tête, on distinguait une impressionnante tignasse… Sayed Gui échangea un regard avec Malko. Ce dernier sentait que l’Afghan n’était pas entièrement convaincu. Il eut une idée.

— Arrêtez-le, fit-il, ne le laissez pas entrer dans la tente ! Faites-lui montrer ses cheveux !

Sayed Gui releva la tête. Si Ahmed et ses hommes s’étaient arrêtés au poste de contrôle, où chaque visiteur était tâté des pieds à la tête, afin de voir s’il ne dissimulait pas d’explosif sur lui. Sauf les chefs, bien entendu. Un peu plus loin, des hommes de Sayed Gui, prosternés vers la Mecque, faisaient leur prière.

L’Afghan les héla, criant des ordres et ils se relevèrent en hâte, se déployant entre le poste de contrôle et la grande tente verte, ils barrèrent la route au groupe de Si Ahmed. Celui-ci s’arrêta, surpris. Sayed Gui boitilla aussi vite qu’il le pouvait avec sa jambe raide, et s’adressa à lui d’un ton presque suppliant. Nettement mal à l’aise. Malko observait les réactions de Si Ahmed.

Il surprit une lueur dangereuse dans ses yeux et comprit qu’il risquait de perdre à la dernière seconde. D’un bond, il se rapprocha des deux hommes et, d’un revers de main, fit sauter le turban du faux Si Ahmed.

Un front bombé et totalement chauve apparut. Sayed Gui en resta médusé. Une expression de rage incroyable tordit les traits de l’imposteur. Il jeta une injure à Malko, repoussa Sayed Gui d’une bourrade et voulut franchir le barrage de ses hommes. Mais ceux-ci ne connaissaient que leur chef. Les Kalachnikovs s’abaissèrent, le doigt sur la détente. Malko sortit son Colt et le braqua sur l’imposteur. Pendant quelques secondes, personne ne bougea. Puis, les hommes du contrôle s’aperçurent de l’incident. Ils s’avancèrent aussitôt, pour séparer les antagonistes.

Le soi-disant Si Ahmed ramassa son turban, le remit sur sa tête, sembla hésiter. Puis, brusquement, il fit demi-tour, comme pour s’en aller et rappela ses hommes. Le petit groupe s’éloigna vers le parking des chefs. Rassurés, les hommes de Sayed Gui et ceux du contrôle baissèrent leurs armes. Au même moment, les autres se retournaient et ouvrirent le feu. La violente fusillade fut très brève. Malko avait plongé à terre, poussant Sayed Gui. Yasmin, qui se trouvait à l’écart, n’était pas dans la trajectoire des projectiles.

Les coups de feu avaient déclenché une pagaille monstre autour de la grande tente verte. Des gens armés couraient dans toutes les directions, ne sachant ce qui se passait. Si Ahmed fit demi-tour et s’avança.

Il bondit, son attaché-case à la main, vers la grande tente verte, couvert par ses hommes. Malko et Sayed Gui se relevèrent. Des mudjahidins accouraient. Malko leva son Colt.

— Darish[31], cria-t-il.

Sayed Gui, P. 38 en main, jeta aussi un ordre, puis se retourna, ameutant les gens de la Sécurité. En quelques secondes, deux groupes armés se firent face. Le visage du soi-disant Si Ahmed était blanc. Il semblait hésiter. Ses hommes attendaient ses ordres.

La tension se prolongea presque une minute, puis brusquement l’imposteur pivota sur lui-même et s’éloigna à grands pas, escorté de ses hommes ! Cette fois, les armes ne se baissèrent pas. Les hommes de Sayed râlaient encore à terre.

— Empêchez-le de s’enfuir, cria Malko. Il faut le prendre vivant.

Sayed Gui répercuta l’ordre en dari. Des mudjahidins s’élancèrent à travers le désert pour couper la route du parking au groupe qui s’enfuyait.

Tout à coup, une formidable déflagration secoua la plaine et une boule de feu rouge apparut à l’endroit où se trouvait celui qui s’était fait passer pour Si Ahmed.

Un souffle brûlant balaya Malko, Sayed Gui, Yasmin et tous ceux qui étaient debout dans un rayon de trois cents mètres. Une des parois de la grande tente verte se déchira avec un claquement de tonnerre sur toute sa longueur. Malko roula à terre, son arme et sa chemise arrachées par l’explosion. Quand il rouvrit les yeux, il vit un énorme nuage de poussière jaunâtre grimpant vers le ciel. L’imposteur s’était volatilisé avec ses hommes. À sa place, il y avait une légère excavation dans le désert… Malko se releva, étourdi. Des mudjahidins criaient et se démenaient autour de lui. Il aperçut Yasmin, du sang sur le visage, à quatre pattes dans la poussière, des gens armés qui couraient dans toutes les directions. Le désordre était à son comble. Sayed Gui s’était relevé, soutenu par ses hommes, ayant perdu ses lunettes. Il murmura :

— Vous aviez raison ! Il voulait tout faire sauter.

Un des organisateurs s’approcha et Sayed Gui expliqua ce qui s’était passé. Malko se dirigeant vers l’endroit où avait disparu le faux Si Ahmed buta sur quelque chose en travers du chemin et faillit vomir.

Une jambe humaine encore revêtue du charouar bleu du faux Si Ahmed avec la sandale, arrachée à l’aine… Des débris sanglants jonchaient le désert, tout autour du lieu de l’explosion. Maintenant, un triple cordon de mudjahidins entourait la tente où se trouvaient les Chefs de la Résistance. Bien que tout danger soit passé.

Malko s’occupa de Yasmin, elle n’était que légèrement égratignée. La tête lui tournait, mais il se sentait malgré tout profondément heureux. Une fois de plus la chance avait été de son côté… Si le mudjahid qui avait parlé à Sayed Gui ne lui avait pas mis la puce à l’oreille, il ne se serait peut-être pas autant méfié. Il chercha l’album autour de lui. Il avait disparu !

Peu à peu, il en retrouva les feuilles éparses dispersées et déchiquetées par l’explosion.

On l’entoura, on le félicita en dari, en pachtou, en anglais, en urdu. Puis il sentit le corps tiède de Yasmin s’appuyer contre le sien.

— Venez, dit-elle, je n’en peux plus.

Il n’avait plus rien à faire. Sur l’ordre de Sayed Gui, des mudjahidins passaient le désert au peigne fin, afin de recueillir tous les indices possibles, exhibant triomphalement des morceaux de chair déchiquetée. La séance inaugurale de la conférence était annulée, remise au lendemain. Les Chefs de la Résistance commençaient à repartir, plus sur leurs gardes que jamais. Malko chercha l’homme qui l’avait renseigné, sans le trouver. Dans la voiture, Yasmin se serra contre lui.

— J’ai eu si peur ! murmura-t-elle.

Malko se retourna comme la voiture s’éloignait. Le nuage de fumée jaune qui avait été le seul linceul du faux Si Ahmed retombait doucement. Bientôt, il ne resterait plus trace de l’explosion, à part la déchirure au flanc de la grande tente verte, comme faite avec un poignard géant.

Fred Hall semblait partagé entre la joie et la perplexité.

— Nous avons eu le résultat des analyses, dit-il. Il s’agissait d’un explosif extrêmement puissant fabriqué en Tchécoslovaquie, du simplex avec un allumeur à l’exogène. Déclenché par une minuterie dont nous avons retrouvé les débris. Le faux Si Ahmed avait sûrement l’intention de la mettre en marche, puis de s’absenter sous un prétexte quelconque, en laissant sauter ses petits camarades.

— La minuterie s’est déclenchée pendant qu’il fuyait, remarqua Malko.

L’Américain secoua négativement la tête.

— Non, c’est ça qui est bizarre. Elle n’a pas fonctionné. L’explosion a été provoquée par une commande à distance par ondes courtes, qui doublait la minuterie. Quelqu’un a volontairement provoqué la mort du faux Si Ahmed. Un autre complice destiné à éliminer le dernier témoin de la machination, à son insu, bien entendu. Celui qui portait cet attaché-case piégé n’était sûrement pas assez sophistiqué pour découvrir le double déclenchement.

Malko enregistra. Les questions se pressaient à ses lèvres.

— Qu’est devenu le vrai Si Ahmed ? demanda-t-il.

— Mort, dit Fred Hall. Nous avons pu reconstituer ce qui s’était passé. Il a été blessé au cours d’un engagement et emmené dans un village pour y être soigné. Les Russes l’ont su par un informateur du Khad. Ils ont monté une opération de commando, ont liquidé Si Ahmed et ses hommes pour les remplacer par des gens à eux, des transfuges originaires du Lowgar à qui on a fait la leçon mélangée à quelques vrais mudjahidins qui ne connaissaient pas Si Ahmed de vue. Comme celui à qui vous avez parlé tout à l’heure et qui vous a mis involontairement sur la piste. Ensuite, il n’y avait plus qu’à les faire surgir le moment venu.

— Mais Si Ahmed était connu ? objecta Malko.

— De ses hommes seulement, corrigea Fred Hall. Il n’est jamais retourné dans le Lowgar depuis sa blessure. Ici, nous ne connaissons pas physiquement tous les Chefs de la Résistance. Le KGB et le Khad ont lancé une enquête. Grâce à Nasira Fadool, très introduite à Peshawar, ils ont découvert ceux qui pouvaient identifier l’imposteur et les ont éliminés. Comme Bruce qui, lui aussi, connaissait Si Ahmed. Ensuite, c’était facile.

La bombe contenue dans l’attaché-case aurait tué la plupart des Chefs de la Résistance.

Il se tut. Malko continuait à réfléchir. Brusquement, un voile se déchira.

— Qui connaissait l’existence des photos de l’album, demanda-t-il. À part vous et Bruce ? Je veux dire, au départ, lorsqu’elles ont été prises.

L’Américain chercha dans sa mémoire quelques instants et dit.

— Eh bien, Yasmin, je suppose, puisqu’elle était avec Bruce.

— Eh oui, dit Malko ironiquement, Yasmin…

Fred Hall se figea.

— Quoi ! Yasmin aussi ?

— Yasmin qui était intime avec Nasira, dit Malko, au courant de tout ce que nous faisions. C’est elle qui a dû conduire la voiture du commando à Islamabad, donnant un alibi à Nasira. Une femme voilée ressemble à une autre. Elle savait très bien où se trouvait l’album, mais a laissé le temps à Nasira de venir le récupérer. Évidemment, elle ne savait pas que leur coup échouerait. Maintenant, je comprends son calme étonnant. Elle n’était pas en danger…

» Voilà pourquoi elle a accepté si facilement de devenir ma maîtresse. Et de dîner avec moi, le premier soir. Afin d’apprendre comment Bruce Kearland revenait. Afin que sa complice Nasira puisse l’assassiner…

L’Américain pointa le doigt vers lui.

— Si ce que vous dites est vrai, pourquoi n’a-t-elle pas détruit l’album ?

Malko avait prévu la question.

— Pour deux raisons, je crois, dit-il. D’abord, elle pensait que tout le monde l’avait oublié. Ensuite, ce n’était pas un robot. Je pense qu’elle a été amoureuse de Bruce Kearland et qu’elle tenait à ses souvenirs. Comme n’importe quelle femme.

— Mais comment a-t-elle été retournée ?

— Demandez à Nasira Fadool. Yasmin est une grande sensuelle.

— Bon sang, dit le chef de station, il faut mettre la main sur elle.

— Si j’ai raison, dit Malko, c’est déjà trop tard. Normalement, elle m’attend à l’Intercontinental.

— Allons-y !

Trente secondes, plus tard, la Mercedes climatisée de Budget dévalait Hospital Road. Malko bouscula le portier à la barbe orange et se rua à la réception. D’un seul coup d’œil, il vérifia que la clef de Yasmin était au tableau. Le réceptionniste s’avança aimablement.

— La Lady qui était avec vous est partie faire des courses au bazar, annonça-t-il.

La nuit était tombée depuis longtemps et Yasmin n’avait pas reparu. Malko avait eu beau fouiller les affaires abandonnées dans sa chambre, il n’avait rien trouvé. Meili avait également quitté l’Intercontinental abandonnant ses « études ». Il la retrouverait peut-être un jour quelque part dans le monde. Ou jamais.

Il buvait du thé avec Sayed Gui dans le hall de l’Intercontinental quand Rassoul arriva tout ému. Depuis la disparition de la jeune femme, Sayed Gui avait lâché tous ses informateurs dans Peshawar.

— Nous avons retrouvé la trace de Yasmin, annonça Rassoul, frottant son nez tordu. Elle est partie sur un camion de cartons de thé pour Kabul, en compagnie d’un enfant, il y a quatre heures déjà…

Il fallait au plus deux heures pour atteindre Torkham, le poste frontière. Yasmin était hors de portée. Son rôle terminé, les Soviétiques l’avaient « exfiltrée » du Pakistan.

Sayed Gui sourit à Malko.

— Cela n’a aucune importance, dit-il, nous avons fait échouer le complot soviétique. Cela vous aurait ennuyé de la tuer, n’est-ce pas… Venez, je vous emmène à l’hôpital. Votre ami vous réclame.

Il avait juste eu le temps de passer rapidement voir Krisantem qui se remettait de sa blessure avec difficulté. Par politesse, il monta dans la voiture de l’Afghan abandonnant la belle Budget climatisée. Asad, le géant aux mains moites, était à côté du chauffeur, un grand carton sur les genoux, couvert de caractères arabes à l’encre rouge.

— C’est un cadeau pour Krisantem ? demanda Malko.

Sayed Gui eut un bon sourire.

— C’est un cadeau, dit-il, mais pas pour votre ami. Vous voulez voir ?

— Je ne voudrais pas être indiscret, dit Malko.

— Je vous en prie. Je le fais parvenir au docteur Najib, à Kabul.

— Que lui envoyez-vous ? demanda Malko surpris de cette sollicitude.

Sans lui répondre, Sayed Gui se pencha, prit le carton sur ses genoux et en ouvrit le couvercle. Malko en se penchant, aperçut une boule noirâtre enveloppée dans du bull-pack.

— Nous avons eu la chance de retrouver la tête de l’homme qui s’est fait passer pour Si Ahmed, expliqua Sayed Gui. Elle ne nous est d’aucune utilité, mais peut-être le docteur Najib sera-t-il heureux de revoir son collaborateur.

Il referma le carton, ravi, et Asad éclata d’un rire tonitruant.

Malko se dit qu’il commençait à se familiariser avec l’humour pachtou : il n’avait même pas envie de vomir.

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