Malko sauta de son lit, la gorge nouée par l’anxiété. Un brillant soleil inondait sa chambre. Il ouvrit la fenêtre et une bouffée d’air brûlant lui sauta au visage. Il allait faire un bon petit cinquante degrés, pour changer. Peut-être soixante là où se tenait la réunion de tous les chefs de la Résistance, dans la grande plaine coincée entre Peshawar et les montagnes de la Khyber Pass. Vingt-quatre heures étaient écoulées, depuis son retour d’Islamabad et rien n’avait bougé. Comme si ses adversaires avaient fait l’impasse sur le « cas non-conforme » qu’il représentait. C’était troublant cette légèreté de la part d’un grand Service comme le KGB.
Un coup léger fut frappé à sa porte. C’était Yasmin drapée dans un pudique sari, un voile sur la tête.
— Est-ce que je peux vous accompagner ? demanda-t-elle timidement. Avec une réserve démentie par l’éclat de ses yeux noirs.
— Bien sûr, dit Malko, vous me servirez d’interprète. Mon dari est nettement insuffisant.
En dépit de son apparente décontraction, il était tendu, sur les nerfs, la gorge nouée par l’anxiété. Qu’allait-il se passer ? Sa Mercedes Budget avec un chauffeur et deux gardes du corps fournis par l’Alliance des Mudjahidins attendaient en face de l’hôtel. Il restait une dernière chance, se dit Malko : que Si Ahmed, le chef des Combattants du Lowgar, puisse donner une explication aux photos de l’album. Sayed Gui avait promis de le contacter dès son arrivée afin de pouvoir le rencontrer avant la réunion. Peshawar était encore plus animé que d’habitude et ils mirent vingt minutes à apercevoir le vieux drapeau délavé, symbole de la Résistance afghane.
Sayed Gui les attendait dans le poste de garde.
— Si Ahmed va venir, annonça-t-il. Je l’ai fait prévenir que vous désiriez le voir d’urgence.
En attendant, ils s’accroupirent tous dans le poste de garde décoré de vieilles photos du roi Zahed Khan, devant le sempiternel thé trop sucré. Les mudjahidins venaient tous jeter un œil concupiscent à Yasmin, drapée dans ses voiles, pudique comme une nonne. Mais la vue d’une femme les rendait fous…
Ils en étaient à la troisième tasse de thé quand un barbu aux traits tirés, harnaché de cartouchières, pistolet dans la ceinture et Kalachnikov à l’épaule passa la tête et interpella Sayed Gui. Ce dernier, après une courte discussion, se tourna vers Malko.
— C’est un des hommes de Si Ahmed. Il dit que son chef a été très fatigué par le voyage, qu’ils n’ont pas dormi beaucoup à cause des hélicoptères soviétiques et qu’il se repose encore. Il propose que nous le rencontrions sur les lieux de la réunion, dans l’après-midi.
— Bien, dit Malko, un peu déçu.
Il n’avait pas le choix… Il avait pensé emmener Si Ahmed chez Fred Hall, l’Américain souhaitant rencontrer le chef de la Résistance, mais, avec ce contretemps, il était obligé de passer au consulat US récupérer l’album de photos. Il l’expliqua à Sayed Gui, qui mit aussitôt à sa disposition une escorte d’une dizaine de mudjahidins triés sur le volet, avec un minibus dans un état de délabrement inouï.
Il y eut un moment de légère tension quand les soldats pakistanais de garde devant le consulat américain virent débarquer la horde sauvage de Malko… Yasmin, qui parlait urdu, détendit l’atmosphère et tous s’accroupirent à l’ombre, comparant les mérites de leurs armes respectives.
Fred Hall était en train de se ronger les ongles. Il sursauta quand Malko entra dans son bureau :
— Vous avez du nouveau ?
— Hélas, non.
Il le mit au courant du changement de programme. L’Américain eut un profond soupir.
— Que Dieu nous protège s’il arrive quelque chose à ces types ! C’est le seul levier que nous avons contre les Soviétiques dans la négociation de Genève. Quand je pense que nous travaillons là-dessus depuis des semaines sans rien sortir…
Si, des morts. Le pluriel de majesté était amusant.
— Je ne vois pas ce qui peut se passer, répliqua Malko. Peut-être que ce que Si Ahmed va nous révéler quelque chose. Je vais le voir en vous quittant.
Fred Hall s’accroupit devant son coffre pour en sortir le précieux album, conservant la photocopie.
— Bonne chance, dit-il, mais je n’y crois plus. Nous nous sommes fait baiser dans cette histoire.
Tout de suite à la sortie de Peshawar, ils avaient tourné à droite le long d’un chemin défoncé longeant un canal d’irrigation qui enserrait le grand camp de réfugiés de Nasr. Une vraie montagne russe. Le minibus souffrait de tous ses ressorts et l’estomac de Malko faisait du yo-yo.
À perte de vue sur leur gauche s’étendait une plaine ocre et plate avec les petites excroissances des cahutes des réfugiés ou des tentes. Beaucoup prenaient de l’eau dans la rivière, ou y péchaient. Le paysage était grandiose avec la ligne violette des montagnes à une vingtaine de kilomètres bouchant tout l’horizon et cette immensité balayée par un vent brûlant. Automatiquement les mudjahidins avaient enroulé un pan de leur turban sur leurs visages et ressemblaient à des fantômes. Ils passèrent devant un camp de l’armée pakistanaise censé les contrôler. Les soldats ne levèrent même pas un œil.
Enfin, au bout de dix kilomètres, ils aperçurent un petit pont sur le canal, gardé par une horde de mudjahidins qui leur barra la route. Le chef d’escorte de Sayed Gui descendit et alla parlementer tandis que Malko et Yasmin cuisaient dans la voiture. Cela dura dix minutes tandis que les mudjahidins méfiants, criblaient de questions les hommes de Sayed Gui. Ils vinrent regarder Malko et Yasmin sous le nez et se décidèrent enfin à les laisser passer.
Cinq cents mètres plus loin, nouveau barrage. Des Intégristes du Hesbi Islami, pas particulièrement coopérants et horrifiés de voir une femme, même voilée, parmi les combattants. Il fallut faire claquer quelques culasses de Kalachnikovs pour qu’ils s’écartent enfin. Le minibus roulait maintenant sur une piste courant transversalement à travers la plaine, au milieu des tentes et des constructions en terre séchée des réfugiés. Cela montait et descendait, suivait le lit d’une rivière à sec, progressant vers le lieu choisi pour la conférence des Chefs.
Encore un barrage ! Cette fois, il fallut que Malko et Yasmin descendent de la Mercedes. Plus on s’approchait, plus les mudjahidins devenaient nerveux.
Au sixième barrage, la tente verte ressemblant à un chapiteau de cirque qui allait abriter la conférence fut en vue, gardée par un cordon épais de mudjahidins de toutes les tendances, qui se regardaient en chiens de faïence. Certaines des factions se tiraient dessus sur le terrain, aussi c’était une gageure de les avoir réunis. Une oriflamme surmontait la grande tente avec une inscription noire : offerte par l’Arabie Saoudite. Les abords pullulaient d’hommes en armes nerveux, dépaysés, qui vous arrêtaient sous le moindre prétexte pour des vérifications aussi minutieuses que farfelues, la plupart étant totalement analphabètes.
Il était interdit d’aller plus loin en voiture. On les mena à une table en plein air qui délivrait des badges, des morceaux de papier manuscrits avec le cachet violet de l’Organisation que l’on accrochait à son vêtement. Sayed Gui était là, parmi d’autres responsables et tout se passa bien. Malko commençait à être rassuré par ce luxe de précautions. Après tout, les Soviétiques n’étaient pas des surhommes et pour une fois, les mudjahidins semblaient s’être donné du mal pour organiser une sécurité qui tienne debout…
Escorté du boitillant Sayed Gui, Malko, le précieux album sous le bras, s’approcha de la tente. Le sol disparaissait sous de superbes tapis de toutes les couleurs, et des coussins étaient disposés le long de parois de toile. Plusieurs délégations étaient déjà arrivées. Dès qu’un chef débarquait, il était présenté aux autres par les organisateurs, son escorte se mettait à l’écart dans un coin de la tente et il gagnait le fond où les plus beaux tapis délimitaient une sorte de club privé. Des mudjahidins mués en maître d’hôtel servaient du thé et des biscuits. Malko compta déjà cinq responsables. La conférence devait commencer dans une heure.
— Si Ahmed est arrivé ? demanda-t-il.
— Il paraît que non, dit Sayed Gui, mais les chefs n’entrent pas par ici. Ils font le tour. Venez, je vais vous montrer.
Il l’entraîna hors de la tente. Ils en firent le tour, découvrant une sorte de chenal en plein désert, balisé de mudjahidins et aboutissant dans un parking où les chefs venus par Jamrud Road abandonnaient leurs véhicules.
Ainsi, ils évitaient la foule des participants. Malko regarda autour de lui. Pas une tente. Aucun endroit où puisse s’embusquer un tireur. Rassurant. Ils revinrent vers la grande tente verte. Soudain, un mudjahid émacié se précipita vers Sayed Gui et l’étreignit, l’embrassant comme du bon pain.
— C’est un de mes anciens hommes ! expliqua l’Afghan. Justement, il combat maintenant dans le Lowgar.
Le mudjahid prit la main de Malko dans les deux siennes et s’inclina, puis se tourna vers Yasmin et posa la main sur son cœur. On ne serrait pas la main d’une femme. Sayed Gui avait déjà été happé par un groupe où on discutait avec animation. Des serveurs passèrent près d’eux, portant d’immenses plats fumants avec des montagnes de riz et de kebab.
Intimidé, le mudjahid était resté avec Malko et Yasmin. Malko demanda à la jeune femme de le questionner sur ses activités. Il ne fallait laisser passer aucune chance. Flatté, l’Afghan se mit à cracher comme un moulin à paroles, tout fier de pouvoir raconter ses histoires.
— Il combat dans le Lowgar depuis un mois seulement, dit-elle. Il est venu avec Si Ahmed.
— Le voyage a été dur ? demanda Malko.
Yasmin traduisit. Le mudjahid lança une longue réponse.
— Oui, dit-elle, ils avaient peu à manger, il faisait très chaud et ils ont beaucoup marché. En plus, ils avaient emporté beaucoup de munitions au cas où ils seraient attaqués.
— Ils n’ont pas été attaqués par les Russes ou l’armée afghane ?
Le sourire du mudjahid répondit avant ses paroles.
— Non, dit-elle, Allah les a protégés. Ils n’ont pas vu un seul hélicoptère.
Le combattant continua à parler, mais Malko n’écoutait plus. Un déclic venait de se faire dans sa tête. L’envoyé de Si Ahmed avait au contraire déclaré à Sayed Gui qu’ils avaient subi plusieurs attaques d’hélicoptères, qu’ils avaient été obligés de marcher la nuit et de se cacher le jour. Il se tourna vers Yasmin.
— Demandez-lui encore si vraiment ils n’ont pas eu à combattre pendant le voyage.
Elle répéta sa question et l’autre lâcha une phrase avec un grand sourire.
— Il n’a pas tiré un coup de feu en une semaine ! C’est un vrai miracle, il a entendu dire que tous les autres convois ont été attaqués.
Malko quitta brusquement Yasmin, à la recherche de Sayed Gui. Quelque chose ne collait plus. Il récupéra l’Afghan à l’entrée de la grande tente verte. Avec une idée folle.
— Depuis combien de temps Si Ahmed combat-il ? demanda-t-il.
Sayed Gui le regarda avec surprise :
— Je ne sais pas. Trois ans.
— Est-ce qu’il aurait pu se rallier aux Soviétiques ?
Le chef de l’Alliance Islamique le regarda stupéfait :
— Si Ahmed ! Mais c’est impossible. Ils ont détruit son village, sa maison, tué sa famille, sa femme, deux de ses filles. Il mènera la Djihad jusqu’à la dernière goutte de son sang. Bien sûr, c’est un petit chef, parce qu’il vit dans une région très sauvage, presque sans communication avec les autres. Il a pris presque toutes ses armes aux russes.
» Pourquoi me posez-vous cette question ?
Malko lui relata la différence entre les deux récits, et conclut :
— On dirait que les Russes ont facilité le voyage de Si Ahmed. Comme s’ils avaient voulu qu’il arrive sain et sauf à Peshawar. C’est ce qui me trouble. En plus, celui qu’il nous a envoyé a menti. Pourquoi ?
Ils furent bousculés par un groupe d’hommes armés. Un nouveau chef venait d’arriver. Sayed Gui prit Malko par le bras.
— Venez ! Nous allons au-devant de lui. Je ne veux pas que vous ayez des doutes pareils ! (Il regarda le ciel.) J’espère que les « shuravis » ne vont pas venir nous bombarder…
Malko contempla le ciel bleu. C’était une hypothèse qu’il n’avait pas envisagée, mais les Soviétiques n’oseraient pas, ce serait un casus belli certain avec le Pakistan.
En passant devant la grande tente verte, il vit que le groupe des chefs avait encore augmenté. Ils étaient presque tous arrivés. Assis très droit sur leurs beaux tapis, un peu mal à l’aise se guignant du coin de l’œil. À l’autre bout de la tente, c’était la cacophonie. Tous les gardes s’interpellaient, criaient, et commençaient à bâfrer avec leurs doigts de pleines poignées de riz. Ce n’était pourtant pas le Pepsi Cola qui les saoulait…
Derrière la tente, le vent brûlant agressa Malko. Sayed Gui tendit le bras vers un petit groupe qui venait de descendre d’une vieille Austin.
— Je crois que le voilà. Il ne manque plus que lui.
Le parking se trouvait à deux cents mètres environ.
Malko observa le petit groupe qui se dirigeait vers eux, semblable à tous les autres. Un homme marchait au milieu, barbu, des lunettes, un gros attaché-case à la main, escorté par la horde habituelle de combattants enturbannés. Le vent rabattait leurs longs vêtements contre leurs jambes, les faisant ressembler à des échassiers. Malko sentit son cœur battre plus vite. Il allait être confronté à sa dernière chance.
— Vous lui demandez un entretien avant qu’il entre dans la tente ? dit-il à Sayed Gui.
Derrière eux, Yasmin, le visage entièrement dissimulé sous son voile, observait la scène.
— Bien sûr, dit l’Afghan.
Ils attendirent. Si Ahmed et ses hommes se rapprochaient. Malko n’avait d’yeux que pour l’homme qui s’avançait vers lui. Des cheveux gris, un visage allongé, une mâchoire un peu chevaline. Le turban, descendu très bas sur le front, empêchait de voir l’implantation de ses cheveux. Sayed Gui s’approcha du nouvel arrivant.
Malko l’examinait avec attention. L’homme que Sayed Gui était en train d’embrasser, n’était pas celui qui se trouvait sur la photo avec Bruce Kearland. Soudainement, tout devint clair dans son esprit.