PRÉFACE
Notre civilisation, comme toute civilisation, est une conjuration. Quantité de minuscules divinités, dont le pouvoir ne vient que de notre consentement à ne pas les contester, détournent nos regards de la face fantastique de la réalité. La conjuration s'emploie à nous faire méconnaître qu'il y a un autre monde dans celui que nous habitons, un autre homme dans celui que nous sommes. Il faudrait briser le pacte, se faire barbare. Et d'abord être réaliste. C'est-à-dire partir du principe que la réalité est inconnue. En usant librement des connaissances à notre disposition ; en établissant entre celles-ci des rapports inattendus ; en accueillant les faits sans préjugés anciens ni modernes ; en nous conduisant, somme toute, parmi les produits du savoir, comme un esprit étranger, ignorant les usages établis, et qui cherche à comprendre, nous verrions à chaque instant surgir le fantastique en même temps que la réalité.
Cette attitude, au fond, est celle de la science, laquelle n'est pas uniquement ce que la tradition universitaire du XIXe siècle a fini par imposer, sous couvert de rationalisme, mais bien tout ce que notre esprit peut prospecter, aussi bien à l'extérieur qu'en nous-mêmes, sans dédaigner l'inhabituel, sans exclure ce qui paraît échapper aux normes. Il nous est impossible de prévoir exactement ce que sera la connaissance plus tard et si elle ne fera pas appel à des concepts que nous négligeons et dont nos descendants auront découvert l'importance et le rôle caché en nos personnes comme dans l'univers que nous interrogerons alors.
Les esprits sont comme les parachutes : ils ne fonctionnent que lorsqu'ils sont ouverts. Tout notre dessein est de provoquer une ouverture maxima, notamment pour aborder les domaines des sciences humaines, où la conjuration est le plus resserré. On se trouve alors déposé dans un monde tout aussi merveilleux, souple et vaste, que celui du physicien, de l'astronome ou du mathématicien. Il y a continuité. C'est un bonheur. L'homme, son passé, son avenir, tout cela aussi cache de l'invisible complexe, parle d'infini, chante la musique des sphères. Ceux qui étouffent, s'ennuient, se désespèrent, au sein de tant d'étrangetés sublimes et d'énigmes rayonnantes, que leur cœur est ignorant, que leur intelligence manque d'amour ! Ah ! le monde est si beau, dit un héros de Claudel, qu'il faudrait poster ici quelqu'un qui soit capable de ne pas dormir !
Naturellement, notre façon de faire ne va pas sans périls et inconvénients que nos insuffisances aggravent sans doute. On soulève quantité d'hypothèses hasardeuses, on brasse une poussière de faits maudits, on fouille dans un fatras d'erreurs et de songes. Cependant, il arrive que des directions insoupçonnées jusqu'alors, et d'une réelle utilité, s'établissent à partir de repères douteux. Et, quoique nous ayons travaillé avec tout le soin et le sérieux dont nous étions capables, l'essentiel, à nos yeux, est de témoigner de cette attitude d'ouverture. L'essentiel est dans le désir d'une vision élargie, dans l'amour pour les réalités fantastiques qui montrent l'entêtement de l'homme et du monde à être avec plénitude. Paraphrasant le baron de Gleichen, nous pouvons dire : le penchant pour le merveilleux, inné à tous les hommes, notre goût particulier pour les impossibilités, notre mépris pour ce que l'on sait, notre respect pour ce que l'on ignore, voilà nos mobiles.
Nous sommes des gens modestes. Cependant, il nous paraît légitime de présenter cette œuvre mal léchée comme un Manuel d'Embellissement de la Vie. Le bon lecteur, découvrant l'usage de ce Manuel, découvrira du même coup, même s'il manquait avant d'allégresse naturelle, qu'il est important d'exister. Que c'est exaltant aussi, dès lors qu'on a la curiosité éveillée. Et que l'exercice de la curiosité change la vie en aventure poétique.
Un de mes amis, qui est fabricant d'absolu, exerce sa profession dans une grande propriété du midi de la France. L'absolu est l'essence extrêmement concentrée d'une fleur, qui entre dans la composition de divers parfums. Mon ami distille de l'absolu de jasmin. De nature bienveillante et artiste, il a dessiné pour ses visiteurs un parc dont les allées sont des tapis de plantes qu'on écrase à mesure de la promenade, soulevant ainsi des vagues d'odeurs hiérarchisées. Des parterres de fleurs épousent l'ombre des arbres. Aux haltes sont déposés des seaux à champagne dont la glace est renouvelée par les jardiniers. Nous voudrions que ce Manuel fasse de votre vie d'esprit un voyage à travers les temps humains, passés et à venir, qui parfois ressemble à une marche dans ce parc et évoque la présence d'un hôte fabricant d'absolu et d'enchantements.
Un autre de mes amis est pédiatre. Il pense que la toxicose des nourrissons, si souvent mortelle, est en réalité un suicide, une démission psychophysiologique qui vient des paniques de la solitude. C'est, qu'en effet, nous couchons à plat le bébé, entre des planches ou des barreaux, sous un plafond vide. À peine a-t-il senti la chaleur du sein, reçu le regard de la mère, nous le plaçons dans la position des morts. Certes, il vient, par la naissance, de se détacher de la mère. Mais ce qui s'est détaché doit être recueilli. Mon ami a déposé le brevet d'un lit à plan incliné, qui supprime l'isolement, noue le bébé constamment à la présence de la mère et des choses de la vie. C'est peu que cette invention qui reprend d'ailleurs des traditions primitives, mais elle est susceptible d'épargner des angoisses, parfois des morts. Comme ce médecin le tente pour les enfants, nous aimerions que ce Manuel aide des esprits à échapper aux barreaux, aux planches, au plafond vide, leur évite les poisons de la séparation, les rende à la chaleur du monde.
Voilà bien de l'ambition. Les grosses têtes froides et critiques pourraient sans risque nous la pardonner : elle ne menace guère leur territoire ; ce n'est qu'une ambition de la tendresse.
Le poète russe Valeri Brussov, contemporain de la révolution d'Octobre, voyant un monde finir, un autre commencer, s'interrogeait ainsi, aux environs de 1920 :
« Les commencements de cultures si diverses et si dispersées dans l'espace : mer Égée, Égypte, Babylone, Étrusques, Inde, Mayas, Pacifique, comportent des ressemblances qui ne sauraient être uniquement expliquées par les emprunts et les imitations. Il faudrait chercher, la base des cultures que nous croyons les plus anciennes de l'humanité, une influence unique qui rende compte de leurs remarquables analogies. Il faudrait chercher, au-delà des frontières de l'Antiquité, un X, un monde de culture encore ignoré, qui a mis en route le moteur que nous connaissons. Les Égyptiens, les Babyloniens, les Grecs, les Romains furent nos maîtres. Mais qui furent les maîtres des maîtres ? »
En cinquante ans, les découvertes qui se sont accumulées ont fait infiniment reculer dans le passé l'histoire des hommes et des civilisations, et la question de Brussov n'a cessé d'acquérir de la légitimité. Le présent livre n'apporte pas une réponse à cette question, mais il en prouve l'intérêt et il indique plusieurs directions de recherche possibles.
C'est un travail d'amateurs. Mais nous devions l'entreprendre, dans l'espoir que se constitue un jour quelque groupe mieux équipé que nous pour le poursuivre. Cette noble question a été, jusqu'ici, fort mal logée : la soupente chez les spécialistes, ou bien dans des asiles d'aliénés. Nous avons essayé d'aller la récupérer chez les fous et les menteurs qui arguent de révélations occultes, et d'aller l'arracher aussi au mépris ou à la gêne courroucée des archéologues. L'archéologie, faisait récemment remarquer un correspondant du New York Herald Tribune, est moins une science qu'une vendetta. La grande affaire est de se venger sur le découvreur de n'avoir rien trouvé soi-même. On peut creuser, encore que ce ne soit pas bien vu des grands, qui font de la théorie. Mais à condition de ne pas approfondir du même coup quelque idée non convenue sur l'histoire humaine.
Que l'on déplace le paradis d'arrière en avant, c'est seulement installer autrement le mobilier. Les traditionalistes regrettent hier. Les progressistes comptent sur demain. Tous s'accordent sur l'idée que nos ancêtres, vêtus de feuilles et de peaux, ont tapé bêtement sur des cailloux, pendant des millénaires, en attendant l'étincelle. Ils s'accordent aussi sur l'idée que toutes les civilisations sont mortelles. Il n'est pas convenu de songer qu'au cours des millions d'années, l'intelligence et le savoir-faire humains ont pu connaître des apogées. Nous n'aimons ni la liberté ni l'infini. Il nous faut un déterminisme bien étroit, et que le temps de l'esprit humain n'occupe qu'une toute petite fraction du temps de la création. Si nous sommes spiritualistes, nous considérons l'homme comme un animal qui a reçu le don de concevoir l'infini et l'éternel – mais il n'y a pas très longtemps. Si nous sommes matérialistes, l'homme est un produit de l'Histoire – mais l'Histoire est récente. Il n'est pas convenu non plus de penser que toutes les civilisations ne sont pas nécessairement mortelles. Cependant, nous n'en savons rien. Nous en connaissons trop peu pour établir une loi. Nous en découvrons qui paraissent avoir été rayonnantes sur des millénaires. Nous ne faisons jamais la juste remarque que des civilisations, dites par nous primitives, et encore vivantes aujourd'hui, ont toutes les apparences de l'immortalité. Et enfin, si l'humanité, au cours des âges engloutis, a plusieurs fois tenté de se hisser sur les barreaux qui mènent à une très haute civilisation immortelle, a glissé, a chuté, peut-être sommes-nous en train de réussir l'escalade, peut-être sommes-nous en train de construire la civilisation qui connaîtra l'immortalité sur terre et dans les cieux ? Cette question optimiste fera sourire, la mode étant au dégoût, au catastrophisme ricanant. Mais, premièrement, la mode est ce qui se démode. Secondement, on serait bien sot de faire étape dans un si petit gîte au cours d'un si long et si beau voyage dans le temps.
Le thème de ce livre n'est pas très original. Il a été utilisé par maints auteurs depuis la publication du Matin des magiciens et de la revue Planète. Il nous a paru cependant nécessaire de le reprendre à notre manière, afin de nettoyer notre propre domaine. Il n'est pas facile de mettre, comme le recommandait Nietzsche, « une barrière autour de sa doctrine pour empêcher les cochons d'y entrer ». Lui-même, dans sa tombe, a dû en savoir quelque chose. Il faut ensuite jeter beaucoup de seaux d'eau et balayer fermement. C'est ce que nous faisons au cours de ces pages. Parfois, nous sommes un peu ennuyeux, à force d'application. Passez sans scrupule les chapitres pesants, feuilletez, naviguez à votre guise.
Alors que nous rédigions cet ouvrage, nous découvrîmes avec quelque plaisir un mille et unième enfant du Matin des magiciens. C'était un bouquin populaire, mais assez bien documenté, publié en 1968 par les éditions d'État de Moscou. L'auteur, Alexandre Gorbovsky, traitait de l'hypothèse de civilisations avancées dans les âges antédiluviens. C'est surtout la préface qui nous donna de l'agrément. Elle était rédigée par un chercheur officiel, le professeur Fedorov, docteur en sciences historiques. Partagé entre le scepticisme et la séduction, ce Fedorov écrivait :
« Les poètes et les sceptiques sont également indispensables à la recherche. Cette combinaison est nécessaire. Le livre d'Alexandre Gorbovsky est important parce qu'il pose un problème essentiel de l'histoire des hommes. Si l'auteur et ceux qui pensent comme lui ont raison, des faits inexplicables jusqu'ici trouveront leur explication. Ce livre est une noble entreprise. L'auteur a voulu mettre à la portée d'un vaste public une grande idée généreuse, une nouvelle vision historique. Il a réussi. Beaucoup de lecteurs liront cet ouvrage avec un intérêt touchant à la passion – comme moi. »
Notre félicité s'accompagnait d'un peu de peine à la pensée qu'il ne se trouverait sûrement pas un universitaire français de renom pour nous épauler de la sorte. Il est vrai que c'était une peine légère, car on était dans le climat où allaient fleurir sur les murs de la Sorbonne des graffiti du genre : « Professeurs, vous nous faites vieillir ! » et « L'imagination au pouvoir ! ».
Notre Manuel d'Embellissement de la Vie, si Dieu nous accorde du temps, comprendra cinq volumes.
L'Homme éternel est un essai et une rêverie sur le thème des civilisations disparues.
L'Homme infini traitera de la condition sur-humaine.
L'Homme en croix, des risques et des chances de notre civilisation, du pari sur les chances.
L'Homme relié, du contact avec des intelligences différentes dans le ciel et ici-bas.
L'Homme et des dieux à venir développera l'idée qu'il n'est peut-être pas possible, apparemment, de créer un mythe nouveau, mais que la venue d'un tel mythe est indispensable.
Nous avons réuni depuis dix ans la documentation nécessaire à l'établissement de ce Manuel. Pour ce premier volume, outre plusieurs centaines de correspondants dans le monde qui savent notre reconnaissance, nous remercions Paul-Émile Victor, directeur des expéditions polaires françaises, qui avait établi à notre demande une étude sur l'énigme des cartes de Pirî Reis, et nous a autorisé à la reproduire ici ; notre ami et collaborateur à Planète, Aimé Michel, qui nous a permis l'emprunt de son article sur les travaux de Leroi-Gourhan et l'art des cavernes, ainsi que de notes sur la science et les ingénieurs de l'Antiquité ; Mme Freddy Bémont, chargée de cours à la faculté des Lettres et Sciences humaines de Nanterre, qui nous a particulièrement aidé dans la rédaction des chapitres sur Numinor, les villes de Çatal Hüyük et l'empire de Dédale.
Ce Manuel ne prétend pas du tout à la dignité scientifique. La sagesse, même planétaire, est de limiter sa patrie. Ma patrie est la poésie. Mais la poésie, comme d'ailleurs la science, puise partout son bien dans l'intention de produire un plus grand bien. La science fait de la vérité, ou tout au moins s'y emploie sincèrement. La poésie fait du merveilleux, ou tout au moins s'y emploie avec une égale sincérité. Et il y a peut-être quelque vérité dans le merveilleux. Maintenant, si l'on me dit, abusant de l'autorité scientifique, laquelle n'est point, que je sache, chargée de désespérer les hommes : « il n'y a aucune sorte de merveilleux à trouver en ce monde », je me refuserai obstinément à prêter l'oreille. Je continuerai, avec mes faibles moyens, et de toute ma passion, à le chercher. Et si je ne devais pas trouver du merveilleux en cette vie, je dirais en la quittant que mon âme était trop épaisse et mon esprit aveugle, non pas qu'il n'y avait rien à trouver.
L. P. – 1970.