I. LA MUSIQUE DU BALLET DES GÉANTS

Un conseil de Merlin l'Enchanteur. – Samuel Pepys trouve que Stonehenge vaut le déplacement. – Des antiquomanes aux archéologues. – Un astronome dans la plaine de Salisbury. – L'étonnante découverte de Hawkins. – Un observatoire et un calendrier. – Des grosses pierres bien embarrassantes. – D'où venaient les architectes ? – Les linguistes chez les « primitifs ». – Connaissez-vous un contremaître sans calepin ? – De la connaissance et de l'écriture visible. – Hypothèses sur l'écriture disparue. La tradition contre l'écriture. – L'énigme d'un langage initial.

Au Ve siècle de notre ère, Aurélius, héritier du trône breton, voulut élever un monument à la mémoire de ses hommes massacrés par les saxons. Il engagea Merlin l'Enchanteur, astrologue et magicien. Et Merlin lui dit : « Si c'est vraiment ton désir d'honorer la sépulture de ces hommes par un ouvrage qui défie les siècles, envoie chercher le Ballet des Géants à Killaraus, une montagne d'Irlande. Là-bas se dresse un monument de pierres tel que, de nos jours, nul ne serait assez puissant – à moins qu'il ne fût infiniment sage ! – pour en édifier un semblable. Car les pierres sont énormes, mais jamais on ne vit pierres jouir d'autant de vertus et receler autant de mystère… »

Aurélius dépêcha une armée. Les soldats ne purent déplacer les blocs et voler le Ballet des Géants. Alors Merlin prononça des formules magiques et les pierres s'allégèrent, furent aisément halées jusqu'à la côte, embarquées et amenées jusqu'à Stonehenge, sur le plateau de Salisbury, « où elles demeureront éternellement ».

Telle est, dans la fantaisiste et merveilleuse Histoire des rois de Bretagne, de Geoffroi de Monmouth, qui date de 1140, la première mention de cet ensemble de grès et de calcaire qui constitue, entre Galles et Cornouailles, le plus étonnant de tous les monuments mégalithiques. Durant cinq siècles, on accepta la légende de Geoffroi de Monmouth. En 1620, le roi Jacques 1er envoya l'architecte Inigo Jones examiner Stonehenge, qui conclut à un temple romain. Samuel Pepys note dans son Journal que ces pierres « valaient bien le déplacement ». Et il ajoute : « Dieu sait à quoi elles pouvaient servir ! »


Le premier chercheur fut John Aubrey, à qui l'on doit des potins sur la vie privée de Shakespeare, antiquomane et voleur distingué de vestiges précieux. Il fit les premières découvertes topologiques, remarqua les alignements de trous et les cercles concentriques de pierres levées. Pour Aubrey, Stonehenge est d'origine druidique. Ce fut aussi la conclusion, un siècle plus tard, d'un autre antiquomane, le Dr Stukeley, ami de jeunesse d'Isaac Newton.

Les fouilles systématiques commencèrent en 1801, Cunnington creusa sous la Pierre du Sacrifice, ne trouva rien, et plaça une bouteille de porto à l'intention des archéologues futurs. Cent ans plus tard exactement, le professeur Gowland découvrait, sous la couche romaine, quatre-vingts haches et marteaux de pierre, attestant l'origine plusieurs fois millénaire du Ballet des Géants. En 1950, le carbone 14 permettait de dater les trous d'Aubrey : 1848 avant J.-C. Quelle est cette construction complexe du néolithique ? À quoi pouvait-elle servir ? comme se le demandait Samuel Pepys.

Le plan complet, reconstitué par les archéologues, révèle, à travers les ruines et le désordre accumulé par les siècles, une structure rigoureuse :

Une circonférence de cent quinze mètres de diamètre, délimitée par un fossé bordé de deux talus, l'un intérieur, l'autre extérieur, et ne comportant qu'un passage pour l'entrée. Presque immédiatement concentrique, un cercle de cinquante-six trous dits « trous d'Aubrey ». Inscrit dans ce cercle et perpendiculaire à l'entrée, un rectangle délimité aux quatre angles par des pierres dont il ne subsiste que deux. Un cercle de trente et un mètres de diamètre, comportant trente pierres de vingt-cinq tonnes chacune, reliées les unes aux autres par des linteaux, formant donc une suite continue de dolmens. Un cercle de cinquante-neuf pierres, un fer à cheval, orienté vers l'entrée, de dix blocs, pesant chacun une cinquantaine de tonnes, reliés deux à deux par des linteaux horizontaux, ce qui forme donc cinq dolmens. Un fer à cheval de dix-neuf pierres, trois monolithes ou menhirs, l'un au centre, l'autre à l'entrée, le dernier à l'extérieur du fossé et placé au milieu de l'avenue d'accès.

Enfin, pratiquement invisibles sur le terrain et en partie conjecturaux, entre les trous d'Aubrey et les trente pierres de vingt-cinq tonnes, deux cercles comportant, l'un trente trous, l'autre vingt-neuf.


Gerald S. Hawkins, professeur d'astronomie à l'université de Boston, est d'origine anglaise. Il revint au pays voici quelques années, affecté à une base expérimentale de missiles, dans le sud-ouest anglais, à Larkill. C'est à côté de Stonehenge. Il visita, comme les trois cent mille touristes annuels. On lui expliqua que le matin du solstice d'été, si l'on se place au milieu du monument, on voit le Soleil se lever au-dessus d'une des pierres placées à l'écart, la Heel Stone. Il vérifia de ses propres yeux. Puis il commença de se poser des questions. Et cet astronome se fit archéologue. Fred Hoyle devait, par la suite, vérifier les calculs de Hawkins qui, dans un ouvrage paru à New York en 1965, confirmait sa première intuition : ces alignements constituent un observatoire astronomique complexe.

Un premier examen le convainquit qu'il y avait une bonne centaine d'alignements possibles. Comment repérer ceux qui étaient significatifs ? Un tel décryptage eût pris des mois. Hawkins s'assura le concours d'un ordinateur, affectueusement baptisé « Oscar », à qui il fournit, d'une part les alignements possibles de Stonehenge, d'autre part les positions clés (levers, couchers, culminations, etc.) des principaux corps célestes, Soleil, Lune, planètes, étoiles.

Oscar se mit donc à signaler ce qu'il voyait dans le ciel, tel mois, tel jour, à telle heure, entre tel et tel mégalithe. Le résultat fut surprenant.

Si les planètes et les étoiles étaient complètement dédaignées, Stonehenge permettait en revanche de repérer toutes les positions significatives de la Lune et du Soleil et de suivre leurs variations saisonnières. Les graphiques et les tableaux établis par Hawkins ne laissent aucun doute. Oscar venait d'expliquer à quoi servaient les mégalithes. Mais il n'y a pas que des mégalithes à Stonehenge : ses constructeurs ont élevé des pierres, ils ont aussi creusé le sol. Cinquante-six trous d'Aubrey. Trente trous. Vingt-neuf trous, cinquante-six, trente, vingt-neuf… À quoi pouvaient bien correspondre ces chiffres ? Une fois le problème posé, les données étaient assez simples : les hommes de Stonehenge semblent n'avoir consacré leur attention qu'au Soleil et à la Lune. Les levers, les couchers, les culminations de chacun de ces astres sont certes dignes d'intérêt. Mais bien plus encore, certainement, ces événements spectaculaires où le Soleil et la Lune se rencontrent : les éclipses. L'astronomie moderne se consacre moins à l'observation des rythmes qu'à la physiologie des mécanismes. Mais Hawkins se souvint de l'« année métonique ». L'astronome grec Méton remarqua que tous les dix-neuf ans, la pleine lune retombait aux mêmes dates du calendrier solaire, les éclipses obéissant au même cycle. En fait, il ne s'agit pas exactement de dix-neuf ans, mais de dix-huit années soixante et une – ce qui doit être aménagé pour être inclus dans un calendrier régulier (comme nous le faisons par exemple avec notre journée supplémentaire des années bissextiles). En arrondissant toujours à dix-huit ou à dix-neuf, l'erreur fût apparue trop rapidement. Mais en formant un plus grand cycle à partir de ce petit cycle métonique aménagé tantôt à dix-huit, tantôt à dix-neuf, on obtient une exactitude valable pendant des siècles. L'approximation la plus satisfaisante, le calcul le montre rapidement, est un grand cycle 19 + 19 + 18. Calculez. On obtient cinquante-six. Le nombre même des trous d'Aubrey. (Signalons en passant que le nombre cinquante-six, que l'on voit ainsi apparaître pour la première fois dans l'histoire de l'humanité à cette occasion, est le nombre de l'alchimie, la masse de l'isotope stable du fer.) Hawkins, non content de découvrir ce fait, imagina que le cercle d'Aubrey, associé aux mégalithes, pouvait alors permettre la prévision des éclipses. Les dates des éclipses ayant eu lieu à l'époque de la construction de Stonehenge furent calculées. Oscar fut de nouveau mis à contribution. Conclusion positive encore une fois : un système de pierres déplacées au long du cercle d'Aubrey devait permettre de prévoir les années à éclipses. Et les jours ? Le mois lunaire est de vingt-neuf jours cinquante-trois. Deux mois lunaires forment donc un compte rond de jours : cinquante-neuf. On retrouve les trente trous et les vingt-neuf trous. On retrouve aussi un autre cercle non encore cité parce que presque entièrement conjectural, qui aurait peut-être comporté cinquante-neuf pierres bleues… Hawkins, spéculant sur les cinquante-six trous d'Aubrey, les trente trous, les vingt-neuf trous et la Heel Stone (c'est sur ce menhir que toutes les observations doivent être faites), est arrivé non seulement à retrouver les dates exactes des éclipses survenues à l'époque de la construction, mais aussi à calculer par exemple la date de notre fête mobile de Pâques, survivance chrétienne, comme on le sait, d'une ancienne tradition païenne. Stonehenge est donc bien un observatoire et un calendrier.


Jusqu'à présent personne, à notre connaissance, n'a réfuté la thèse de Hawkins. D'ailleurs le calcul des probabilités indique qu'il n'y a qu'une chance sur dix millions pour que les alignements significatifs soient une coïncidence. L'énigme de Stonehenge n'en est pas pour autant résolue. Mais les problèmes matériels et culturels que soulèvent la construction de ce monument d'une part, les caractéristiques hétérodoxes du phénomène mégalithique dont fait partie Stonehenge, d'autre part, constituent un extrême embarras pour les préhistoriens. De sorte que l'on préfère ignorer Stonehenge. Que l'on ouvre par exemple un des plus récents manuels de préhistoire paru en France et publié sous la direction d'un de nos spécialistes à juste titre considéré comme éminent. Il y a trois cent cinquante pages d'une typographie dense. L'index des sites préhistoriques mentionnés comporte des dizaines et des dizaines de noms. Mais Stonehenge n'est pas cité.

Les roches que comporte le monument ne sont pas tirées du sous-sol immédiat. Les pierres bleues, qui pèsent en moyenne cinq tonnes chacune, proviennent d'une mine située à quelque quatre cents kilomètres. Leur transport dut se faire par mer et par terre, avec des traversées de rivières. Par quel moyen ? D'autres blocs pèsent entre vingt-cinq et cinquante tonnes. Les carrières d'où ils furent extraits sont plus proches de Stonehenge. Mais il fallut les arracher au sous-sol, les transporter, les tailler. Toutes les pierres sont travaillées de main d'homme, notamment celles qui sont légèrement incurvées pour corriger l'illusion optique. (Si elles étaient complètement rectilignes, on les verrait concaves.) Ensuite il fallut les dresser. Puis élever et placer les tables des dolmens. Le tout avec une précision au centimètre, si l'on admet les intentions astronomiques démontrées par Hawkins. L'opération ne serait déjà pas simple aujourd'hui. Sans compter les calculs théoriques faisant appel aux lois mathématiques, physiques, mécaniques.

On tient maintenant pour acquis que Stonehenge a été construit en plusieurs fois, dans une période allant de 2000 à 1700 avant J.-C., avec peut-être un plus grand recul dans le temps pour la première implantation. Or, la préhistoire prétend connaître parfaitement les hommes qui peuplaient alors les îles anglo-saxonnes. Ce sont ceux de l'âge de pierre, qui vont bientôt connaître le cuivre et le bronze et qui commencent à pratiquer l'élevage et l'agriculture. Culturellement, ils sont nettement sous-développés par rapport aux grandes civilisations méditerranéennes qui leur sont contemporaines. On a tenté de refaire la construction de Stonehenge avec les moyens primitifs seuls admis par l'orthodoxie et l'on est arrivé à des conclusions difficiles à admettre : des millions de journées de travail eussent été nécessaires, c'est-à-dire des générations entières consacrées à l'édification du monument. Or, Stonehenge n'est pas unique, il fait partie d'un vaste ensemble. Sur un rayon d'une vingtaine de kilomètres, on trouve d'autres Cromlechs, dont certains géants comme celui d'Avebury (c'est le plus grand cromlech connu : trois cent soixante-cinq mètres de diamètre) ; des cercles de trous où l'on a retrouvé des vestiges de bois, un monument concentrique appelé le « Sanctuaire » ; des tumuli funéraires géants ; un rectangle délimité par un fossé de deux mille huit cents mètres de longueur sur quatre-vingt-dix mètres de largeur ; un tertre artificiel de cinq cent mille mètres cubes ; un cercle géant de quatre cent cinquante mètres de diamètre ; une excavation en forme d'entonnoir et profonde de cent mètres ; des avenues larges comme des autoroutes…


Il y a des mégalithes sur toute la Terre. Aucun des cinq continents n'en est exempt. On a essayé de leur trouver à tous une destination funéraire. Certes, il y a de nombreux tombeaux. Certes aussi, à Stonehenge même, il y a des cendres, des ossements parmi les cromlechs ou les autres alignements. Mais s'il y a des cimetières près des églises, les églises ne sont pas pour autant des sépultures.

Les mégalithes sont étrangement répartis : par groupes séparés et sans lien entre eux, jamais très loin des côtes, présentant des caractéristiques semblables. Le phénomène paraît s'être exclusivement produit pendant la première moitié du IIe millénaire avant notre ère et s'être éteint brusquement, sans laisser d'autres traces que des légendes encore vivaces de nos jours.

Hawkins a fait une autre remarque : Stonehenge se trouve dans l'étroite portion de l'hémisphère Nord où les azimuths du Soleil et de la Lune, à leur déclinaison maximale, forment un angle de 90°. Le lieu symétrique pour l'hémisphère Sud serait les îles Falkland et le détroit de Magellan. Les constructeurs de Stonehenge savaient-ils donc calculer la longitude et la latitude?

Tout se passe comme si des « missionnaires », porteurs d'une idée et d'une technique, partis d'un centre inconnu avaient parcouru le monde. La mer aurait été leur route principale. Ces « propagandistes « auraient pris contact avec certaines peuplades, non avec d'autres. Cela expliquerait les « trous » ou les zones de moindre densité dans la répartition, ainsi que l'isolement de certains foyers mégalithiques. Cela expliquerait également comment et pourquoi les monuments mégalithiques se superposent à la civilisation néolithique. On aurait ainsi une explication de toutes les légendes qui en attribuent la construction à des êtres surnaturels. On saurait enfin pourquoi des hommes capables de dresser à la verticale des blocs de trois cents tonnes et de soulever des tables de cent tonnes ne nous ont laissé d'autres traces de leur prodigieux savoir-faire. Les sagas irlandaises parlent de géants de la mer, agriculteurs et constructeurs. La littérature grecque fait allusion aux « Hyperboréens » et à leurs temples circulaires où Apollon, dieu du Soleil, apparaît tous les dix-neuf ans... De fait, tout ce que nous apprenons sur les mégalithes, et notamment sur l'ensemble de Stonehenge, le plus complet et le mieux étudié, laisse entrevoir le passage d'une civilisation étrangère au courant normal de la préhistoire. Un monde de connaissances supérieures marque son passage, durant quelques siècles, puis disparaît.

Le problème de Stonehenge, comme celui de tous les monuments mégalithiques, ne s'arrête pas là. Nul ne doute plus aujourd'hui que ces monuments sont des structures complexes, des supports et des instruments de connaissance. Ils témoignent d'une culture. Mais quel fut le langage de cette culture? Et quelle fut l'écriture de ce langage ? Interrogeons-nous un instant sur les fonctions du langage dans le monde dit « primitif ».


Tout ce que nous savons du langage dans les peuples primitifs nous invite à considérer celui-ci comme une fonction à laquelle l'esprit de l'homme attribue une valeur privilégiée. Geneviève Calame-Griaule, dans son étude sur les Dogon (Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon, 1966), population du sud-ouest du Niger, remarque que pour ce peuple le terme « so », qui désigne le langage, signifie à la fois « la faculté qui distingue l'homme de l'animal, la langue au sens saussurien du terme, la langue du groupe humain différente de celle d'un autre, le mot tout court, le discours et ses modalités ». Enfin, la parole est partout chez les « primitifs « synonyme d'action entreprise et classement de la création. Elle est le faire et le savoir, l'action sur le monde et la vision du monde. « Le monde étant imprégné de la parole, la parole étant le monde, les Dogon construisent leur théorie du langage comme une immense architecture de correspondances entre les variations du discours individuel et les événements de la vie sociale. « Il y a quarante-huit types de « paroles » décomposées en deux fois vingt-quatre, nombre clé du monde. Ainsi, à chaque « parole » correspond un acte, une technique, une institution, ou un élément de la création. Ainsi, chez l'homme des anciens âges, la parole est un vaste ensemble combinatoire, un calcul universel chargé de valeurs, de possibilités d'action, de recensement, un réservoir de connaissances révélées et un matériel complexe pour agir sur la réalité. Les Soudanais Bambara distinguent une première parole non encore exprimée, le « ko », qui fait partie de la parole primordiale de Dieu, et une parole humaine, douée d'un substrat matériel qui est le corps, l'ensemble des organes du corps, par où l'homme a « prise » sur le langage. L'élément linguistique est aussi matériel que le corps qui le produit, et les sons primordiaux en relation avec les quatre éléments cosmiques : l'eau, la terre, le feu, l'air, réengendrés dans les entrailles, produisent le verbe qui va « accoucher » entre les dents.

Dans son ouvrage sur Le Langage, cet inconnu, Julia Joyaux rapporte cette légende mélanésienne sur l'origine du langage et sa liaison avec le corps viscéral : « Le dieu Gomawe se promenait quand il rencontra deux personnages qui ne pouvaient répondre à ses questions ni même s'exprimer. Jugeant que c'était parce qu'ils avaient le corps vide, il s'en alla capturer deux rats dont il arracha les entrailles. De retour auprès des deux hommes, il leur ouvrit le ventre et y logea les intestins, le cœur et le foie des rats. Les deux hommes se mirent aussitôt à parler. » « Quel est ton ventre ? » signifie : « Quelle est ta langue ? »

Deux idées sont à retenir : la première, que le langage est conçu, dans son expression à travers l'homme, comme une réalité matérielle et que jeter un mot est un acte aussi transformateur que jeter une flèche ou une pierre. La seconde, que le verbe-pensée préexiste au langage viscère, qu'il y a une parole primordiale de Dieu. De sorte que pour les Bambara, par exemple, l'homme aphone remonte à l'âge d'or de l'humanité. Ce qui ne signifie pas, dans cette conception, absence de langage, mais connaissance et communication sans substrat sensible.

Enfin, nous constatons chez nombre de « primitifs » des théories extrêmement raffinées et détaillées des corrélats graphiques de la parole. On retrouve dans des civilisations disparues des systèmes graphiques qui témoignent d'une réflexion subtile sur le langage, d'une distance entre le signe et la chose représentée qui suppose une symbolique hautement élaborée. L'écriture maya, encore indéchiffrée, semble avoir été propre aux prêtres, liée aux cultes et à toute une science reposant sur une conception cyclique du temps, l'ensemble (hiéroglyphique ou alphabétique ?) formant, selon J.E. Tompson, une « symphonie du temps ». Dans l'écriture énigmatique de l'île de Pâques, Alfred Métraux voit une série d'aide-mémoire pour les chantres. Barthel constate que les cent vingt signes de ce système scriptural produisent de mille cinq cent à deux mille combinaisons. Et parmi ces signes (personnages, têtes, bras, animaux, objets, plantes, dessins géométriques) quelques-uns sont des images : la femme est exprimée par une fleur ; un personnage mangeant représente une récitation de poème : comble de la réflexion sur les fonctions esthétiques, magiques, religieuses, recréatrices, du langage. Le processus d'élaboration et de classification des quatre étapes de l'écriture des Dogon est aussi un confondant exemple de la conscience subtile du langage différencié.

« Cette participation du langage au monde, à la nature, au corps, à la société – dont il est pourtant pratiquement différencié – et à leur systématisation complexe, constitue peut-être, écrit Julia Joyaux, le trait fondamental de la conception du langage dans les sociétés dites “primitives”… »

Ce qui revient à dire que la linguistique des précivilisés est une linguistique de haute civilisation.


Et, maintenant, se pose la question. Stonehenge, comme d'autres monuments mégalithiques, fut une construction complexe, une expression et un instrument de connaissances mathématiques et cosmogoniques, le témoignage d'une culture. Dans ce cas, quel fut le langage de cette culture et peut-on supposer que celle-ci fut sans écriture, sans corrélat graphique alors qu'elle nous laisse un si évident vestige de corrélat architectonique ? Sans même poser la question sur un plan général, la simple considération des nécessités techniques nous oblige à envisager l'idée d'une écriture. Car enfin, comment effectuer des calculs si importants, comment conduire des opérations de transport, sur des centaines de kilomètres, d'un matériel colossal et de troupes innombrables d'ouvriers, comment organiser des chantiers énormes, sans aucune sorte d'écriture ?

Pourquoi n'avons-nous aucun reste ? Au cours des siècles, dans la grande indifférence des habitants de ces régions, des traces ont pu être anéanties. Atkinson suppose que les instructeurs-constructeurs vinrent de Crète. Usaient-ils, pour fixer des signes, d'un matériau périssable ? Mais l'écriture sur tablette d'argile est alors connue et les maîtres d'œuvre ont à leur disposition abondance de bois et de pierre. Faut-il plutôt imaginer, comme la tradition Bambara le dit : « Que l'homme aphone remonte à l'âge d'or de l'humanité » et que les constructeurs, appartenant à quelque prêtrise, initiés et techniciens à la fois, se livraient à de muettes opérations mentales qu'ils communiquaient par quelque moyen télépathique ? Ou encore, qu'ils procédaient à des enregistrements subtils de la pensée, sur des matières organiques ou sur des cristaux spécialement préparés ? Ou enfin – en correspondance avec ce que nous savons des tabous du langage dans le monde ancien –, que les maîtres gardèrent secrètes les paroles et invisibles au commun les signes nécessaires à l'édification et au fonctionnement de ces colossales machines-temples ?

Mais, pour les travaux d'exécution, il fallait bien, sans doute, utiliser des signes, toute une écriture secondaire – si la langue et l'écriture de maîtrise furent cachées –, toute une écriture visible qui s'est perdue. Si elle exista, elle fut peut-être instaurée par les architectes comme une simple nécessité d'intendance, un produit inférieur de la connaissance secrète, celle-ci sans véhicule apparent de communication.

Bernard Shaw, dans une de ses pièces, met en scène César. La bibliothèque d'Alexandrie est en flammes. C'est, dit un personnage, la mémoire de l'humanité qui va disparaître. « Laisse brûler, répond César, c'est une mémoire pleine d'infamie. » Le maître du monde n'exprime pas ainsi du mépris pour la connaissance, mais la pensée des Anciens pour qui le langage écrit n'est qu'un succédané du vrai savoir enregistré dans les régions supérieures de l'esprit, déposé dans la silencieuse mémoire des initiés. Platon, dans le Timée, déclare : « C'est une rude tâche que de découvrir l'auteur et le père de cet univers, et une fois qu'on l'a découvert, il est impossible de le faire connaître à tous les hommes. » Dans le Phèdre, il rapporte une fable égyptienne contre l'écriture dont l'usage déshabitue les hommes d'exercer leur mémoire et les oblige à dépendre des signes. Les livres, dit-il, « ressemblent aux portraits qui paraissent vivants mais sont incapables de répondre un mot aux questions qu'on leur pose ». Clément d'Alexandrie assure : « Écrire tout un livre, c'est laisser une épée aux mains d'un enfant. » Cette idée fondamentale de la haute Antiquité se retrouve, comme le remarque Jorge Luis Borges, dans le texte évangélique : « N'offrez pas ce qui est saint aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les porcs, de crainte qu'ils ne les foulent aux pieds, et ne se tournent contre vous pour vous mettre en pièces. » Cette maxime est de Jésus, le plus grand maître de l'enseignement oral, qui écrivit une seule fois des paroles sur le sol, qu'aucun homme n'a lues.

Stonehenge, monument d'une culture supérieure primordiale, et par là même indépendante de tout véhicule visible, sans signes graphiques de communication ? Toute écriture ne serait-elle qu'une chute dans l'exotérisme, un produit secondaire du langage de la connaissance, le véhicule de renseignements accessoires destiné au commun ? Cependant, cette écriture visible fut nécessaire sur ces grands chantiers. Le professeur Glyn Daniel, dans un article de L'Observer de septembre 1964, remarquait que le transport des énormes pierres de la région de Pembrokshire jusqu'à la plaine de Salisbury avait dû poser des problèmes de logistique délicats, et que toute l'opération devait correspondre à des plans, des instructions écrites, des ordres, des rapports. Il envisageait l'hypothèse de cartes, de plans faits sur des peaux ou des tablettes de bois. Il est étonnant qu'à l'exception de Glyn Daniel aucun préhistorien ne paraît s'être posé la question.

Une autre hypothèse pourrait être cherchée du côté des « quipus » ou cordes nouées retrouvées au Pérou et qui servaient, pense-t-on aujourd'hui, à la transmission d'indications numériques. Des nœuds complexes peuvent servir à la représentation de nombres et d'idées. Nous ne savons pas grand-chose des cordes nouées comme les « échelles de sorcier » d'Italie du Sud, ou leurs homologues des Pays-Bas qui, selon la tradition magique, servaient à « nouer ou dénouer le vent ». Si l'écriture pratique de Stonehenge fut de cet ordre, la terre humide de Salisbury a depuis des millénaires dissous les traces.

On peut enfin imaginer une écriture, soit trop petite, soit trop grande pour être perçue : quelque chose de comparable au micropoint dont nous usons pour les messages secrets, ou des signes immenses tracés dans le paysage.


Le savoir-faire sans savoir-dire ? Retrouverons-nous un jour quelque vestige de l'écriture perdue, et, par celle-ci, remonterons-nous vers la grande langue des origines ? Hérodote rapporte l'expérience de Psammétique, roi d'Égypte, qui aurait fait élever deux enfants, dès leur naissance, sans contact avec quelque langue que ce soit. Le premier mot des enfants fut « pain » en phrygien, et le roi conclut que le phrygien était plus ancien que l'égyptien, et avait été apporté, tout constitué, aux hommes. Ainsi, depuis toujours, l'énigme du langage nous hante, du roi d'Égypte à Lévi-Strauss pour qui « le langage n'a pu apparaître que d'un seul coup […] un brusque passage s'est effectué, d'un stade où rien n'avait de sens, à un autre où tout en possédait ». Y eut-il alors, pour tous les hommes, quelque grande langue d'origine où, par le verbe initial, les choses révélèrent leur nature, leur nom véritable et leur fonction dans l'harmonie universelle ? Et le Ballet des Géants fut-il écrit sur la musique de cette grande langue ?

Загрузка...