Chapitre II

Une grosse marmite cuisait à feu doux en face de la grille du consulat des États-Unis, entre deux tentes verdâtres sous lesquelles on devinait des formes humaines en train de se livrer à une sieste réparatrice, sur des charpois. Du linge séchait, étendu entre les tentes et une chèvre, attachée à un piquet, broutait paisiblement l’herbe du bas-côté d’Hospital Road. Ce qu’un esprit non averti aurait pu prendre pour un campement de nomades installé en plein Peshawar était en réalité le poste de garde de l’armée pakistanaise chargé de veiller à la sécurité du consulat américain.

Malko descendit de son taxi et se dirigea vers la lourde grille noire. Le temps de l’atteindre, sa chemise en voile était collée à sa peau par la transpiration. Il faisait un bon petit cinquante-cinq degrés en dépit de la protection des arbres bordant Hospital Road.

Heureusement, le garde, prévenu, ne le laissa pas cuire longtemps et le mena directement à un bâtiment blanc, à droite de l’entrée. Là, c’était la Sibérie ! Une climatisation déchaînée achevait l’œuvre de la fournaise extérieure. Malko en était à son huitième éternuement lorsqu’un énorme personnage au visage candide poussa une porte d’acier, style coffre-fort, mais qui ne protégeait que son bureau. À travers ses lunettes de myope, ses yeux ressemblaient à de grosses billes bleues. Une main grande comme un battoir broya les doigts de Malko.

— Fred Hall. Bienvenue à Peshawar, Mr Linge. Ce n’est pas votre première visite.

— En effet, dit Malko, j’étais ici en 71. Il y avait la guerre avec l’Inde et des restrictions de viande.

Un éternuement sonore l’interrompit. La climatisation n’avait pas d’effet que sur lui.

— God bless you, fit Malko poliment.

Fred Hall éternua de nouveau bruyamment.

— Il y a belle lurette que Dieu a quitté le pays, fit-il. La guerre avec l’Inde est finie, mais les restrictions sont restées : pas de viande le mardi et le mercredi. Comme de toute façon elle est dégueulasse, c’est pas vraiment un problème.

De fait, Malko n’avait guère trouvé de différence en douze ans. Peshawar était toujours une ville poussiéreuse, sale, écrasée de chaleur, avec des ânes et des chèvres en liberté, une circulation démentielle et bruyante et quelques îlots de luxe comme l’Intercontinental ou la demeure du gouverneur de la province. Le grand fort du XVe siècle avec ses vieux canons lui donnait un air un peu anachronique, compensé par les centaines de bus, de rickshaws et de véhicules en tous genres. Fred Hall l’observait derrière ses grosses lunettes.

— Je suis content de vous voir, dit-il. Nous avons un gros problème.

— Je m’en doute, fit Malko. La Company ne m’a jamais encore offert de voyages d’agrément. La station de Vienne a été très mystérieuse. On m’a seulement demandé de prendre contact avec vous.

— Ils ne sont au courant de rien, précisa Fred Hall en se mouchant de nouveau. C’est une opération très fermée. Voilà : nous avons décidé de réunir à Peshawar tous les chefs locaux des différents mouvements de Résistance qui se battent en Afghanistan contre l’armée soviétique.

— Pourquoi ?

L’Américain prit un élastique et commença à jouer avec.

— Deux raisons, lâcha-t-il. D’abord essayer d’avoir une évaluation exacte des possibilités de la Résistance. Ensuite, les forcer à s’entendre entre eux, afin de multiplier leur efficacité et offrir un front commun pour d’éventuelles négociations.

— Vaste programme ! soupira Malko.

Fred Hall ôta ses grosses lunettes, montrant enfin ses beaux yeux bleus à l’expression un peu floue.

— Cela fait six mois que je suis dessus, avoua-t-il. J’ai envoyé un de nos meilleurs agents faire la tournée des popotes. Bruce Kearland. Il travaille sous couverture « humanitaire » pour le compte d’une petite fondation qu’on lui a créée sur mesures. C’est un passionné de l’Islam et de l’Afghanistan. Il a vécu là-bas plusieurs années, parle dari, pachtou, turkmène… Un cas. Bref, il terminait sa tournée afghane par le Lowgar, une région au sud de Kabul, quand il a été blessé, je ne sais pas exactement dans quelles circonstances.

— Gravement ?

— Oui, je crois, dit Fred Hall. Mais il y a pire. J’avais mis au point un système de contacts, avec des « stringers[11] » faisant la liaison entre le Lowgar, Kabul et Peshawar. J’attendais il y a quatre jours des nouvelles fraîches. Or, celui qui devait les amener n’est jamais venu et mon stringer qui devait le récupérer a été assassiné quelques heures plus tard. En plein Peshawar.

Un ange passa, au vol alourdi par sa cotte de maille. À Vienne, le chef de station avait pudiquement tu à Malko ces menus détails…

— Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il.

Fred Hall remit ses lunettes et posa son élastique.

— Bruce Kearland est en danger, dit-il. Les Soviétiques et leurs homologues du Khad – le KGB afghan – le traquent. Ils sont sur sa piste. Ce qui est arrivé le prouve. Il faut aller le chercher, l’aider à revenir…

Malko prit le temps de digérer l’information. On s’était bien gardé, à Vienne, de lui parler de cette incursion en Afghanistan. S’il se faisait prendre par les Soviétiques, il avait des chances de ne jamais revoir son château. Ils seraient trop heureux de se mettre sous la dent un véritable espion. Il risquait de finir ses jours dans une cage suspendue au plafond de la salle de conférence de la place Dzerzhinski[12].

— Pourquoi moi ? Je suppose que vous avez des réseaux d’infiltration et d’exfiltration, avança-t-il. Et je parle quelques mots de dari, et aucun de pachtou.

— Non, mais vous parlez anglais, fit Fred Hall. Or, Bruce Kearland possède des informations vitales sur la façon dont les Soviétiques vont tenter de saboter notre petite conférence au sommet, qu’il ne peut confier qu’à quelqu’un de sûr… Pour tout vous dire, je crains, d’après mes informations, qu’il ne puisse arriver vivant ici. Il est trop gravement touché. Ces informations, j’en ai besoin. Les chefs de la Résistance doivent arriver dans huit jours à Peshawar.

Le silence retomba, rompu seulement par le ronflement du climatiseur. Dans cette atmosphère sibérienne, on avait du mal à imaginer la fournaise extérieure… Visiblement, pour ne pas laisser à Malko le temps de trop réfléchir, Fred Hall lança :

— En sortant d’ici, je voudrais que vous alliez au Dean’s Hôtel. Chambre 32. Demandez Yasmin Munir. C’est la fiancée de Bruce. Une Afghane, qui habite Islamabad. Elle était venue l’attendre ici. C’est par son intermédiaire que je reçois des nouvelles, afin de ne pas trop griller Bruce. Ensuite, s’il n’y a rien de neuf, vous irez voir mon ami, Sayed Gui, l’Intelligence Director de l’Alliance des mudjahidins, une des formations modérées de la Résistance. C’est lui mon « agence de voyages » pour l’Afghanistan.

— Vous savez que je suis accompagné d’Elko Krisantem, précisa Malko. Il est prévu aussi ?

— Certainement, approuva l’Américain. Vous n’aurez pas trop d’un garde du corps dévoué. Je ne vous cache pas qu’il s’agit d’une mission très pointue, avec des risques élevés… Peshawar grouille d’agents du KGB et du Khad. Ils infiltrent tous les membres de Résistance, ce qui rend le travail extrêmement dangereux.

Encourageant. Malko suivit le regard de Fred Hall posé sur la grande carte de l’Afghanistan derrière son bureau. Le Lowgar était une petite tache rose, au sud-ouest de Kabul. Le regard de l’Américain revint se poser sur lui, humide, sans que Malko sache si c’était la buée ou l’émotion.

— C’est la première fois, dit-il, que les autres s’attaquent à des gens travaillant directement pour moi. Pourtant, c’étaient des étrangers, des Britanniques. On a agi avec une brutalité… choquante. L’un d’eux a été décapité, ajouta-t-il d’une voix altérée.

— Que s’est-il passé au juste ? interrogea Malko.

Autant savoir à quoi s’en tenir.

Le chef de station de la CIA plongea les mains dans un tiroir et tendit un paquet de photos à Malko. La tête coupée posée sur une table avait une allure macabrement surréaliste, mais le corps égorgé sur le palier ressemblait à toutes les photos de police…

— La police pakistanaise a trouvé la tête à la gare routière, commenta Hall. Les deux jeunes hippies travaillaient bien. L’un était infiltré à Kabul et faisait la liaison avec l’intérieur. C’est sa tête qui est là. L’autre a été massacré dans le bazar.

— Qu’en pensent les Pakistanais ?

— Pas grand-chose, avoua Fred Hall, entre deux éternuements. Ils ont entendu dire qu’un commando du Khad est arrivé à Peshawar la semaine dernière pour exécuter plusieurs personnes. Ce serait eux qui auraient fait le coup…

Malko éternua à son tour. Avant de mourir en Afghanistan, il allait attraper une pneumonie.

— On ne sait pas où ils se trouvent ?

Fred Hall soupira.

— Il y a deux millions sept cent mille réfugiés afghans au Pakistan dont cinq cent mille rien qu’à Peshawar. Rien ne distingue un résistant d’un sympathisant du régime de Kabul. Même les résistants ne s’y retrouvent pas… Il y a tellement de factions, de trahisons, de ralliements, de reniements. Nous sommes en Orient ici. Tout est possible, et rien n’est simple. Il faut vous méfier de tout le monde.

— Même de ceux à qui vous m’envoyez ? Cette Yasmin et Sayed Gui ?

— Eux, non, mais l’entourage de Sayed, je n’en mettrai pas ma main au feu. Tous ces types ont des cousins, des copains, des frères parfois, de l’autre côté. Certaines grandes familles se sont volontairement scindées en deux clans, pour ne pas mettre tous les œufs dans le même panier. Ajoutez les haines tribales ou familiales… Une chatte n’y retrouverait pas ses petits.

« Seulement, cette Résistance, aussi disparate et désunie soit-elle, représente un sacré problème pour les Soviétiques. C’est même actuellement la seule vraie monnaie d’échange que nous ayons avec eux : aussi faut-il tout faire pour l’aider.

Malko frissonna. Penser que dehors, il faisait cinquante-cinq degrés ! Fred Hall se mit à ranger des papiers, l’air soucieux, puis leva ses gros yeux sur Malko.

— Je sais que je vous demande un sale boulot, mais je me suis adressé en catastrophe à Washington. Nous avions envoyé Bruce Kearland là-bas parce qu’il parle pachtou et dan. Sinon, on n’envoie jamais d’Américains. Vous vous rendez compte si les Popovs en prenaient un ? Un vrai de chez nous… Le KGB s’en lécherait les babines pendant un siècle… Vous, c’est différent, vous avez une sacrée bonne réputation comme chef de mission et vous n’êtes pas citoyen américain. On pourra toujours vous bâtir une « légende », s’il y avait un pépin.

— Et m’envoyer des oranges à Vorkuta, commenta Malko, pince sans rire.

Un ange passa en secouant des menottes. Fred Hall baissa la tête. Difficile de raconter des salades à quelqu’un comme Malko. Ce dernier savait bien pourquoi la CIA tenait à lui comme à la prunelle de ses yeux. À la fois taillable et corvéable à merci, et digne d’une totale confiance. En cas de pépin, seuls quelques très hauts fonctionnaires de la Company sauraient qu’il s’agissait d’un agent américain. C’était la vie qu’il avait choisie. Entre deux missions, lorsqu’il se retrouvait à Liezen menant une vie un peu anachronique de châtelain, en Autriche, dans une demeure dont chaque pierre avait coûté quelques litres de sang, il savourait ces pauses dans une vie aventureuse… Au moins, il maintenait son rang en exerçant une activité qu’on avait toujours trouvée honorable chez les Linge : la guerre.

Il eut une pensée fugitive et brûlante pour Alexandra, sa fiancée de toujours. Il ne pensait pas que cette mission serait si dangereuse et ils s’étaient bêtement disputés avant de partir. Après pourtant avoir fait l’amour comme des fous au fil d’une longue réconciliation de plusieurs semaines. La jeune femme semblait avoir renoncé à l’arracher à la CIA, aussi, par moments, elle disparaissait ou s’enfermait dans une bouderie absurde, allant même jusqu’à se refuser à lui.

Puis, elle revenait, la crise passée. C’étaient toujours des retrouvailles délicieuses. Ils ne se posaient aucune question. Malko était certain qu’elle avait d’autres amants, mais sûr aussi que leur relation était unique et indestructible. Dans ces moments-là, ils faisaient l’amour avec encore plus de violence. La dernière fois qu’ils l’avaient fait, Alexandre s’était repliée sous lui, les bras noués sur ses reins, le poussant à la marteler de plus en plus fort, comme pour imprimer sa marque à l’intérieur d’elle-même. Elle hurlait alors, sans retenue, à la façon d’une chatte et retombait ensuite, le corps recouvert d’une fine sueur, les yeux révulsés. Après ces orgasmes-là, Malko pouvait lui demander n’importe quelle fantaisie sexuelle.

Il ne se privait pas de s’enfoncer dans ses reins, parfois brutalement, comme pour lui faire accepter l’inacceptable. Cambrée, Alexandre se soumettait à lui doublement, sans qu’il sache vraiment ce qui se passait dans sa tête. Lorsqu’il était parti pour l’Afghanistan, Alexandra avait tenu à l’accompagner à l’aéroport de Swchechat, dans la Rolls conduite par Elko Krisantem. C’est elle qui avait suggéré une ultime étreinte, le caressant d’abord, puis sans façon, lui faisant l’offrande toujours délicieuse de sa bouche. Enfin, elle s’était installée sur ses genoux comme une douce cavale et n’avait joui que dans les faubourgs de Vienne, les prunelles dilatées par le plaisir. Il n’arrivait pas à détacher ses mains de sa chair ferme.

C’est elle qu’il aurait dû emmener au lien de Krisantem.

— À quoi pensez-vous ? demanda Fred Hall.

— À mon futur voyage, dit Malko, redescendant sur terre.

Si on ne pouvait plus avoir un petit fantasme…

L’Américain était en train de griffonner un mot qu’il tendit à Malko.

— C’est pour Sayed Gui. Il est prévenu de votre arrivée. Les bureaux se trouvent sur Charsadda Rood, au nord de la ville. Il y a un drapeau afghan. Tout le monde connaît. Pour Yasmin, dites que vous venez de la part de « George ». C’est mon pseudo.

Il se leva, contournant le bureau encombré de papiers et l’empilement de boîtes de bière, puis ouvrit la porte blindée, raccompagnant Malko en bas. Dans la salle d’attente, un Pakistanais lisait le Coran à haute voix et une affiche annonçait à d’improbables touristes que la Khyber Pass et toute la « zone tribale » étaient interdites aux étrangers, pour des raisons de sécurité.

Malko eut l’impression de recevoir du plomb en fusion sur les épaules, lorsqu’il se retrouva dans la cour. Stoïque, Fred Hall le mena jusqu’à sa voiture où son chauffeur s’était endormi, toutes portières ouvertes. L’Américain se pencha vers Malko.

— Si vous partez, il faudra faire attention aux hélicoptères MI 24. Les mudjahidins n’ont aucune défense contre eux.

— C’est presque aussi dangereux que Peshawar, ironisa Malko. Après ce qui est arrivé à vos stringers…

L’Américain secoua la tête.

— Pas la même chose. Ici, s’il vous arrive quelque chose, il restera de quoi vous enterrer. Tandis que si vous prenez une roquette, on vous ramasse à la petite cuillère.

Загрузка...