Chapitre VII

Sayed Gui serra longuement la main de Malko entre les siennes, puis boitilla jusqu’à son vieux fauteuil. Il s’assit derrière son bureau, le visage grave. Dans un coin, Asad, le géant aux mains moites, la poitrine disparaissant sous les cartouchières, contemplait le vide en marmonnant des versets du Coran. Sans arrêt, des gens entraient et sortaient, déposant des bouts de papier sur le bureau du directeur du renseignement ou lui murmurant quelques mots à l’oreille. Un mudjahid apporta à Malko l’inévitable thé trop sucré et Sayed Gui laissa tomber :

— Je suis content de vous voir en vie, my dear friend. Quelle tristesse pour Mr Bruce.

— Avez-vous pu avoir des informations sur ce qui s’est passé ? répliqua Malko.

Le directeur du renseignement se mit à jouer avec ses lunettes d’écaille, en un geste qui lui était familier.

— Certainement, fit-il, certainement ! D’abord, l’homme qui a tiré sur vous avec un fusil n’agissait pas sous les ordres de Khaled Khan. Nous en avons eu la certitude absolue. Il faisait donc partie de ceux venus intercepter Mr Bruce.

— Qui ?

L’Afghan eut un geste d’impuissance.

— Je ne le sais pas encore. J’ai appris qu’un commando de trois hommes est venu de Kabul, sur ordre du Khad, pour une mission spéciale. On avait déjà trouvé leurs traces lors de l’assassinat du Britannique qui travaillait pour Mr Hall. C’est un de ceux-là qui se trouvait à Landikotal. Une voiture est venue de Peshawar avec deux hommes et une femme. Celle qui a tué Mr Bruce.

— Et cette voiture ? Par le numéro ?

Sayed sourit de bon cœur.

— Les Pachtous ne savent pas lire.

— Et cette femme ?

— Je n’en sais pas plus que vous. C’est très rare que le Khad utilise des femmes.

Malko but sagement son thé. Il restait la question de confiance.

— Peu de gens savaient que Bruce Kearland arrivait à Landikotal, remarqua-t-il. Pour monter cette action, il fallait une information précise. Comment ont-ils pu l’avoir ?

Sayed Gui esquissa un léger sourire.

— Je comprends votre question, dit-il. Mr Hall est persuadé que notre mouvement est infesté d’espions du Khad. Il y en a sûrement, mais je ne pense pas qu’ils aient eu connaissance du retour de Mr Bruce. Très peu de gens étaient au courant chez moi, les plus sûrs, ceux dont je jurerais comme de moi-même… Mais de votre côté, Mr Malko, vous ne voyez pas ?

Le regard de l’Afghan était si aigu que Malko se demanda soudain si l’autre ne le faisait pas suivre. Sa question n’était pas innocente.

— J’ai mis au courant son amie, Yasmin Munir, dit Malko.

Sayed Gui hocha longuement la tête comme s’il méditait ce que Malko venait de lui apprendre. Puis il lâcha :

— C’est toujours difficile, n’est-ce pas, de mettre des gens en cause…

— Que voulez-vous dire ?

Lourd soupir. Interruption due à un visiteur aussitôt reparti qu’arrivé. Puis Sayed Gui articula avec une lenteur voulue :

— Yasmin Munir a une amie très proche. Vous n’avez jamais entendu parler de Nasira Fadool ?

— Jamais. Qui est-ce ?

— Mr Hall la connaît bien, répondit indirectement Sayed Gui. C’est une Afghane réfugiée à Peshawar. Elle appartient à une très vieille famille royaliste. Elle a fait toute son éducation en Europe et occupait un poste important au ministère de l’Éducation, avant le coup d’État de Babrak Karmal. Elle a fui et a installé ici un centre d’informations de la Résistance.

Malko écoutait, surpris. Rien de suspect dans l’énoncé de Sayed Gui.

— Et alors ? demanda-t-il.

Nouveau soupir, rire gêné.

— C’est délicat, finit-il par dire. Je me suis demandé parfois si Nasira Fadool ne travaillait pas aussi pour le Khad. Un de ses cousins a épousé une nièce du docteur Najib qui est à la tête du Khad.

— C’est un peu léger, comme rapprochement, souligna Malko.

Sayed Gui eut un geste apaisant.

— Bien sûr, mais il y a eu déjà des incidents curieux à son sujet. Peut-être des indiscrétions par maladresse, ajouta-t-il aussitôt. Je ne voudrais pas vous influencer. C’est difficile de se faire une idée…

— En effet, fit Malko un peu sèchement.

Il était bel et bien en train de se faire intoxiquer… Comme pour chasser cette fâcheuse impression, l’Afghan continua aussitôt :

— En interrogeant l’escorte de Mr Bruce, j’ai appris une chose intéressante. Depuis son départ de Lowgar, leur convoi a été attaqué plusieurs fois par des hélicoptères soviétiques alors qu’il était peu important. Comme si les Russes avaient voulu l’empêcher d’atteindre la frontière. Ils semblaient avoir beaucoup de renseignements sur lui.

Cela recoupait les informations de Fred Hall, le chef de station de la CIA. Mais ne ressusciterait pas Bruce Kearland.

— Pouvez-vous me prêter votre ami Rassoul ? demanda Malko. J’ai besoin d’aller à Darra. Essayer de savoir à qui ce fusil a été vendu.

— C’est une bonne idée, approuva Sayed Gui. Je comptais m’en occuper moi-même, mais vous aviez le fusil ! ajouta-t-il en riant.

— Eh bien, nous verrons le problème ensemble, dit Malko.

— Parfait, parfait, assura l’Afghan.

Il se leva, boitilla jusqu’à Malko, lui mit la main sur l’épaule et dit d’une voix grave :

— Si les Soviétiques sont intervenus, dit-il, c’est qu’il s’agit d’une affaire très grave. Alors, faites très attention. Ils peuvent s’attaquer à vous aussi.

Malko en était conscient. Quelque chose le gênait dans la personnalité de Sayed Gui, sans qu’il arrive à définir quoi. Un peu trop onctueux et tortueux, peut-être. Et les insinuations au sujet de Yasmin l’agaçaient aussi. Il se demanda soudain s’il n’était pas tombé amoureux de la pulpeuse Afghane.

La route de Darra sinuait entre des tentes de réfugiés, coupant des rivières à sec, dans un paysage désolé et plat. Comme à l’accoutumée, la poussière ocre filait directement dans les poumons avec un peu d’air pour ne pas suffoquer. Rassoul avait retrouvé un peu de sa sérénité, mais triturait sans cesse sa barbiche. Wassé, le petit chauffeur au nez busqué semblait ravi de cette nouvelle escapade. Miracle des réseaux commerciaux Mitsubishi : la Colt avait retrouvé un pare-brise et une lunette arrière !

Le chauffeur lança soudain une interjection à Rassoul.

— Il y a un barrage devant ! traduisit aussitôt l’Afghan.

Malko avait laissé Elko Krisantem à l’Intercontinental. Il regarda devant lui, aperçut un panneau en urdu et en anglais :

Do Not Pass. Forbidden To All Non-Pakistani.

Une file de camions multicolores attendait patiemment au check-point. Le chauffeur les contourna et passa lentement devant trois soldats qui n’eurent pas un geste. Un quatrième surgit devant le capot et fit signe de s’arrêter.

— Où allez-vous ?

— À Kohat, fit le chauffeur. Touristes.

Le soldat jeta un coup d’œil distrait et fit signe de passer. L’embranchement pour Darra se trouvait trois kilomètres plus loin et n’était pas gardé… Les montagnes violettes se rapprochaient, la circulation était plus que clairsemée… Ils roulèrent ainsi une demi-heure, puis Rassoul annonça :

— Voici Darra !

Un village comme tous les autres en apparence, avec quelques chameaux, les charrettes à bras, la foule du marché. Puis brusquement, cela changeait. Toutes les boutiques longeant l’unique rue se ressemblaient : de vraies panoplies d’armes ! Fusils, mitraillettes, pistolets, munitions. Allongés sur des tapis, les marchands attendaient le badaud. Le chauffeur stoppa, l’air plutôt inquiet.

Malko était déjà dehors, flanqué de Rassoul. Ce dernier prit le fusil dans le coffre. Par où commencer ? Il y avait une trentaine de boutiques toutes semblables… Ils étaient en train d’hésiter lorsqu’ils furent abordés par une sorte d’épouvantail arborant un brassard rouge et un sourire édenté… Dialogue bruyant, puis Rassoul expliqua :

— C’est lui qui est chargé de dénoncer les étrangers aux soldats. Il demande dix roupies pour nous guider.

Tarif honnête… Malko lui apprit ce qu’il cherchait : la boutique qui avait vendu le fusil. L’épouvantail le prit et l’examina sous toutes les coutures. Visiblement, cela dépassait ses possibilités mentales. Ils se dirigèrent tous vers une échoppe tenue par un gros Pachtou. Thé brûlant, parlotes, hochements de tête. Il semblait plus au courant. Il les expédia trois boutiques plus loin. Nouvelles palabres.

Le propriétaire, nettement méfiant, regardait le fusil d’un air dégoûté. Il tint un long discours pour expliquer que si la griffe d’éjection s’était cassée, c’est qu’elle avait sûrement reçu un choc. On lui assura que la qualité de sa marchandise n’était pas en cause. Malko voulait seulement savoir qui l’avait acheté. Obstiné, le marchand continuait à ne pas répondre. Il leur servit du thé dans des quarts en fer blanc, fait avec de l’eau d’une propreté douteuse. Plusieurs billets de dix roupies changèrent de main et le gros Pachtou commença à mollir.

Enfin, il laissa tomber quelques mots :

— C’est bien lui qui l’a vendu, annonça Rassoul avec un sourire épanoui.

Le cœur de Malko battit plus vite.

— À qui ?

Cela posa un problème. Inquiet, le Pachtou voulait savoir pourquoi… Difficile de lui expliquer la vérité. Malko eut recours à l’arme absolue : le billet de cent dollars. Devant une telle munificence, le patron lui proposa une Kalachnikov soviétique à vingt-cinq mille roupies, une véritable fortune… Puis, pressé de questions, finit par lâcher ce qu’il voulait.

— Il l’a vendu à une femme ! annonça Rassoul.

La gorge de Malko se noua. Il but une gorgée de thé aux amibes. Le marchand le guignait, appuyé à des sacs de toile blanche contenant des armes destinées à des mudjahidins pauvres.

— Qui était cette femme ?

Le marchand répondit avec un sourire édenté et plein de commisération :

— Il n’a pas vu son visage. Elle était voilée. Mais elle parlait pachtou, ainsi que son compagnon.

— Elle n’était pas seule ? insista Malko.

— Non. Un homme l’accompagnait. Plus un chauffeur de taxi. Ils venaient de Peshawar.

C’était vague. Le gros Pachtou, émoustillé à l’idée de vendre sa Kalachnikov continuait, vantant la qualité de sa marchandise.

— Ils ont acheté le fusil, trois pistolets, une mitraillette Bren et un stylo-pistolet comme celui-là…

Il montrait à Malko un stylo noir, pistolet à coup déclenché par l’agrafe. C’était de quoi armer un vrai commando que la mystérieuse femme voilée avait acheté. Ils se retrouvaient au point de départ. Rassoul eut beau pousser le marchand dans ses derniers retranchements, il n’en sortit rien de plus et ils regagnèrent la voiture, déçus. Au moment de partir, l’épouvantail surgit de nouveau, quêtant quelques roupies de plus, ce qui donna une idée à Malko.

— Demandez-lui s’il se souvient de la visite de cette femme.

L’épouvantail s’en souvenait très bien ! Il avait même parlé avec le chauffeur de taxi. Ce dernier lui avait dit dans la conversation que l’homme habitait le Friend’s Hôtel et qu’ils avaient ensuite retrouvé la femme au bazar !

Il ne comprit pas pourquoi Malko lui donna cinquante roupies.

La façade en ruine du cinéma Ferdous disparaissait sous les effigies en carton des stars du film. Le vacarme de la circulation sur GT Road était assourdissant. Des marchands ambulants installés tout autour du cinéma, le plus grand de Peshawar, criaient pour attirer le chaland. Les bus, les camions et les rickshaws se bousculaient sur l’avenue, essayant de ne pas écraser la foule qui émergeait du bazar, en face. Malko et Krisantem s’engagèrent dans une rue défoncée qui partait de GT Road, le long du cinéma. Une enseigne branlante annonçait Friend’s Hôtel, à quelques mètres de là.

Escortés du guide, ils pénétrèrent sous la voûte où ils trouvèrent un peu de fraîcheur. Deux jeunes Pakistanais faisaient la sieste près d’un bureau à l’entrée de l’escalier. Ils se levèrent, stupéfaits de voir des étrangers. L’un d’eux parlait anglais et Malko s’adressa directement à lui.

— Nous cherchons une femme qui habite l’hôtel, annonça-t-il en bluffant.

Le Pakistanais ouvrit des yeux comme des soucoupes. Comme si on lui avait demandé un martien.

— Une femme ! Mais il n’y a jamais de femmes dans l’hôtel. Vous voulez dire une étrangère ?

— Non, fit Malko. Une Afghane.

L’autre secoua la tête.

— Pas d’Afghane. Il y a des réfugiés, au troisième étage. Vous pouvez aller voir.

Ils s’engagèrent dans l’escalier étroit. L’intérieur était étonnamment frais. Ils débouchèrent sur une terrasse desservant plusieurs chambres. Toutes étaient ouvertes et vides. La chaleur était dantesque et le bruit montait de GT Road. Au loin, on apercevait la silhouette du Fort Balahisar dominant la ville avec ses drapeaux et ses vieux canons. Un nuage de poussière flottait au-dessus du bazar. Le seul être vivant sur la terrasse était un jeune homme barbu au visage doux vêtu à la pakistanaise, en train de faire sauter des tomates au-dessus d’un petit réchaud. Malko s’approcha de lui.

— Nous cherchons des réfugiés afghans, dit-il. Une femme et plusieurs hommes.

— Une femme ! fit le jeune homme d’un air choqué. Mais il n’y a pas de femme ici. Des réfugiés, il y en a beaucoup. Moi, je suis de Kabul. Toutes les chambres autour, il y en a ; mais ils sont sortis, maintenant, chercher du travail. Ils viennent le soir.

Il se remit à faire cuire ses tomates. Ils redescendirent. Malko était déçu et pourtant certain que le Friend’s Hôtel le mènerait à quelque chose.

— Nous reviendrons ce soir, dit-il à Elko Krisantem.

Dès que Malko apparut à la piscine, il remarqua la jeune Chinoise qu’il avait croisée deux jours plus tôt dans l’ascenseur, en maillot une pièce. Elle lisait à l’ombre et à l’écart. Elle lui rappela une businesswoman japonaise au charme délicat et aux longs ongles pourpres qu’il avait repéré au comptoir d’enregistrement Air France marqué « AIR FRANCE LE CLUB » du vol Paris-Karachi. Il s’était placé derrière elle, et grâce au plan de la cabine affiché, avait pu choisir un siège voisin du sien.

Plus tard, ils avaient longuement bavardé et bu dans le coin-bar du Club mais il n’avait pas réussi à la « détourner » sur Peshawar. Elle continuait sur Tokyo. Une amoureuse de la cuisine française qui snobait la Japan Airlines. Quand même, avant Karachi, elle avait donné à Malko son numéro de téléphone à Tokyo… De peu d’utilité au fond du Pakistan.

Malko laissa passer un intervalle de temps décent avant de s’approcher de la Chinoise.

— Où avez-vous trouvé ces journaux ? demanda-t-il.

Elle posa son magazine et eut un sourire joyeux.

— À Islamabad.

— Je peux vous en emprunter ?

— Bien sûr !

Un quart d’heure plus tard, il savait tout. Elle s’appelait Meili, était professeur à Shanghai, et se trouvait à Peshawar pour apprendre l’urdu et le pachtou. En attendant de trouver une maison, elle habitait l’hôtel.

Malko but d’un coup la moitié de son lime juice, observé par la jeune Chinoise. Vraiment très appétissante avec ses formes menues et fermes et son visage sensuel et rieur.

— Que faites-vous quand vous ne travaillez pas ? demanda-t-il.

— Oh, je ne sors pas de l’hôtel. C’est difficile ici pour une femme seule.

Malko sauta sur l’occasion.

— Voulez-vous que je vous emmène dîner dans le bazar ?

Elle eut un rire gêné, très oriental.

— Je ne sais pas. Je ne voudrais pas vous importuner…

— Voyons ! dit Malko. Ne soyez pas bête. Je vous prends à huit heures dans le lobby.

Ensuite, il irait au Friend’s Hôtel, interroger les réfugiés afghans. Seule piste permettant de remonter à la mystérieuse femme en rouge.

L’échappement du rickshaw se faisait directement à l’intérieur du véhicule, enveloppant Malko et Meili d’une fumée bleue nauséabonde ! Pétaradant, se faufilant dans la foule du bazar, le conducteur les déposa enfin triomphalement, à demi asphyxiés, en face du Salateen, fleuron gastronomique de Peshawar, dans Cinéma « Road. Des poulets et des brochettes cuisaient en plein air, dans une odeur de charnier et ils se hâtèrent d’emprunter l’escalier menant au premier étage, réservé aux hôtes de marque. Des petits salons permettaient de s’isoler, mais ils trouvèrent la grande salle plus amusante.

Un silence de mort accueillit l’entrée de Meili. Un grand vieillard enturbanné s’étrangla avec son lait de chèvre, les yeux fixés sur les jambes nues de la Chinoise qui se hâta de les cacher sous la table. Le patron se précipita aussitôt pour installer les deux infidèles loin des clients habituels, à cause de la contagion.

— Deux kebabs, demanda Malko.

Le patron, huileux et désolé, hocha la tête négativement.

— Nous sommes mercredi. Pas de viande. Kebab poulet seulement.

Le poulet avait dû descendre la Khyber Pass à pied, mais la sauce à base de piment rouge aurait fait passer n’importe quoi… Meili rosissait à vue d’œil, faisant glisser le tout avec des flots de Seven up. Le Salateen était pourtant le seul restaurant en dehors des gargotes à amibes du Bazar. Ils ne s’éternisèrent pas et en repartirent rassasiés, mais inquiets pour leurs estomacs. Malko profitait pleinement de ces quelques moments de détente. Elko Krisantem était resté à l’hôtel où il reviendrait le chercher avant de se rendre au Friend’s Hôtel.

Bien entendu, il n’y avait pas de taxi en plein bazar. Ils hésitèrent avant de se tasser à nouveau dans un rickshaw-chambre à gaz. Serrés l’un contre l’autre sur le plastique brûlant et sale, ils en rirent. Le véhicule cahotait effroyablement sur les rues défoncées du bazar. Des guirlandes d’ampoules éclairaient violemment le marché aux légumes. En face, des changeurs brandissaient des liasses de billets. Un coiffeur rasait en série à même le trottoir, sur des petits bancs. Ils avançaient au pas, au milieu de la foule de pauvres hères portant des charges colossales, de chevaux, de charrettes à bras…

Un porteur écrasé sous le poids d’un énorme sac se mit à trottiner à côté du rickshaw, les traits tirés par l’effort, la bouche ouverte, des filets de sueur dégoulinant sur sa poitrine nue. Malko éprouva une brusque vague de pitié. C’était encore le Moyen Age… À ce moment, le malheureux tourna la tête vers lui. Il vit deux yeux noirs brillants d’une lueur presque gênante, comme éclairés de l’intérieur, un rictus découvrant des dents très blanches. Il était décharné, les muscles filiformes saillaient sous la peau marron, à peine cachée par les oripeaux. Comment pouvait-il porter une telle charge, plus que son propre poids ? Meili l’observait aussi.

— C’est horrible, murmura-t-elle. Pauvres gens !

Au moment où elle disait cela, l’homme laissa glisser son gros sac à terre d’un geste inattendu, le posant en équilibre juste devant le rickshaw qui freina pour ne pas l’emboutir. Son conducteur se répandit immédiatement en un torrent d’injures. Ces engins n’avaient pas de marche arrière et il était obligé de contourner l’obstacle.

Malko ouvrait la bouche pour dire au chauffeur de se calmer lorsqu’il aperçut le long crochet d’acier, brillant serré dans la main droite du portefaix. Sa pointe acérée lui servait à accrocher ses charges. Il croisa le regard de l’homme et sa gorge se noua. D’un geste instinctif, il se rejeta en arrière. Juste à temps. Le portefaix venait d’abattre son crochet d’acier à l’endroit même où se trouvait le cou de Malko, une seconde auparavant.

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