Malko regarda la vieille Volkswagen verte s’éloigner, en proie à des sentiments mitigés. Le portier à la barbe orange avait jeté un coup d’œil offusqué à Nasira, en pantalon et chemisier, et la jeune Afghane lui avait retourné une œillade furibonde. Le reste de sa nuit dans la villa s’était passé sans histoires, après qu’il eut prévenu Elko Krisantem de son changement de programme. Il était parti très tôt, alors que Yasmin dormait encore, Nasira ayant proposé de le déposer à l’Intercontinental avant de se rendre à son bureau. Ce n’est que quelques secondes avant de le quitter qu’elle lui avait promis :
— Je vais vous apporter bientôt la preuve que Sayed Gui vous ment. Vous ferez alors ce que vous voudrez. En attendant, prenez soin de vous. Ceux qui ont tenté de vous tuer essaieront encore. Vous représentez un danger pour eux.
De loin, la fumée bleue de la petite voiture évoquait celle qui jaillissait de la lampe d’Aladin. Sous quelle forme allait-elle se matérialiser ? Après tous ces événements, Malko était plus que perplexe. Quelqu’un trahissait. Mais qui et à quel niveau ?
Il vérifia son casier à la réception : pas de message. La clef de Meili était là, la jeune Chinoise était donc sortie. Il lui devait quelques excuses. Et encore, il ne lui dirait pas tout… Elko Krisantem l’accueillit avec un regard de reproche. Il n’aimait pas que son maître courre des risques sans lui. Malko se jeta sous une douche, se rasa, se changea et avala une demi-bouteille de Contrex. Quitte à mettre les pieds dans le plat, il avait certaines questions précises à poser à Sayed Gui. Mais avant, il fallait rendre compte à Fred Hall, le chef de station de la CIA.
Le gros pistolet étant trop lourd pour son pantalon de lin, il le mit dans une pochette en cuir et, flanqué de Krisantem, demanda un taxi. Avant même d’entrer dans le véhicule, il était déjà moite. Il essaya de penser à Yasmin pour se donner du courage, mais la chaleur fut la plus forte, dissipant son phantasme.
L’indignation assombrissait les gros yeux bleus de Fred Hall. L’Américain serra la main de Malko à lui décrocher le poignet.
— Je sais ce qui est arrivé hier, dit-il d’entrée. La sécurité pakistanaise m’a prévenu de l’incident du bazar. Vous avez une idée ?
Malko s’assit. Il avait laissé Krisantem dans la petite salle d’attente, au rez-de-chaussée. Les Américains, d’habitude, n’aimaient pas beaucoup le Turc. Pas assez décoratif.
— Et vous ? demanda-t-il.
Fred Hall ouvrit les mains en un geste d’impuissance.
— Toujours la même histoire. Mais comment ces types vous ont-ils identifié ? Pour préparer cet attentat, il fallait un dossier d’objectif, avec du monde pour les filatures et tout ce qui s’ensuit.
— Je sais, approuva Malko. Aussi, je me pose des questions. Si on compte vos deux hippies, j’aurais dû être le quatrième mort lié à cette affaire. C’est beaucoup.
— Je dirais même que c’est trop, fit l’Américain, pince sans rire pour une fois. À Langley, le directeur du Middle East Desk commence à grimper aux murs.
Il brandit un paquet de télex, juste déchiffrés, sous le nez de Malko et lâcha entre deux éternuements dus à la climatisation :
— Ils s’affolent là-bas. La Company sait que les « Ivans » préparent un coup : nous le savons, les Pakistanais le savent, les mudjahidins aussi, mais personne n’arrive à découvrir de quoi il s’agit. On a l’air de cons…
Malko eut envie de lui demander de ne pas généraliser. Pour sa part, il faisait ce qu’il pouvait et avait quand même soulevé un lièvre. Pas de sa faute si Bruce Kearland était arrivé à moitié mort à Landikotal. Il restait le mystère de la femme en rouge, et celui du commando lié à elle. Fred Hall avait reposé ses télex et fixait Malko d’un regard interrogateur.
— J’ai rencontré une certaine Nasira Fadool, annonça Malko. Par l’intermédiaire de Yasmin Munir. Elle me semble intéressante. C’est chez elle que Yasmin s’est réfugiée. Qu’en pensez-vous ?
— Nasira Fadool ! s’exclama l’Américain. Bien sûr que je la connais. Nous déjeunons ensemble une fois par semaine. Je considère qu’elle possède les meilleurs renseignements sur les combats en Afghanistan. Elle fait un travail de fourmi, a des tas de contacts, même à Kabul et nous a souvent apporté des informations précieuses. Malheureusement, ajouta-t-il, je suis à peu près le seul à la croire.
— Pourquoi ?
— Les mudjahidins l’accusent d’avoir des rapports avec le Parcham, à cause de certains liens familiaux. Comme si ce n’était pas inévitable ! Au Vietnam aussi il y en avait chez les Vietcongs et les Gouvernementaux…
Malko eut envie de lui dire que ça avait mal fini et que le Vietnam n’était pas une bonne référence pour les questions de Renseignement.
— Et les Pakistanais ? demanda-t-il.
Fred Hall eut un sourire ironique.
— Ça leur donne de l’urticaire de demander quoi que ce soit à une femme. N’oubliez pas que dans ce pays, elles sont encore entre le chien et le chameau. Alors, une moderniste qui refuse le voile et le reste, il y a de quoi avaler son Coran. Mais vous pouvez y aller, si elle accepte de vous aider.
— Vous m’avez dit la même chose de Sayed Gui, remarqua Malko. Pourtant, tout semble prouver que nous sommes trahis à un certain niveau.
— Sayed est « clair », trancha l’Américain. Mais dans tous les Mouvements de Résistance, il y a des brebis galeuses.
— Nasira Fadool accuse Khaled Khan d’avoir partie liée avec les Soviétiques et Sayed de le savoir…
Fred Hall leva les yeux au ciel.
— Tout est possible, mais jusqu’ici, je considère Sayed comme un des types les plus sains de la bande.
Finalement Malko n’était guère plus avancé. Délicieusement rafraîchi par la climatisation, il hésitait à replonger dans la fournaise. Fred Hall prit dans son réfrigérateur une bouteille de Vichy-Saint-Yorre et ils se désaltérèrent tous les deux. La chaleur sèche vous déshydratait en quelques heures.
— J’ai rencontré une Chinoise à l’hôtel, une certaine Meili qui se dit étudiante en urdu, expliqua-t-il. Vous pouvez la faire « cribler » par les Pakistanais ?
— Sûrement, fit le chef de station. J’espère qu’ils me diront la vérité. Nous avons beau avoir des relations « totem[24] », ils me font parfois des cachotteries.
Malko se leva. Il fallait continuer l’enquête. Compter sur la persévérance et la chance qui l’avait abandonné. Il songea soudain à une solution de rechange.
— Il n’y a qu’à organiser nous-mêmes la sécurité de la conférence des chefs de la Résistance, suggéra-t-il. Les boucler dans un endroit difficile d’accès et facile à surveiller. Avec quelques portiques magnétiques et des gardes sûrs, il n’y aura aucun danger.
Fred Hall éternua de rire.
— Il n’y a pas de portiques et pas de gardes sûrs… En plus, ces types font ce qu’ils veulent. Pas question de leur assigner un emploi du temps ou un lieu de séjour. Ils se baladent chacun avec leurs gardes du corps et se sentent parfaitement protégés. Du moment que c’est un vague cousin, il est sûr comme de l’or…
— Ce n’est pas idiot.
Nouveau soupir.
— Les cimetières autour de Peshawar sont pleins de types qui croyaient ça. Les Pachtous sont sensibles à l’argent et trahissent pas mal. Sans compter les innombrables haines familiales ou tribales. La seule solution est de découvrir ce que les « Ivans » et le Khad ont manigancé et de leur casser le coup.
— OK, dit Malko, de guerre lasse, je vais voir Sayed Gui. J’aimerais ne pas finir comme Bruce Kearland.
Le poste de garde de l’Alliance des Mudjahidins était comme d’habitude rempli de moustachus afghans au visage farouche, poussiéreux, sales, certains blessés. Un arrivage de l’Intérieur. Malko attendait depuis quelques minutes, assis sur une vieille caisse de munitions pour Lee-Enfield, rafraîchi par un petit ventilateur, dans une odeur de turbans sales. Enfin, Rassoul, le petit Afghan au nez tordu, accourut le chercher. Ils traversèrent la première cour pour gagner le bureau de Sayed au premier étage. Comme lors de ses précédentes visites, des mudjahidins traînaient un peu partout, désœuvrés, dormant à même le ciment dans tous les coins, bavardant, lisant le Coran, nettoyant leurs pétoires ou simplement cherchant un coin d’ombre. La plupart des bureaux ne comportaient aucun meuble. Cela sentait le manque de moyens, l’improvisation et la Foi.
Ceux qui avaient une arme l’exhibaient fièrement. Avant d’entrer dans le complexe, on était d’ailleurs soigneusement fouillé. Seul Malko, en sa qualité d’étranger, échappait à cette formalité. Il traversa la cour minuscule où la douzaine de gardes de Sayed Gui étaient accroupis par terre entre les éternels Kalachnikovs et les tasses de thé. La porte du bureau du directeur du renseignement s’ouvrit sur Asad, le géant barbu qui eut l’air d’essuyer ses paumes contre la main droite de Malko.
Sayed Gui boitilla jusqu’à lui et serra lui aussi ses deux mains. Une pile de dossiers débordait de son bureau.
— Je sais ce qui vous est arrivé dans le bazar ! dit-il.
Malko le regarda avec surprise :
— Comment ?
Sayed Gui eut un sourire malin.
— Les Pakistanais me tiennent au courant de tous les incidents de ce genre. D’après la description, j’ai su que c’était vous. J’ai aussitôt lancé une enquête et tout reconstitué. Celui qui a voulu vous tuer a reçu de l’argent d’un agent du Khad. Mais il ne savait sûrement pas qui vous étiez. C’est toujours ainsi.
— Et cet agent ?
— Nous ne savons rien.
— Eh bien, j’en sais plus que vous, annonça Malko.
Sayed Gui prit des notes tout le temps qu’il parlait, puis posa ses lunettes et lissa ses cheveux absents.
— Très, très intéressant ! fit-il de sa diction saccadée. Avec ces éléments, nous devrions avancer. Cela confirme l’existence de ce commando. Je vais envoyer quelqu’un au Friend’s Hôtel. Ils ont peut-être bavardé.
— À votre avis, comment m’ont-ils retrouvé ?
L’Afghan eut une mimique désolée.
— Je ne sais pas. On vous a probablement suivi après votre visite au Friend’s Hôtel.
Malko décida de frapper un grand coup.
— J’ai fait la connaissance de Nasira Fadool, dit-il. Elle prétend que Khaled Khan a partie liée avec les Soviétiques, à cause de l’héroïne. Et qu’il serait mêlé au meurtre de Bruce Kearland.
Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Malko vit le directeur du renseignement perdre son sang-froid. Sayed Gui posa violemment ses lunettes sur son bureau, avec un regard presque haineux.
— Cette femme est un serpent, dit-il. Je suis persuadé qu’elle travaille avec le Khad. C’est une mécréante, une mauvaise musulmane. Vous ne devriez pas la revoir.
Il se calma avec peine et conclut :
— Nous allons enquêter et trouver les coupables, Inch Allah.
Et si Allah ne le voulait pas, les tueurs du Khad réussiraient leur mission. Malko but un peu de thé trop sucré. Il sentait que Sayed Gui, en dépit de sa bonne volonté, ne maîtrisait pas la situation. Soudain, la porte s’ouvrit violemment et on poussa dans la pièce un homme sans turban, les mains ligotées derrière le dos, l’air penaud. Sayed Gui l’apostropha violemment.
— Qu’a-t-il fait ? demanda Malko.
— Il est allé vendre sa Kalachnikov à Darra ! fulmina le chef du renseignement, alors que nous n’avons pas assez d’armes, que nos mudjahidins se battent avec de vieux fusils de chasse…
Il lança un ordre bref et Asad fit refluer le petit groupe hors de la pièce. Malko n’aurait pas voulu être dans sa peau. Sayed Gui redevint tout sourire, et dit :
— Il faudrait que les Américains nous donnent des missiles pour abattre les hélicoptères, des mitrailleuses lourdes. Alors, nous irions jusqu’à Moscou et nous mènerions la Djihad jusqu’à l’extermination du dernier « shuravi ».
Belle envolée lyrique… Malko termina son thé et se leva avant qu’on lui en offre un autre. La première qualité d’un agent secret au Pakistan était de pouvoir avaler des litres de thé. Les Afghans semblaient ne se nourrir que de cela. Avant de partir, il demanda soudain :
— Vous connaissez une Chinoise qui s’appelle Meili, et habite à l’Intercontinental ?
Sayed Gui secoua la tête.
— Non, pourquoi ?
— Rien, dit Malko, j’étais avec elle lors de l’attentat. Je me demandais si elle ne travaillait pas pour quelqu’un…
L’Afghan lui adressa un large sourire plein d’ironie.
— Ici à Peshawar tout le monde travaille pour quelqu’un, mais généralement pour plusieurs Services. On dit même que si le plat favori du Dean’s Hôtel est le veau à la Kiev, c’est pour faire plaisir à tous les agents du KGB qui viennent y dîner.
Sur ces paroles encourageantes, il prit congé de Malko, tandis que les trois téléphones sonnaient à la fois. Jurant de lui donner très vite des résultats.
Malko se retrouva dans la galerie extérieure où une file résignée de mudjahidins attendaient d’être admis dans le Saint des Saints… Rassoul essuya la sueur qui coulait le long de son nez tordu et ôta son turban un instant :
— Très chaleur, remarqua-t-il, dans son anglais bizarre.
C’était une litote. Ils durent enjamber des dormeurs, à rentrée de l’escalier. Tandis qu’ils le descendaient, plusieurs mudjahidins les croisèrent et Malko leur jeta un coup d’œil distrait. Soudain, il s’arrêta net et se retourna. Un des hommes qu’il venait d’apercevoir était le barbu à la voix douce du Friend’s Hôtel. Un des membres du commando.
En quelques bonds, Malko rattrapa le groupe et saisit par la manche celui qui l’intéressait. C’était bien lui ! Brusquement, le jeune homme se dégagea, laissant un bout de tissu dans les doigts de Malko et dévala l’escalier, dans un grand envol de pantalon.
Rassoul contemplait la scène, interdit.
— Rattrapez-le, lui cria Malko, c’est un homme du Khad !
Il dégringola à son tour les marches, arriva en bas et ne vit plus celui qu’il poursuivait qui s’était perdu dans la foule.
Cette fois, Rassoul se réveilla d’un coup. Bondissant sur la galerie extérieure, il se mit à hurler à l’intention de ceux qui se trouvaient dans la cour. Aussitôt, tous les inactifs saisirent leurs armes, courant dans tous les sens, bloquant les sorties. Rassoul rejoignit Malko, donnant à tous ceux qu’ils voyaient le signalement du barbu.
Il avait dû passer sous une voûte faisant communiquer les cours. La caserne comportait trois corps de bâtiments réunis par des cours, des escaliers, des passerelles, un véritable labyrinthe. Malko jeta à Rassoul :
— Faites surveiller toutes les entrées, les murs d’enceinte ! Il faut que personne ne sorte ! C’est un agent du Khad. Je vais voir Sayed Gui.
Tandis que le barbu au nez tordu se précipitait en hurlant comme une sirène, il remonta vers le bureau du chef du renseignement. Les gardes le laissèrent passer. Il déboula dans la pièce et, aussitôt, Asad bondit sur ses pieds, la main sur son poignard. Sayed Gui lui adressa un regard surpris.
— Il y a un tueur du Khad chez vous, avertit Malko.
Le boiteux ne mit pas longtemps à comprendre. Trente secondes plus tard, des gardes giclaient dans toutes les directions avec ordre de tirer sur tout ce qui voudrait sortir du complexe ; seul hic : le signalement donné par Malko était plutôt vague… Un jeune barbu en charouar marron avec un gilet, les cheveux courts et une barbe. Il y en avait des dizaines comme ça.
— Je vais faire rassembler les mudjahidins dans la grande cour, dit Sayed Gui. Ensuite, quelques hommes sûrs fouilleront tous les endroits où il pourrait se cacher. Nous le trouverons.
Escortés d’Asad et de Sayed Gui, traînant la patte, Malko se mit à explorer la caserne pièce par pièce, enjoignant au fur et à mesure à tous ceux qu’ils rencontraient de descendre dans la cour. Un haut-parleur se mit à glapir des ordres sans interruption. Sayed Gui serra fortement le bras de Malko.
— Vous allez le trouver ! affirma-t-il.
Ils parcoururent entièrement un des corps de bâtiment.
Personne.
Malko commençait à se décourager. Le jeune barbu avait eu le temps, dans la confusion, d’escalader un mur et devait être loin. À côté de lui, Asad, ouvrait et fermait ses énormes mains comme s’il s’entraînait à serrer un cou. Ils avaient été rejoints par trois dirigeants des mudjahidins, pistolet au poing. Maintenant, il y avait des gardes armés dans tous les coins et si le tueur était encore à l’intérieur du complexe, il ne pouvait pas échapper aux recherches. Dans leur zèle, les hommes de Sayed Gui ouvraient même les garages du rez-de-chaussée fermés de l’extérieur avec un cadenas !
Rien dans le second bâtiment. Tous les mudjahidins étaient au courant. On leur amena trois jeunes barbus déjà un peu malmenés, mais aucun n’était le bon…
Soudain, Malko balayant du regard tous les groupes qui les observaient, le vit !
D’abord, il crut à une erreur. Le jeune barbu, parfaitement calme, mêlé à des badauds, les regardait passer ! Il tendit le doigt vers lui.
— C’est lui !
Asad se rua en avant et Sayed Gui glapit aussitôt :
— Ne le tuez pas !
Aussitôt, tous les autres mudjahidins s’étaient écartés comme d’un pestiféré. Curieusement, le jeune barbu n’opposait aucune résistance. Il souriait même d’un air timide. À tout hasard, Asad lui envoya quand même un coup de crosse de Kalachnikov qui lui ouvrit l’arcade sourcilière gauche et le sang se mit à couler sur son visage.
— Fouillez-le ! ordonna Sayed Gui.
Le géant était déjà en train de le palper sous toutes les coutures. Il se releva, dégoûté et annonça :
— Il n’a rien.
On le força à approcher de Sayed Gui. Le chef du renseignement demanda :
— Qui es-tu ?
— Je m’appelle Jandad je suis un kabuli… Réfugié. Je voudrais m’engager dans les mudjahidins.
Parfaitement calme, malgré sa blessure, il parlait d’une voix douce, presque imperceptible. Malko commençait à avoir des doutes en dépit de sa fuite. Et si le portier de l’hôtel s’était trompé ? Il échangea un regard avec Sayed Gui qui demanda d’une voix moins sèche :
— Pourquoi t’es-tu enfui ?
— Je ne sais pas. J’ai eu peur.
— Cet homme dit que tu appartiens au Khad…
Le barbu secoua la tête avec un doux sourire d’excuse.
— Oh, non. Ce n’est pas exact !
C’est tout, pas de proclamations, rien. Malko n’en revenait pas. Il insista :
— Nous nous sommes vus au Friend’s Hôtel ?
Le barbu hocha la tête.
— Oui, monsieur.
— Vous l’avez quitté ?
— Oui, monsieur, je n’avais plus d’argent pour payer la chambre. C’était douze roupies par jour. Très cher.
À Malko, il s’adressait en anglais appliqué, à Sayed Gui, en dari. Un cercle muet et réprobateur de mudjahidins les entourait, visages farouches, barbes grises, cicatrices, turbans sales et armes brandies. Malko perdait pied. Sayed Gui aussi. Soudain, le jeune homme demanda d’une voix douce :
— Je voudrais voir le frère Sholam Nabi. Il me connaît…
Sayed Gui leva la tête vers la galerie extérieure desservant son bureau et cria en dari :
— Dites à Sholam Nabi de descendre tout de suite.
— Qui est-ce ? demanda Malko.
— Un des chefs du Lowgar. Il s’occupe de faire parvenir les vivres et les armes aux gens qui se battent là-bas.
Il se tourna vers le jeune homme :
— Tu as des amis dans le Lowgar ?
— Un cousin, fit le jeune barbu de sa voix modeste.
Un Afghan grassouillet aux yeux intelligents fendit la foule et les rejoignit. Presque chauve, nu-tête, de belles dents, des mains soignées. Une tête de bourgeois ou de grand propriétaire. Sayed Gui se tourna vers lui.
— Tu le connais ? demanda-t-il en désignant le jeune barbu.
L’Afghan l’examina et secoua la tête.
— Non.
— Alors ? jeta Sayed Gui au barbu.
Celui-ci ne se démonta pas.
— J’ai une lettre pour lui, annonça-t-il. De mon cousin.
Il plongea la main dans la poche de son gilet d’un geste naturel et la ressortit aussitôt. Malko vit l’objet noir qu’il tenait et qui ressemblait à un stylo.
Tout se passa en quelques fractions de seconde. L’expression du jeune homme se modifia, ses yeux jetèrent un éclair, sa mâchoire se crispa, comme son bras partait en avant. Il y eut une détonation sèche et une tache rouge apparut sur le front de Sholam Nabi qui tituba, la bouche ouverte, une expression d’intense surprise sur ses traits empâtés.
Puis, il tomba en arrière, les yeux déjà révulsés. La balle que venait de lui tirer en plein front le doux jeune homme barbu, lui avait traversé le cerveau.