Malko donna un brusque coup de volant pour éviter un camion pointillé d’ampoules multicolores en train de doubler un bus, complètement sur sa gauche. Ses roues mordirent sur le bas-côté et, pendant quelques secondes, il crut perdre le contrôle de la Buick, le volant sautant entre ses mains comme un animal rétif. Le picotement de la peur courant sur les doigts, il réussit à reprendre le contrôle du véhicule enfin. De nuit, la circulation sur la route Peshawar-Islamabad était presque aussi intense que de jour. Avec, en prime, les charrettes, les ânes et les piétons. Il venait de franchir le grand pont sur l’Indus et avait encore les deux tiers du chemin à parcourir.
Chaque kilomètre augmentait sa tension nerveuse. Il était persuadé maintenant que l’hypothèse qu’il avait échafaudée était la bonne. Et qu’il touchait donc au but.
Il essayait de se maintenir à 130, le maximum possible entre la chaussée défoncée et la circulation. Deux heures à peine s’étaient écoulées lorsqu’il aperçut le panneau indiquant Rawalpindi-Islamabad. Les deux villes jumelles s’étendaient sur des kilomètres, dans une plaine plate comme la main, coupée des méandres de la Soan River. Se fiant à son excellent sens de l’orientation et à l’étude de sa carte, il se retrouva sur le Mail, à Rawalpindi, passa devant l’Intercontinental et prit Airport Road, l’aéroport se trouvant juste entre les deux villes. Il y avait très peu de circulation et pratiquement pas de piétons.
Finalement, il aboutit dans une interminable avenue rectiligne bordée surtout de terrains vagues, avec un building de temps à autre qui l’amena droit au « point zéro », le centre géographique d’Islamabad. Par chance, deux motards pakistanais veillaient sur le carrefour, appuyés sur leurs Honda blanches et ils le renseignèrent. Miracle, ils parlaient anglais.
— Vous allez au bout de Kyaban-E-Sunrawardi, expliqua l’un d’eux. Ensuite, à gauche, dans la troisième avenue et la première rue à gauche encore. La maison que vous cherchez doit se trouver à côté de l’ambassade de Jordanie.
Il repartit. La capitale administrative du Pakistan ressemblait à un grand parc coupé d’immenses avenues rectilignes, bordées parfois d’un bâtiment futuriste, et la plupart du temps, vierges de toutes constructions. Une sorte de Brasilia inachevé. La ville était découpée en blocs avec des lettres et des numéros, comme un camp… À chaque carrefour, d’innombrables panneaux indiquaient les noms des gens habitant dans la rue. Dès qu’il entra dans le quartier résidentiel, il ne vit plus personne. C’étaient des alignements de villas perdues dans la verdure, la plupart du temps, sans numéro, ni nom. Allah devait être particulièrement bien disposé à son égard, car il finit par trouver l’ambassade de Jordanie grâce au drapeau flottant sous le clair de lune et aux deux sentinelles dans le jardin. À côté se trouvait une villa blanche entourée d’un petit jardin. Et miracle, il y avait un numéro bien apparent : 66.
C’était la villa de Yasmin Munir !
Il gara la Buick dans le drive-way, récupéra le Colt qu’il glissa dans sa ceinture, à même la peau, sous sa chemise et il sonna. La chaleur était moins lourde qu’à Peshawar et moins sèche.
Trois minutes plus tard, il avait toujours le doigt sur la sonnette, sans résultat… Il fit le tour de la maison, ne vit aucun véhicule, revint à la porte et se mit à tambouriner comme un sourd. Enfin, une lumière s’alluma et la porte s’ouvrit sur un Pakistanais affublé de grosses lunettes, un gourdin dans la main droite, pieds nus.
— Je cherche Yasmin Munir, dit Malko.
— Pas là, fit le domestique. Sortie.
Et « clac », il referma brutalement la porte, sans laisser à Malko le temps de dire un mot.
C’est ce qu’on appelle l’hospitalité orientale. Malko regagna la Buick, mit la climatisation et s’installa. Si Yasmin était sortie, elle allait fatalement rentrer. Le tout était de s’armer de patience.
Le pinceau blanc de deux phares balaya la lunette arrière de la Buick, arrachant Malko à sa réflexion bercée par les plaintives chansons urdus de la radio. Il descendit. Une vieille Austin Princess, haute sur pattes, venait de stopper derrière lui. Un chauffeur quitta son volant et se précipita pour ouvrir la portière arrière.
Une femme descendit de la voiture. Lorsqu’elle passa dans la lueur des phares, Malko reconnut Yasmin, plus altière que jamais dans une tenue violette, les cheveux relevés en chignon. Seule, ce qui simplifiait les choses. Il sortit de l’ombre au moment où elle atteignait sa porte et elle se retourna en entendant ses pas. Elle poussa un petit cri effrayé, puis, reconnaissant Malko, s’immobilisa, son trousseau de clefs à la main.
— Mais que faites-vous ici ?
— D’abord, le plaisir de vous revoir, fit galamment Malko, et puis un autre élément que j’aimerais vous expliquer.
— Entrez, dit Yasmin. Vous avez de la chance que la soirée ait été ennuyeuse, sinon, je serais revenue beaucoup plus tard.
Sa tunique violette, fermée de multiples boutons, descendait presque jusqu’aux genoux, moulant son corps d’une façon presque indécente. Elle fit pénétrer Malko dans un spacieux living aux murs blancs, décoré de tableaux modernes et de tapis et ils s’installèrent sur un grand canapé en demi-lune.
On revenait à la civilisation. Tout un panneau de la pièce était occupé par un téléviseur, un magnétoscope Akaï et une chaîne hi-fi. À côté, une table en verre supportait des bouteilles de J & B, de gin, de cognac.
Les cheveux relevés sur la nuque donnaient presque à Yasmin un air sévère, démenti par les immenses yeux légèrement en amande et cette bouche pulpeuse dans laquelle on avait envie de mordre. Elle alluma une cigarette, croisa les jambes, installée assez loin de Malko.
Comme si rien ne s’était jamais passé entre eux.
— Alors ?
Chacun de ses gestes était un petit chef-d’œuvre de lascivité involontaire. La soie tendue sur ses cuisses charnues attirait le regard de Malko, comme un aimant.
— Je voudrais vous parler de votre amie Nasira, dit Malko.
Yasmin fronça les sourcils.
— Nasira, fit-elle d’une voix un peu troublée, pourquoi ?
— Je me demande si elle ne travaille pas pour les Services de Renseignements soviétiques, lâcha Malko. Et si elle n’est pas impliquée directement dans la mort de Bruce Kearland.
Le regard de Yasmin Munir sembla foncer encore. Puis une esquisse de sourire détendit sa belle bouche.
— Vous êtes fou ! Nasira, travailler pour les Russes ! Mais elle passe sa vie à recueillir des renseignements sur la Résistance et à aider les Américains.
— Je sais, dit Malko. Cela peut être une couverture.
Yasmin secoua la tête avec une expression pleine d’incrédulité.
— J’ignore qui a pu vous mettre cela dans la tête, mais je réponds de Nasira comme de moi-même.
— Personne ne m’a rien mis dans la tête, dit Malko. Vous pensez à Sayed Gui, n’est-ce pas ? Il s’agit seulement de coïncidences et d’indices que j’ai relevés moi-même. Je sais très bien que Nasira collabore depuis longtemps avec la CIA.
La jeune femme lui jeta un regard aigu, mais ne fit aucun commentaire. Elle semblait brusquement contrariée. Ce qui était normal étant donné les liens qu’elle entretenait avec Nasira Fadool. Malko en profita pour avancer un petit pion.
— Vous connaissez le passé de Nasira, comme moi, dit-il. Cela ne vous étonne pas qu’elle ait un amant ?
La question laissa d’abord Yasmin sans voix, puis elle demanda aussitôt :
— Qui ?
— Fred Hall.
Yasmin eut un sourire entendu.
— Fred ! Oh non, il est seulement amoureux d’elle. Il s’agit uniquement d’une complicité intellectuelle.
— Peu importe, coupa Malko, ce n’est pas l’essentiel.
Yasmin tira sur sa cigarette avec un certain agacement.
— Vous n’êtes quand même pas venu de Peshawar en pleine nuit uniquement pour me dire que Nasira travaille pour les Soviétiques, demanda-t-elle. Il y a une autre raison, je suppose.
— Exact, dit Malko. Je pense que vous êtes en danger de mort.
Cette fois, Yasmin sursauta de stupéfaction.
— Moi ! Mais pourquoi ?
— À cause de Bruce Kearland.
— Mais il est mort.
— Exact, dit Malko. Il a été tué parce qu’il possédait une information dangereuse pour les Soviétiques. Quelque chose sur une opération en cours ou en préparation. Cinq autres personnes ont été abattues par un commando venu de Kabul, à mon avis, pour la même raison. Le lien entre tous ces meurtres est la mystérieuse femme en rouge qui a assassiné Bruce Kearland pratiquement sous mes yeux et nous a toujours glissé entre les doigts. C’est elle qui donnait les ordres au commando. Je me demande si ce n’est pas Nasira.
— C’est idiot, coupa sèchement Yasmin. Vous ne pouvez pas savoir à quel point.
Il la sentait bouillant de rage.
— Peut-être, dit Malko, mais je suis arrivé à la conclusion que tous ces meurtres avaient un lien avec le Lowgar. Les quatre hommes assassinés avaient tous combattu là-bas et Bruce Kearland y avait séjourné.
— Il y a deux ans, fit remarquer Yasmin.
— C’est vrai, dit Malko. Mais je pense que le mystère remonte à cette période. J’ai cherché les documents que Bruce pouvait posséder à cette époque. Je n’ai rien trouvé. Fred Hall m’a alors dit que c’est vous qui deviez tout avoir. Voilà pourquoi je suis venu ce soir. Car si vraiment, vous possédez des documents de ce genre, ceux qui ont éliminé Bruce et les autres voudront également se débarrasser de vous.
Yasmin tira nerveusement sur sa cigarette. L’incrédulité avait remplacé la rage dans ses yeux noirs.
— Quels documents cherchez-vous ?
— Je ne sais pas vraiment, dit Malko. Des photos, des notes. Vous n’avez rien de tout cela ?
— Si, je pense, j’ai quelques photos, dit Yasmin après une courte hésitation. Mais je ne sais plus très bien où elles sont.
— Il faudrait les retrouver, dit Malko, ce peut être très important. La conférence des chefs de la Résistance a lieu dans quarante-huit heures.
— Oui, je comprends, dit Yasmin, mais je crois que vous vous trompez. De toute façon, il y a seulement quelques photos de Bruce dans le Lowgar, comme il en a toujours fait lorsqu’il allait dans l’intérieur. Je peux vous les chercher.
— S’il vous plaît.
Yasmin fronça les sourcils devant son insistance.
— Vous ne voulez pas dire maintenant ?
— Je préférerais.
Elle éclata de rire.
— Écoutez, j’ai sommeil et je n’ai pas envie de farfouiller en pleine nuit dans des vieux cartons. Je ferai cela demain matin. Elles ne vont pas s’envoler d’ici là.
Malko sentit qu’il ne pouvait la convaincre.
— Bien, dit-il, mais je reste ici. Je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose.
— J’ai un gardien, fit observer la jeune femme.
— Ce n’est pas un gardien qui vous protégera, dit Malko. Je reste.
— Si vous voulez, fit la jeune femme. (Elle étouffa un bâillement.) Nous n’allons pas rester ici toute la nuit.
Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier, se leva et tira machinalement sur sa tunique, ce qui eut pour effet de faire saillir encore plus ses seins sous la soie violette. Leurs regards se croisèrent et Malko sut instantanément ce qui allait arriver. Il marcha sur elle et la prit dans ses bras, l’attirant contre lui. Cette fois, Yasmin réagit encore plus fort que les autres fois. Leurs bouches se collèrent l’une à l’autre, il se mit à parcourir son corps à travers la soie, et elle gémit. Renonçant à enlever la tunique, il tira sur l’étroit pantalon, jusqu’à ce qu’il ait découvert les longues jambes brunes.
Puis, il la prit toujours avec le même plaisir. Ayant l’impression de s’enfoncer à l’intérieur d’une caverne tapissée de miel.
Malko était étendu dans le noir, une partie des cheveux de Yasmin répandus sur sa poitrine ; la jeune femme dormait en travers du lit, comme une enfant. Lui n’arrivait pas à dormir. Pourtant, le cadran lumineux de sa Seiko-quartz indiquait quatre heures. Soudain un craquement léger attira son attention. Cela venait de l’étage supérieur, là où se trouvait le living-room. Il se reproduisit, à intervalles irréguliers. Tout à coup, Malko sentit les battements de son cœur s’accélérer. Un bruit sec, assez fort, avait troublé le silence. Cette fois, c’était facilement identifiable, on venait de forcer une des portes-fenêtres du living donnant sur le jardin !
Tout doucement, Malko secoua Yasmin qui ouvrit les yeux. Collant sa bouche à son oreille, il souffla.
— Quelqu’un est en train d’essayer d’entrer en haut. N’allumez pas, et n’ayez pas peur.
Elle demeura silencieuse quelques secondes, puis se leva et passa une robe de chambre en soie, dont elle noua nerveusement la cordelière. Malko avait enfilé son pantalon et récupéré le Colt. Ils attendirent, prêtant l’oreille. Des craquements de planches leur parvinrent, très distincts : on marchait au-dessus de leur tête. Yasmin écouta attentivement, puis se tourna vers Malko.
— Ils sont dans le living.
— Restez-là, dit Malko, je vais voir.
Il avait une idée précise de ce qu’il risquait de trouver. Yasmin passa soudain devant lui, se dirigeant vers l’escalier.
— J’y vais, dit-elle.
Il n’eût pas le temps de l’en empêcher. Elle avait ouvert la porte et s’était engagée dans l’escalier de marbre en colimaçon. Malko la suivit à quelques mètres, pieds nus, absolument silencieux. Le froid du marbre le fit frissonner. Il était invisible derrière Yasmin. Celle-ci s’arrêta à l’entrée du living. Puis, sans allumer, elle traversa en direction du bureau. Le faisceau d’une torche électrique l’enveloppa soudain et elle s’immobilisa. La personne qui tenait la lampe devait se trouver à l’entrée du bureau. D’une voix étranglée, Yasmin demanda :
— Qui est là ?
Comme il n’y avait pas de réponse, elle fit un pas de côté et alluma. Malko n’eut que le temps de se reculer. Il y avait en face du canapé en demi-lune une grande glace murale. Il y vit le reflet du visage fatigué de Nasira Fadool, une torche dans la main gauche et un petit pistolet dans la droite. Durant quelques secondes, il ne se passa rien. Atterrée, Yasmin regardait l’arme dans la main de son amie. Malko sentit qu’elle avait envie de se retourner vers lui, mais heureusement, elle n’en fit rien…
— Nasira ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
L’intruse ne répondit pas tout de suite. Malko vit que son regard balayait la pièce, méfiant. Elle avait vu la Buick blanche dehors et le cherchait.
— Tu ne t’en doutes pas ? dit-elle d’une voix froide.
Yasmin secoua la tête.
— Non.
— Notre ami Malko n’est pas ici ?
— Non. Pourquoi ?
Yasmin paraissait avoir retrouvé son contrôle. Malko la bénit.
— Menteuse ! fit Nasira d’un ton amusé. Tu n’es qu’une femelle en chaleur. Dès qu’un homme te touche…
Yasmin fit un pas en avant, et répéta d’une voix plus ferme :
— Que fais-tu chez moi à cette heure-ci, avec une arme ?
Nasira Fadool baissa légèrement son pistolet et répondit placidement :
— Je cherche quelque chose dont j’ai besoin. Ensuite, je m’en irai. Et je te conseille de ne pas parler de ma visite…
Yasmin se rapprocha un peu du bureau.
— Que cherches-tu ?
— Cela ne te regarde pas. Reste où tu es.
La voix était devenue plus sèche ; malgré la mise en garde Yasmin avança et poussa un cri.
— Qui est cet homme ! Que fait-il ?
Malko se raidit. Ainsi, Nasira n’était pas seule. Il entendit alors le bruit de livres que l’on jetait à terre, de tiroirs ouverts brutalement. On fouillait le bureau. Le compagnon invisible de Nasira. Celle-ci dit d’une voix plus douce :
— Écoute, Yasmin, n’aie pas peur, c’est une affaire qui te dépasse. J’ai besoin d’un objet sans valeur pour toi. Je t’expliquerai plus tard. Laisse-moi faire.
Yasmin ne répondit pas, les yeux fixés sur son bureau dévasté. Le tumulte continuait. À cet instant, Malko, sans voir Nasira qui ne se reflétait plus dans la glace, eut la conviction qu’elle avait l’intention d’abattre Yasmin. Il lui était impossible de laisser un témoin de cette importance qui aurait vu ce qu’elle emportait. Il n’avait plus le choix. Son doigt fit doucement glisser le cran de sûreté du colt et il ramena le chien en arrière, ce qui fit un petit « cliq » métallique.
— Qu’est-ce que c’est !
La voix de Nasira Fadool avait claqué comme un coup de fouet. Malko avança de quelques centimètres, aperçut de profil la silhouette dans la glace. Le bras tenant l’arme était tendu, elle allait faire feu. Il ne pouvait plus faire courir ce risque à Yasmin. S’aplatissant contre le mur, il laissa juste dépasser le canon de son arme et cria :
— Nasira, jetez votre arme !
L’écho des paroles de Malko était à peine retombé que trois détonations explosèrent faisant sauter le plâtre du mur, près de la main de Malko. Nasira tenait son pistolet à deux mains, comme une professionnelle, les genoux fléchis, le buste en avant. Yasmin plongea derrière un canapé avec un cri de terreur. Malko voulait Nasira vivante, avec son complice.
Visant le plafond, il tira et la détonation du Colt fit trembler les vitres.
Une autre détonation lui répondit aussitôt et il se rejeta en arrière dans l’escalier. À son immense surprise, il vit Nasira Fadool faire un pas en avant comme si on lui avait donné une violente tape dans le dos, puis tomber un genou à terre, sans lâcher son pistolet. Son index pressa encore la détente et deux balles partirent se perdre dans les murs.
Yasmin hurlait.
Malko bondit de sa cachette. À temps pour croiser le regard déjà vitreux de Nasira. Il la contourna, son arme braquée sur le bureau, vit le trou rouge dans sa nuque : son complice lui avait tiré une balle par-derrière. Il leva les yeux sur le bureau en désordre. La porte-fenêtre était ouverte. L’homme venait de s’enfuir dans le jardin. Yasmin se précipita, hystérique, sur le corps inanimé de son amie.
— Nasira ! Nasira ! Qu’est-ce que tu as !
Nasira ne répondit pas, figée dans l’immobilité définitive de la mort. Colt au poing, Malko traversa le bureau en trombe, déroula dans le jardin, à temps pour voir une silhouette escalader la grille. Il tira, mais rata. Yasmin ne courait plus aucun risque, il avait les mains libres. Il escalada à son tour la grille et se rua vers sa Buick. Torse nu, il se glissa au volant et partit en marche arrière.
Une voiture le frôla, filant vers Constitution Avenue. Le temps de terminer sa manœuvre, il avait perdu cent mètres. Quand il déboucha à son tour dans l’avenue rectiligne, et déserte, il n’aperçut que les feux arrière de celui qu’il poursuivait. Heureusement que la circulation était nulle. Appuyant sur l’accélérateur, il gagna de la vitesse. L’autre continuait tout droit, brûlant tous les feux rouges, ce qui n’avait pas une grande importance à cette heure. Pourtant, un camion faillit emboutir Malko… Peu à peu celui-ci se rapprochait. L’autre voiture étant nettement moins puissante.
Malko parvint assez près pour lire le numéro d’immatriculation. C’était une plaque diplomatique mais il ignorait de quel pays. Une Mazda.
Il tenta de doubler, mais l’autre donna un coup de volant et il dut se rabattre. Il y avait un seul homme à bord.
Au bout de Constitution Avenue, passé le centre commercial, celui qu’il poursuivait tourna brusquement à gauche, et Malko l’imita. Deux motards pakistanais stationnaient à un croisement. Médusés, ils virent passer les deux véhicules à toute vitesse, mais n’intervinrent pas. Le fuyard sentait qu’il ne pouvait échapper à Malko, se contentant de garder le milieu de la route. Où pouvait-il aller ?
Ils quittèrent Khyaban-E-Suhrawardi pour Murree Road qui était son prolongement. Les terrains non construits étaient de plus en plus nombreux. Ils sortaient d’Islamabad. Malko, de sa main gauche, essaya de tirer dans les pneus de l’autre véhicule, mais c’était pratiquement impossible. Il gâchait des munitions dont il pouvait avoir besoin. Ils parcoururent ainsi au moins cinq kilomètres. Soudain, sur sa gauche, il vit surgir l’important complexe en brique rouge de l’ambassade américaine. La Mazda passa devant en trombe. Une modeste borne blanche apparat dans ses phares, annonçant la construction prochaine bien qu’hypothétique, d’une ambassade de Birmanie.
Maintenant, ils étaient en pleine campagne, avec à gauche une étendue pierreuse et, à droite, des petits bois.
Une grille apparut sur la gauche clôturant une pelouse. Au même moment, le son aigu d’un Klaxon fit sursauter Malko. Automatiquement, il se retourna : personne. Il comprit : c’était celui qu’il poursuivait qui continuait à klaxonner comme un fou ! Qui voulait-il prévenir ?
Un grand bâtiment blanc aux colonnades massives apparut, une étoile rouge lumineuse sur son fronton : l’Ambassade Soviétique.
Au même moment, les « stop » de la Mazda s’allumèrent et la distance entre les deux véhicules diminua brusquement. L’autre ralentissait. Il allait se réfugier à l’ambassade soviétique !
De nouveau, Malko tenta en vain de le dépasser. Il aperçut les grilles de l’ambassade, puis le grand portail avec, en face les tentes des soldats de garde. Deux sentinelles somnolaient près d’une guérite. La voiture poursuivie continua, puis soudain, donna un violent coup de frein. Malko vit, au coin de la grille, une porte de garage qui commençait à se relever avec une sage lenteur. Celui qui conduisait vira brusquement à gauche, plongeant vers le garage.
Malko ne sut jamais ce qui était arrivé. La voiture s’engouffra dans l’ouverture encore insuffisante pour la laisser passer. Il y eut un fracas effroyable et la Mazda demeura coincée dans la porte à demi-relevée, le pavillon écrasé.
Malko s’arrêta pile et sauta de sa voiture, courant vers le véhicule immobilisé. Le gâchis était effroyable. Le bord tranchant de la porte du garage avait fait effet d’une guillotine, pulvérisant le pare-brise et fauchant les montants avant du pavillon. Il aperçut avec horreur sur la banquette arrière, la tête du conducteur, décapité sous le choc… C’était atroce : les deux mains étaient encore crispées sur le volant, le corps effondré, mêlé aux tôles et au pare-brise déchiquetés.
Des cris et des appels éclatèrent derrière lui. Il n’avait pas beaucoup de temps.
Contournant la voiture accidentée, il tenta d’ouvrir la portière avant, mais dut y renoncer, parvint enfin à forcer l’arrière droite. L’intérieur sentait le sang, la poussière et déjà l’essence. Il inspecta du regard la banquette arrière. À part la tête, il n’y avait rien. Rien non plus sur le « siège du mort ». Enfin, il aperçut un objet rectangulaire posé sur le plancher et s’en empara. C’était un album relié en cuir marron.
Alors qu’il émergeait, il entendit du bruit derrière lui et se retourna pour voir un soldat pakistanais braquant son fusil d’assaut sur lui d’un air menaçant : Torse nu, sans chaussures, vêtu uniquement d’un pantalon, Malko avait une allure insolite pour un supposé diplomate ! Le soldat l’interpella en urdu, et Malko se dit qu’il valait mieux ne pas tenter de s’enfuir. L’autre mourait de peur et son doigt était crispé sur la détente de son arme. Il s’immobilisa sans lâcher l’album. Une cavalcade et des cris se firent entendre, venant de la rampe intérieure du garage. Des appels en russe et en urdu ! Il était coincé ! Alors qu’il avait probablement la solution au mystère Bruce Kearland.
Le soldat pakistanais lui enfonça le canon de son G3 dans l’estomac, se plaçant entre la voiture accidentée et lui.
Malko aperçut plusieurs Soviétiques qui montaient la rampe en courant. La rage l’étouffait, il allait perdre le précieux album. Soudain, il y eut une sorte de sifflement « humide » et la Mazda s’enflamma d’un coup avec un « plouf » sourd, comme une fusée de feu d’artifice. L’arrière explosa projetant des débris de tôle, de verre et de l’essence enflammée. Mitraillé de débris, le soldat pakistanais sembla s’enflammer.
Il poussa un hurlement, lâcha son fusil et commença à se rouler par terre, pour éteindre les flammes qui attaquaient son uniforme. Malko tomba à terre. Il courut vers sa voiture serrant l’album. Le soldat pakistanais l’avait protégé du feu. Le moteur tournait toujours et il n’eut qu’à mettre en marche arrière pour filer en trombe devant la Mazda en train de brûler et le soldat pakistanais hurlant de douleur. Les Soviétiques, bloqués par l’incendie, étaient restés à l’intérieur de la rampe. La tête dans les épaules, Malko fonça, se dirigeant vers l’est, ne voulant pas repasser devant le poste de garde pakistanais, en face de l’ambassade. La lueur de l’incendie diminua dans son rétroviseur, jusqu’à ne plus être qu’un point lumineux. Il ralentit cinq kilomètres plus loin, sûr de ne pas être suivi.
La route s’allongeait devant lui, sombre et rectiligne, avec une chaîne de montagnes à sa gauche. Il fallait qu’il retrouve le chemin de Rawalpindi par un itinéraire détourné. Heureusement que sa plaque diplomatique le protégeait des inquisitions de la police pakistanaise… Il regarda l’album posé à côté de lui, impatient de l’ouvrir. Il renfermait sûrement le secret de la mort de Bruce Kearland.