Elko Krisantem testa la solidité de son lacet, en tenant les deux extrémités enroulées autour de ses poings. Il se sentait rajeuni de dix ans. Enfin un peu d’action ! Il moisissait au château de Liezen, n’ayant qu’à menacer d’étranglement de temps à autre un plombier récalcitrant. Rien de substantiel pour un homme de sa qualité. Il s’approcha de la fenêtre. Le ciel était immaculé, il allait faire une journée radieuse. Remettant son lacet dans sa poche, il glissa dans sa ceinture son vieux parabellum Astra qu’il avait passé dans sa valise, en cachette de son maître. Réflexe excusable : on a du mal à se séparer d’une arme avec laquelle on a expédié ad patres une bonne vingtaine de ses semblables. Par moment, le vieux Turc avait une sentimentalité de midinette.
Il frappa un coup léger à la porte de communication et Malko lui ouvrit aussitôt. Lui aussi était prêt, emportant une trousse fournie par Fred Hall, avec de la morphine et des antibiotiques. Dans le couloir, un « homme de chambre », prosterné en face de L’ascenseur, faisait sa prière.
L’ascenseur arriva. Surprise, il n’était pas vide ! Une Orientale au visage fin, drapée dans un peignoir de bains, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, l’occupait, grandie par les hauts talons de ses mules. Malko enveloppa son corps et son visage d’un regard attendri. Enfin une femme qui ne portait pas de voile ! Au rez-de-chaussée, elle se dirigea vers la piscine, un paquet de livres sous le bras.
Un petit bonhomme au nez busqué, avec une moustache tombante à la Gengis Khan s’avança vers eux et bredouilla :
— Mr Malko ?
En Afghanistan, on n’utilisait que le prénom.
— Oui.
— Je suis venu avec la voiture. De la part de Mr Sayed. Mon nom est Wassé.
Le solennel portier à la barbe d’un très bel orange teinté au henné, affublé d’une curieuse tenue bariolée, les salua, avec respect. Wassé leur ouvrit la porte d’une Colt Mitsubishi décorée comme un arbre de Noël. Des guirlandes d’ampoules couraient tout le long de la lunette arrière, s’allumant au moindre coup de frein, le volant était recouvert de fourrure et d’innombrables enjolivures de chrome égayaient la peinture verte. Wassé tourna à droite dans Khyber Road, avenue ombragée, comme celles qui formaient la part la plus agréable de Peshawar. Des soldats à aigrette rouge montaient la garde entre deux vieux canons devant l’entrée de la propriété du gouverneur de la Province. On aurait juré que les Anglais étaient encore là. Ils bifurquèrent ensuite dans Jamrud Road, grande avenue poussiéreuse à deux voies bordées de commerces, filant vers l’ouest. À peu près au milieu la Mitsubishi fit demi-tour et stoppa en face de plusieurs boutiques de ferrailleurs. Wassé les fit passer entre deux échoppes, vers un bâtiment qui se trouvait derrière. Ils aboutirent dans une cour intérieure. Wassé se déchaussa, ils en firent autant et pénétrèrent dans une petite pièce. De vieux tapis en recouvraient le sol et des coussins étaient empilés le long des murs. Une vitrine renfermait quelques souvenirs de guerre : grenades, étuis vides, cocktail Molotov.
Deux hommes dormaient, allongés à même le sol. Ils se levèrent en hâte et vinrent serrer les mains de Malko et de Krisantem, à l’afghane, les tenant longuement entre les leurs. Un jeune garçon apporta du thé et ils attendirent tous en silence, échangeant des sourires complices.
Un grand barbu édenté apparut à son tour, un paquet de vêtements sur les bras et le posa devant les deux étrangers.
Presque aussitôt, un nouveau venu entra affublé d’un petit turban, des yeux rieurs, d’un nez complètement tordu et d’une barbiche.
— Je suis Rassoul, annonça-t-il, interprète. Mr Sayed veut je vous accompagne. Il faut ces vêtements vous mettez…
C’étaient deux costumes pakistanais, chemise jusqu’aux genoux et pantalon assorti, ressemblant à un pyjama pour obèse, fermé à la ceinture par une cordelière. Le tout d’un marron tristounet… Malko et Krisantem s’exécutèrent sous l’œil attendri de leur « interprète », observés d’un air grave par le grand vieillard. Ce dernier soupesa d’un air connaisseur leurs deux armes. C’étaient des gentlemen…
Lorsqu’ils furent équipés, il prit une longue bande de tissu qui était en réalité un turban et entreprit de l’enrouler sur la tête de Malko, puis de Krisantem.
Cela tenait horriblement chaud, mais c’était, paraît-il, indispensable pour dissimuler les cheveux blonds de Malko. Celui-ci parvint à coincer son pistolet dans la cordelière de son « pyjama », puis Rassoul lança :
— Vous viens…
Son anglais était plus que limité. Le vieux leur serra la main avec effusion. Deux Afghans barbus étaient déjà installés dans la Colt, un à l’avant, l’autre à l’arrière, Kalachnikov entre les genoux.
— Comment allez-vous le ramener ? demanda Malko.
— Il y a voiture, Landikotal, expliqua Rassoul dans son anglais laconique.
À six, serrés comme des sardines, ils repartirent dans Jamrud Road, vers l’ouest.
Direction la Khyber Pass et Landikotal.
Les constructions se clairsemaient et il y avait de plus en plus de vaches et de chèvres en plein milieu de la chaussée. La ligne imposante des montagnes apparut, dès la sortie de la ville, barrant tout l’horizon à l’ouest. Les premiers contreforts de l’Afghanistan. Landikotal ne se trouvait qu’à une cinquantaine de kilomètres, après les lacets de la Khyber Pass. Jusque-là, c’était un désert de cailloux, ocre et pelé. Ils laissèrent sur leur droite l’université, franchirent un canal et atteignirent le premier check-point.
Quelques soldats abrutis de chaleur arrêtaient au hasard un véhicule sur vingt pour d’interminables palabres. L’air farouche des deux mudjahidins à Kalachnikov dut les décourager car la voiture passa sans encombre, longeant ensuite l’immense camp de réfugiés de Nasr, mélange de tentes et de cahutes en torchis. Des chameaux, des chèvres, des poulets s’ébattaient en liberté, des femmes faisaient la queue à un puits, emmitouflées dans leurs voiles, un seau sur la tête.
En dépit des glaces ouvertes, Malko étouffait, emplissant ses poumons d’un air torride et sec. Encore un check-point ! En principe, ils n’arrêtaient pas les véhicules pakistanais. Rassoul adressa un sourire radieux à Malko.
— Nous passés !
Maintenant, la route sinuait dans un paysage désolé, semé de petits cimetières surmontés au-dessus de certaines des tombes par les fanions multicolores récompensant les mudjahidins tués dans la Djihad, la Guerre Sainte. Un peu plus loin, une arche de pierre, appuyée sur deux tours rondes crénelées, barrait la route. Rassoul se retourna :
— Jamrud Fort !
Ils traversèrent le petit village au pas. L’ambiance était bien différente de Peshawar. Tous les hommes portaient un fusil et des cartouchières avec souvent en plus un pistolet. Ils étaient dans la zone tribale, non soumise à l’autorité du gouvernement pakistanais. La route commençait à monter entre deux étendues caillouteuses. Ils doublèrent un bus grimpant péniblement, des passagers accrochés partout, sur les pare-chocs, aux portières ouvertes, en groupes sur le toit. Spectacle courant. Presque à chaque virage, se dressait un petit fort avec des meurtrières, des donjons, des mâchicoulis jaunâtres, ce qui donnait un air guerrier à ce paysage désolé. En dépit de l’altitude, la chaleur était toujours aussi violente. Personne ne disait mot dans le véhicule. Malko regardait pensivement les hautes montagnes qui commençaient à les cerner. À quelques kilomètres, se trouvait l’Afghanistan. Il y avait de moins en moins de voitures, et les virages se rapprochaient. Tantôt la route grimpait, tantôt elle redescendait au flanc d’une vallée sans un arbre. Par instants, il apercevait le ruban de la voie de chemin de fer reliant Peshawar à la frontière. Un seul train par semaine, le vendredi.
Malko eut une pensée pour Bruce Kearland. Pourvu qu’il ne soit pas trop gravement blessé.
L’énorme fort des Khyber Rifles dominant la route était le dernier avant la frontière. Le blason du Régiment s’étalait à leur gauche peint sur les roches arides de ce paysage impressionnant. Malko dégoulinait de sueur et avait dû récupérer son pistolet descendu au fond de son « pyjama ». Le silence devenait pesant. Dans ce décor grandiose, les quelques rares Pachtous qui se déplaçaient à pied, fusil à l’épaule, semblaient minuscules. La Colt franchit la voie de chemin de fer et Rassoul se retourna, montrant quelques maisons presque de la même couleur que la montagne.
— Landikotal !
Des bus débarquaient leur cargaison disparate en face de petits boutiquiers et d’ânes résignés. Ils stoppèrent, bloqués par la manœuvre d’un bus. Landikotal ressemblait à tous les villages pachtous, avec son grouillement de turbans et de fusils. Pas une femme. Le guide-interprète se retourna, une fois de plus :
— Pas sortir voiture !
Il alla chercher un Pepsi-Cola tiède, puis se fondit dans la foule. Des camions traversaient Landikotal à grands coups de Klaxon, peinturlurés, chromés, descendant sur Peshawar. Rassoul réapparut, l’air soucieux, dit un mot au chauffeur et ils repartirent. Au milieu du village, un militaire en uniforme, le chef surmonté d’une aigrette rouge, déplacé au milieu de la foule pouilleuse, réglait, imperturbable la circulation dans l’indifférence générale.
— Que faisons-nous ? demanda Malko.
— Nous attendons celui avec qui nous avons rendez-vous, expliqua Rassoul. Il faut faire attention. Nous sommes sur le territoire de Khaled Khan et nous ne lui avons pas demandé la permission.
— Qui est-ce ?
— Un chef de tribu pachtou.
— Que peut-il faire ?
— Il risque de nous tuer, fit Rassoul avec une simplicité pleine de sincérité, frottant son nez tordu d’un air inquiet.
C’était un pays où on ne badinait pas avec les traditions. Discrètement, Malko posa la main sur la crosse de son pistolet. Elko s’était renfrogné. Si ça tournait mal, leurs chances étaient minces.
Ils s’enfoncèrent encore plus dans le village, stoppèrent entre deux camions, et Rassoul disparut encore. Heureusement, personne ne paraissait se soucier d’eux. Quelques Pachtous buvaient du thé à l’ombre, en examinant un vieux fusil. Un camion plein de thé passa en grondant, montant vers Torkham. Le trafic commercial était libre entre les deux pays.
Malko sursauta soudain. Il venait d’apercevoir Rassoul, marchant sous les arcades de la place voisine. Seulement, il n’était pas seul ! Deux grands gaillards, fusils à la main, l’encadraient. Les trois venaient vers la Mitsubishi. Le malheureux « interprète » ne semblait pas en mener large. Malgré l’interdiction qui lui avait été faite, Malko sortit de la voiture.
— Ce sont hommes de Khaled Khan, bredouilla Rassoul en anglais. Ils croient moi policier, chercher laboratoire d’héroïne. Eux très colère…
Les deux malabars roulaient des yeux furieux, jetant des regards intrigués à Malko qui, en dépit de son turban, n’avait vraiment pas l’air d’un Pachtou… Rassoul intervint et se lança dans une grande explication. Sans un mot, les deux Afghans à Kalachnikov se déplièrent et prirent position hors de la voiture, leurs armes ostensiblement à la main. C’était OK Corral. L’apparition des Kalachnikovs sembla pourtant détendre l’atmosphère. Un des deux malabars posa même une question d’un ton poli à un des gardes du corps de Malko et tendit aussitôt son arme, soulignant la marque de fabrique en chinois. Il sembla immédiatement monter dans l’estime de l’autre. Rassoul souffla à Malko :
— C’est mieux. Seulement mudjahidins ont Kalachnikovs.
La réconciliation se solda par une tournée de Sprite et de Pepsi tièdes. Mais Rassoul avertit Malko :
— Ils veulent quand même nous partir. Sinon, eux ennuis.
— Impossible, dit Malko, nous sommes venus chercher quelqu’un qui est gravement blessé.
Rassoul se balançait d’un pied sur l’autre, nerveux, caressant sa barbiche.
— Oui, oui, fit-il, mais homme du rendez-vous pas là… C’est dangereux.
Les deux malabars sirotaient leur Pepsi. Un bus passa, dans un nuage de poussière.
— Si nous restons, d’autres hommes de Khaled Khan vont venir, insista Rassoul.
— Et alors ? fit Malko agacé.
— Ils nous tueront, répéta Rassoul de sa voix douce et résignée. Ici, l’armée pas pouvoir. Pachtous très forts. Nous prisonniers et eux demander rançon…
Combien la CIA paierait-elle pour récupérer Malko ? Rassoul mourait visiblement de peur. Malko savait que les hommes de Sayed Gui se battraient, mais à quoi bon déclencher une bataille rangée ? Il eut alors recours au plus vieil argument du monde. Tirant un billet de cent roupies de sa poche, il le fourra dans la main d’un des Pachtous. Un sourire ravi fleurit aussitôt sur le visage buriné. Il venait de se faire un ami. Les deux hommes échangèrent quelques mots et s’éloignèrent après un salut cérémonieux. Malko se tourna vers Rassoul :
— Si dans une heure, notre contact n’est pas là, nous repartirons. En attendant, cherchez-le. Je ne bougerai pas d’ici.
Il y avait un problème supplémentaire. Comment redescendre jusqu’à Peshawar un homme gravement blessé dans la Colt déjà bourrée ? Où était la seconde voiture promise ?
Rassoul s’était de nouveau fondu dans la cohue. L’attente recommença. Malko flâna un peu le long des boutiques, de plus en plus inquiet. Le convoi de sauvetage pouvait avoir pris plusieurs heures de retard. Ou même une journée. Dans ce cas, que faire ? Les deux Afghans s’étaient accroupis à même le trottoir à côté d’un mulet, indifférents au brouhaha. L’un d’eux sortit son nashwar[15] et se mit à mastiquer lentement. Une femme, fantôme noir, glissa rapidement le long d’un mur. Des coups de feu claquèrent, pas très loin. Une bagarre ? L’essai d’une arme ? Personne ne broncha, pas même le soldat à aigrette. L’ambiance pesante de ce village isolé dans ce décor aride finissait par vous oppresser. Une boutique d’armes exposait des fusils aux crosses flambant neuf, copie des vieux Lee-Enfield britanniques, de curieuses mitraillettes imitées des Stein et des revolvers grossiers, sûrement plus dangereux pour le tireur que pour la cible. La sueur dégoulinait du turban de Malko et il mourait d’envie de l’arracher. Enfin, Rassoul réapparut.
— J’ai trouvé ! annonça-t-il.
Il dit quelques mots au chauffeur et ils s’engagèrent dans une étroite ruelle courant parallèlement à la rue principale. Ils cahotaient sur les pierres aiguës et stoppèrent enfin, en face d’un terrain vague. C’était un cul-de-sac. Quelques maisons de pierre à moitié démolies. Malko aperçut un homme accroupi dans un coin d’ombre : celui qui était venu prévenir Sayed Gui.
— Vous voyez la maison avec l’âne devant. Votre ami est à l’intérieur, annonça Rassoul.
Malko sauta hors de la voiture. Le soleil le frappa comme un coup de poing. Il se retourna pour dire à Rassoul de l’accompagner.
Au même moment, une détonation claqua. Le pare-brise de la Colt devint opaque et la lunette arrière vola en éclats.
Les autres occupants giclèrent en même temps du véhicule, s’abritant derrière des pans de mur. Un des Afghans fut le premier à riposter. La rafale de sa Kalachnikov fit jaillir des petits nuages de poussière, à une centaine de mètres, le long d’une maison en ruines. L’alignement des impacts dont le pare-brise et la lunette arrière donnaient la direction approximative du coup de feu.
Malko s’élança en avant, suivi de Krisantem et cria à Rassoul, aplati derrière un tas de cailloux :
— Dites-leur de nous couvrir !
Le petit barbichu lança un ordre aux deux mudjahidins qui se mirent à tirer rafale sur rafale. Sans s’attirer la moindre réplique ! Et soudain, Malko vit une silhouette qui courait à toutes jambes, dégringolant une pente raide menant au centre de Landikotal. Hors de vue des tireurs aux Kalachnikovs et trop loin pour son modeste pistolet.
Il tira malgré tout, priant pour que l’arme ne lui explose pas dans la main. Après les claquements assourdissants de Kalachs, ce fut deux petits pets ridicules, et le fugitif n’en courut que plus vite. Elko Krisantem vida la moitié du chargeur de son Astra sans plus de résultat et l’homme disparut. Quand ils arrivèrent à l’endroit d’où les coups de feu avaient été tirés, Malko aperçut un fusil posé par terre. Il le ramassa. C’était une arme de fabrication artisanale, copie d’un Lee-Enfield, tout neuf, la culasse ouverte. Il comprit aussitôt pourquoi un seul coup de feu avait été tiré : l’étui vide de la cartouche tirée était encore dans la chambre de l’arme, car la griffe d’éjection avait cassé tout de suite.
Il essuya son front dégoulinant de sueur, et revint vers la voiture. Les coups de feu semblaient n’avoir alerté personne. Rassoul penché sur le pare-brise détruit, était plongé dans une discussion animée avec le chauffeur.
— Il pouvait nous tuer ! fit-il.
La balle était passée entre les six hommes, à quelques centimètres de la tête de Malko et de Rassoul. Les deux Afghans, des chargeurs neufs dans leurs Kalachs, guettaient les murs autour d’eux.
— Je dis très dangereux, fit Rassoul d’un ton larmoyant. Sûrement hommes de Khaled Khan.
Malko jeta le fusil dans le coffre de la Colt. Il se sentait mal à l’aise dans ce monde bizarre, impénétrable. Il avait hâte de récupérer Bruce Kearland et de filer sur Peshawar. L’âne, en face de la maison où devait se trouver l’Américain, n’avait pas bronché, accoutumé aux coups de feu. Le petit messager qu’il avait vu dans le bureau de Sayed, plus prudent, s’était abrité. Il réapparut, époussetant ses vêtements.
— Allons-y, dit Malko. Qu’un des hommes garde la voiture.
Par précaution, il garda son pistolet à la main. Tout était redevenu calme, à part les cailloux qui roulaient sous leurs pieds. Le silence était absolu. La montagne désertique commençait juste après la maison où ils allaient. Rassoul, le turban de travers, semblait mort de peur. Malko était moins anxieux. Ceux qui avaient monté cette embuscade n’auraient pas le temps de recommencer immédiatement. Il se retourna avant d’entrer dans la maison. Le chauffeur essayait de colmater le trou du pare-brise et le mudjahid ramassait les douilles éparses tirées par les Kalachnikovs. Économe.
Son regard balaya le paysage grandiose dominant le petit bourg. Un minuscule fort, construit au sommet d’un piton semblait narguer d’éventuels assaillants. À perte de vue, des pentes abruptes se chevauchaient, rocailleuses, inhospitalières, prenant avec l’éloignement une teinte mauve. Très loin, quelques mulets avançaient lentement le long d’une ligne de crête.
C’était une petite maison aux murs très épais, troués de meurtrières, comme toutes les demeures pachtous. Malko et son groupe traversèrent un patio où plusieurs hommes se reposaient sous une tente marron allongés sur des tapis, l’air fourbu, pas le moins du monde troublés par la fusillade. Sûrement l’escorte de Bruce Kearland. Il aperçut le museau pointu d’une roquette RPG7 sortant d’un sac et un âne avec un édredon rose taché de sang. Probablement la monture de l’Américain.
Le petit Afghan au visage émacié écarta un rideau et ils pénétrèrent dans une pièce très sombre, où régnait une relative fraîcheur, avec un plafond très bas. Une odeur d’épices et de tabac flottait dans l’air. Un homme était allongé sur des coussins dans le coin le plus éloigné de la porte.
Malko s’approcha et ne vit d’abord qu’un visage amaigri, émacié, aux pommettes creuses, plein de taches de rousseur. L’homme respirait par saccades et des perles de sueur coulaient de son front, le teint était blafard, verdâtre, les narines pincées. Le jeune messager écarta la couverture qui cachait son corps, découvrant un énorme pansement sale qui lui barrait tout le ventre et se lança dans de grandes explications traduites au fur et à mesure par Rassoul.
— Il y a douze jours qu’il a été touché par la roquette d’un hélicoptère, expliqua ce dernier. Il est resté trois jours dans une grotte, puis on l’a transporté à dos de mulet. Il n’y avait rien pour le soigner là-bas. Seulement des sulfamides. Il souffre beaucoup. On n’a pas osé le mettre dans un bus pour que les « shuravis[16] » ne le kidnappent pas.
Malko s’accroupit près du blessé. Une odeur nauséabonde s’élevait du pansement. Pas bon signe. Il effleura le visage livide et appela :
— Bruce, can you hear me[17] ?
L’Américain ouvrit les yeux. Son regard brouillé se posa sur Malko, sans réaction, puis ses yeux se refermèrent comme si le poids des paupières était trop lourd. Malko lui toucha le front et prit son pouls. Au moins cent vingt. Infection généralisée. Il était mourant… Il se pencha de nouveau.
— Bruce, dit-il. It’s gonna be all right[18].
Entendant parler sa langue, l’Américain fit un effort et murmura :
— Où suis-je ?
— Landikotal, dit Malko, Landikotal… dans une heure vous serez dans un hôpital, à Peshawar.
— Lan… di… ko… tal, articula lentement le blessé. Qui êtes-vous ?
— C’est Fred Hall qui m’envoie.
— Fred… Vous lui direz que… (Il s’arrêta, le visage crispé de douleur.) Il faut…
De nouveau, sa phrase resta en suspens. Malko se tourna vers Rassoul.
— Allez chercher le véhicule dont vous m’avez parlé sinon, il va mourir. Elko, accompagnez-le !
Rassoul et le Turc sortirent de la pièce. À peine avaient-ils disparu qu’une forme voilée de rouge fit son apparition. Une femme, un verre de thé à la main. Elle s’approcha du blessé, écartant Malko d’un geste autoritaire. Les deux Afghans regardaient en silence, en hommes habitués à côtoyer la mort. Pas vraiment émus. La femme essayait de faire avaler un peu de thé à Bruce Kearland. Mais le liquide coulait sur son menton. Elle se pencha sur lui, essuya son visage, puis se retourna et lança une phrase brève.
Les deux Afghans se relevèrent, faisant signe à Malko de les suivre. Elle allait probablement changer son pansement. Il ouvrit sa trousse et lui montra d’abord les antibiotiques, puis la morphine avec les seringues jetables. La femme inclina la tête. Rassuré, Malko suivit les Afghans dans la petite cour brûlante, rongé d’inquiétude. Pourvu que Bruce Kearland tienne jusqu’à Peshawar. Et qu’ils ne soient pas victimes d’une embuscade. On lui apporta un thé brûlant qu’il but sans soif, la gorge nouée. Si les hommes de Khaled Khan s’opposaient à leur départ, cela allait être une bataille rangée. Impossible de téléphoner à Peshawar… Il en était là de ses réflexions quand Rassoul suivi de Krisantem revint l’air bouleversé.
— Il faut partir tout de suite ! annonça-t-il. Khaled Khan réunit hommes contre nous. Très fâché.
Plus question de trouver un véhicule !
— Venez, Elko, nous allons le transporter dans la Colt, dit Malko.
Ils pénétrèrent dans la chambre. L’infirmière voilée avait disparu. Malko s’approcha et s’arrêta net, horrifié ! Tous les pansements de Bruce Kearland avaient été arrachés. Le manche d’un poignard émergeait de l’affreuse blessure, plongé dans les intestins de l’Américain. Il n’avait pas pu appeler au secours : on lui avait enfoncé dans la bouche un chiffon sale pour l’empêcher de crier…