I. L'UNION LIBRE DU SAVOIR ET DU FAIRE

Fin du voyage : à cheval sur quelques certitudes. – La science et la technique peuvent être deux activités sans lien ni rapport, voire contradictoires. – Ce constat éclaire notre temps et le passé. – Abondance de preuves. – Coup d'œil sur le monde animal. Les calculs justes et les idées fausses des astronomes babyloniens. – Génie et impuissance des Grecs. – L'empire des ingénieurs. – Du progrès par les Mongols. Humaniser le futur en réhumanisant les millénaires engloutis.

Nous avons beaucoup galopé sur des points d'interrogation. Il y en avait de fringants. Quelques-uns, c'est sûr, étaient un peu essoufflés. On prend ce qu'on trouve aux étapes. L'important, pour l'embellissement de la vie, c'est de voyager. Voici notre dernier parcours. Nous trouvons au relais quelques certitudes, montures d'une autre espèce. Elles sont jeunes et très nerveuses. On essaiera d'avoir l'éperon léger.

L'archéologie officielle a fait de grands progrès en Crète et des découvertes toutes récentes en Turquie. Enfourchons ces certitudes, et, de temps en temps, piquons la bête avec quelques-unes de nos chères questions saugrenues. Mais sont-elles si saugrenues que cela ? Elles atteindront peut-être un jour, lorsque quelques idées, quelques hypothèses, flottant dans nos bouquins hirsutes, auront engendré des vocations, à la dignité d'une méthode.

Il y a, par exemple, une idée, dans nos bagages, qui mérite, nous semble-t-il, quelque considération. Elle pourrait bien servir à une plus juste compréhension du passé, et même du présent. Voyez comment nous en usons dans les prochains chapitres, à propos du mythe de Dédale et des raffinements dans les cités du Çatal hüyük récemment déterrées. Cette idée est celle-ci : chaque fois que des signes de technique très évoluée apparaissent dans les temps très anciens, il y a stupeur. Il y a même de la gêne. C'est, pense-t-on, difficilement admissible, étant donné la science présumée de l'époque, infantile et fausse. Seule une connaissance juste des lois permet l'application de celles-ci. Autrement dit, une civilisation n'est technique que dans la mesure où elle est scientifique. Notre idée rejette ce principe. Elle rejette donc la stupeur et la gêne en présence des traces de technique. Elle libère l'esprit du principe tabou qui l'empêche d'aller flairer de telles pistes. Nous pensons en effet qu'il n'y a pas toujours et nécessairement rapport entre réalisation technique et connaissance générale dans une civilisation donnée. Pas même dans la nôtre. Cette manière de voir est, certes, déconcertante. Elle nous paraît cependant conforme au réel. Elle est, à proprement parler, de l'ordre de la découverte, et cette découverte peut servir à une meilleure appréhension de notre temps et des temps engloutis.


Toute notre culture scolaire, qui fut organisée et mise en forme par des philosophes, des esprits littéraires, des pédagogues, tend à nous persuader que la technique est un sous-produit de la science. Le savant découvre les principes et le technicien se sert de ceux-ci pour des réalisations pratiques. Selon ce schéma conventionnel, le progrès aurait à sa source des généralistes comme Euclide, Descartes, Newton, Fresnel, Maxwell, Planck, Einstein. Et le rôle des esprits du type Archimède, Roger Bacon, Galilée, Marconi, Edison, se trouverait confiné à celui des déductions tirées de la connaissance fondamentale des lois de l'univers. On commencerait par la compréhension ; on continuerait par l'action. Mais un tel schéma, sur lequel repose toute la réflexion contemporaine, et donc aussi toute notre façon de considérer le passé, ne correspond pas à la réalité. La plupart des grandes constructions du génie scientifique n'ont généralement abouti à aucune transformation du milieu matériel dans lequel nous vivons, ni contribué à aucun progrès de la civilisation matérielle ou à la mainmise de l'homme sur la nature. En revanche, la majorité des étapes du progrès technique ayant abouti à notre maîtrise actuelle des phénomènes naturels résulte d'interventions sans aucune portée philosophique, réalisées le plus souvent par des hommes sans véritable culture scientifique, et qui ont fait de grandes choses, non parce qu'ils étaient savants, mais parce qu'ils ne l'étaient pas assez pour savoir qu'elles étaient impossibles. L'aristocratique scientisme qui préside au schéma conventionnel ne correspond en rien à la réalité dynamique.

L'homme, souvent, fait, avant de connaître les lois susceptibles d'expliquer correctement les résultats qu'il a obtenus. Et qu'il attribue ces résultats aux dieux n'implique pas que ce qu'il fait soit mythique. Les hauts fourneaux fonctionnaient bien avant la naissance de la chimie industrielle. On plongeait jadis une lame portée au rouge dans le corps d'un prisonnier sacrifié. Les vertus viriles de la victime, croyait-on, trempaient l'acier. C'était l'azote organique qui produisait cet effet. Procédé à référence magique, mais technique correcte. Quand Faust refuse au Verbe, puis à la Pensée, la priorité, et se décide à écrire : « Au commencement était l'action », son aventure commence, les « esprits dans le corridor » s'agitent, et entre Méphisto, déguisé en étudiant…

Ainsi, déguisés en grands prêtres, des hommes de civilisations disparues, avec un esprit irrationnel et une vision de l'univers aberrante, ont pu réaliser des prouesses techniques qui découragent notre compréhension et affolent nos estimations. La réponse n'est ni dans le refus de considérer ni dans la mystique du paradis perdu, des dieux présents au commencement et des atlantes à la connaissance absolue. Et si même on se laisse aller à supposer (supposition licite, à notre point de vue) des visites de « Grands Galactiques » dans la nuit des temps, ceux-ci n'ont sans doute pas transmis une science intraduisible, mais des procédés, des trucs, des tours de main, qui ont connu des sorts divers, à travers des flots d'oubli, d'ignorance, d'indifférence au savoir.


Et jetons encore une fois un coup d'œil sur notre propre temps. Quelle place étroite pour la passion du savoir ! Quelle étendue pour l'envie et le besoin du savoir-faire ! Combien d'années, de siècles sans doute, notre monde technique poursuivrait sa montée, même si toute notre science s'arrêtait demain au point atteint ! Même dans l'oubli des principes généraux.

La science est intervenue très tardivement dans la technique, et non sans rencontrer de résistance, car les impatiences du faire supportent mal les embarras du savoir. Bien entendu, la connaissance des lois de la nature permet d'agir sur la nature. La science a donc délégué, du côté des praticiens, des ingénieurs scientifiquement instruits. Mais l'action sur la nature montre parfois que cette connaissance est fausse, ou insuffisante, ou, plus simplement, indifférente. L'inventeur n'appartient pas au monde des lois, mais des actes. Il n'est pas un esprit éclairé. Il est un esprit incendié par la volonté de puissance immédiate. Son feu intérieur le pousse à réussir à l'écart de ce que la science considère comme réalisable ou non.

Le professeur Simon Newcomb, à la fin du XIXe siècle, démontre mathématiquement que le vol d'un objet plus lourd que l'air est une chimère. Deux réparateurs de bicyclettes, les frères Wright, construisent un avion. Au début du XXe, Hertz est persuadé que ses ondes ne peuvent servir à transmettre un message sur longue distance. Un Italien débrouillard et sans diplômes, Marconi, établit les premières liaisons, sans fil. Nous confondons les réalisations de ce type d'esprit particulier, tantôt dans le courant tantôt à contre-courant de la connaissance, avec la science. Et, dans notre époque présente, à peine l'élan faustien a-t-il été revivifié par la science pure, qu'il submerge celle-ci, la roule et l'asphyxie dans ses vagues. Le « grand savant », image qui a brillé un siècle, est une image qui devient déjà floue. Le grand savant appartient à une espèce qui s'est très vite raréfiée. Emporté par la vague, ou plus bêtement dévoré par les devoirs administratifs, ce type d'homme, qui a fait un choix quasi religieux en faveur de l'esprit pur, justement fier de son savoir, préoccupé d'idées générales, soucieux des conséquences de son travail, entre en désuétude. Il est d'ailleurs très significatif que se substitue aujourd'hui au mot « savant » le mot « chercheur ». Ce n'est pas un effet de la modestie. C'est que le « chercheur » est déjà d'une autre race, plus étroitement spécialisée et orientée tout entière vers le savoir-faire.

Nous voyons homogénéité du savoir et du faire, de la science et de la technique, alors qu'il y a coexistence, superposition et parfois antinomie.

Des physiciens expérimentateurs affirment volontiers dans le privé que les vastes synthèses de la physique théorique ne leur sont d'aucune utilité pratique. Les mêmes techniciens vous diront que les plus formidables installations nucléaires sont surtout le triomphe de l'ingéniosité bricoleuse, qu'elles sont faites de milliers et milliers de petits « trucs » assemblés par expérience, sans référence aux théories fondamentales. Certes, ils admettront que leur domaine fut d'abord prospecté par des théoriciens dont ils ne peuvent ignorer les travaux. Et c'est peut-être là une grande nouveauté de notre siècle : que pour être technicien il faille être aussi quelque peu savant. Cette relation est un fait nouveau dans l'histoire, constitue une originalité. Mais cette originalité ne saurait fonder une loi générale. Le mariage entre les deux activités de l'esprit n'est pas une condition nécessaire des enfantements technologiques. Et même dans notre civilisation, c'est une union très libre, avec bouderies, fugues, tromperies. Peut-être faudra-t-il une transformation de l'esprit humain comparable à celle qu'accomplirent les Grecs il y a vingt-cinq siècles, pour que naisse une nouvelle forme de conquête de l'univers unissant étroitement la connaissance à l'action.


Cependant, nous portons en nous si profondément ce schéma que nous disons volontiers notre civilisation scientifique. Elle est technologique. Elle n'est nullement gouvernée par les vertus de l'esprit scientifique. Ce sont les appétits du démon du faire qui l'emportent. Nous avons des sociétés de gestionnaires et d'ingénieurs, de bureaucrates et de policiers où c'est l'empirisme qui régit les choses et les hommes, avec des justifications idéologiques très vagues, très douteuses, des pétitions de principe dont nul n'ignore le caractère relatif. Une société régie par la science demeure une utopie. Non, le faire n'est pas, en toutes circonstances, une récompense du savoir. Et notre vision de l'histoire de l'esprit est faussée par cette croyance.

La Renaissance, par exemple, n'est pas fruit rapidement mûri par une soudaine lumière. C'est un fait, certes, que l'imprimerie, la boussole, la poudre, apparaissent à peu près au moment où la science fondamentale renaît après une éclipse de près de quinze siècles. Mais la contribution de la science aux inventions et découvertes est rigoureusement nulle. La boussole n'est pas née d'une application des lois de l'électromagnétisme, c'est bien plutôt le contraire. Les grands navigateurs espagnols et portugais ont précédé Ampère et Maxwell de quatre siècles. Descartes précise les lois de l'optique longtemps après que Galilée eut fabriqué sa première lunette et découvert les montagnes de la Lune, les satellites de Jupiter, les phases de Mercure et de Vénus.

L'exemple le plus saisissant de la séparation de la science et de la technique est l'œuvre de Newton. Voilà sans doute le plus grand génie scientifique des temps modernes avec Einstein. Ses travaux ont inspiré trois siècles dans la connaissance des lois de l'univers. Mais on serait bien incapable de citer une seule application pratique de ses découvertes jusqu'au lancement du premier spoutnik. Rien n'aurait été changé dans la conquête de la nature par l'homme depuis le XVIIIe siècle, si les lois de la gravitation étaient restées ignorées. Ni la machine à vapeur (inventée bien avant que Carnot en fasse la théorie) ni l'électricité, ni la chimie, ne leur doivent rien.

Tout cela, quand on y réfléchit, est troublant. Les plus féconds inventeurs modernes, ceux qui ont le plus contribué à changer le monde, Denis Papin, Watt, Edison, Marconi, Armstrong, de Forest, Tesla, Georges Claude, les frères Lumière, n'étaient pas ce qu'il est convenu d'appeler des savants. Nous eussions pu vivre ce que nous vivons aujourd'hui, sur un fond théorique différent, une vision de l'univers, des conceptions fondamentales non scientifiques, irrationnelles ou religieuses. Après tout, le nazisme était une philosophie magique aberrante, et sa technique a failli conquérir le monde. Après tout, notre rationalisme et notre matérialisme sont aussi des options idéologiques, plus que des produits de l'esprit de vérité. Après tout, l'évolutionnisme, sur quoi repose toute notre pensée du progrès, est un conte de fées.


Quelque chose en nous se révolte contre de telles constatations. Nous voudrions que les réalisations soient des récompenses de ce que nous tenons pour notre plus noble désir : le désir de la vérité. C'est aussi pourquoi nous voulons dénier aux anciens hommes la possibilité du faire, puisqu'ils vivaient dans un profond éloignement des vérités. Et quand nous découvrons le chauffage central dans les cités antiques, notre surprise se teinte de quelque angoisse. C'est notre monde mental qui vacille. Des petites fourchettes de bois, surgies de la protohistoire, nous piquent l'esprit. Le robot de Talos, des rivages de la Crète, nous lapide. Les bâtisseurs de Stonehenge nous sont ennemis. Dédale nous perd dans des doutes sur nous-mêmes. Le calendrier maya trouble nos constellations mentales. Et cependant, quand nous pensons science et technique, un coup d'œil sur la nature nous devrait désabuser. Il n'est aucune de nos trouvailles utiles, transformatrices de notre monde, que le monde animal n'ait réalisées avant nous. La seiche et l'insecte nommé stene se propulsent par réaction. La guêpe fabrique du papier. La raie-torpille dispose de condensateurs fixes, de piles et d'interrupteurs de courant électrique. Les fourmis pratiquent l'élevage et l'agriculture et connaissent peut-être l'usage des antibiotiques. Le poisson Gymnarchus Niloticus porte près de la tête et de la queue des générateurs de tension et des appareils capables d'apprécier d'infimes gradients du champ électrique. Le démon du faire joue sur toutes les cartes et circule mystérieusement à travers toute la nature et sans doute tous les hommes de tous les temps.


Le prestige de la science astronomique des Babyloniens subsiste après trois millénaires. En un sens, en effet, il est exact que cette science est allée très loin, plus loin que celle des Grecs, plus loin même dans certains domaines que l'astronomie moderne jusqu'au siècle dernier. Il y a plus de deux douzaines de siècles Kidinnou calculait la valeur du mouvement annuel du Soleil et de la Lune avec une précision qui ne fut dépassée qu'en 1857, quand Hensen put obtenir des chiffres ne comportant pas plus de trois secondes d'arc d'erreur. L'erreur des résultats de Kidinnou ne dépassait pas neuf secondes d'arc.

Plus extraordinaire encore est la précision du calcul des éclipses lunaires par le même Kidinnou. Les méthodes actuelles de calcul, mises au point en 1887 par Oppolzer, comportaient une erreur de sept dixièmes de seconde d'arc par an dans l'estimation du mouvement du Soleil : le calcul de Kidinnou était plus près de la réalité de deux dixièmes de seconde ! Toulmin et Goodfiels, qui rapportent ces chiffres dans leur cours professé en 1957 à l'université de Leeds, ne cachent pas leur admiration pour le vieil astronome mésopotamien.

« Qu'une telle exactitude, écrivent-ils, pût être atteinte sans télescope, sans horloge, sans l'impressionnant appareillage mécanique de nos observatoires modernes et sans mathématiques supérieures, semblerait même incroyable si nous ne nous rappelions que Kidinnou disposait d'archives astronomiques s'étalant sur une période bien plus étendue que celle de ses successeurs en notre temps. »

Dirons-nous que Kidinnou et ses collègues étaient de grands astronomes ? Non ! Aussi surprenant que cela paraisse, leurs connaissances astronomiques étaient pratiquement nulles. Elles n'atteignaient pas, et de loin, le niveau d'un enfant de nos écoles primaires. Kidinnou et les autres « astronomes » babyloniens croyaient que les planètes étaient des divinités. Ils n'avaient rigoureusement aucune idée des dimensions du ciel, et l'idée même de distance spatiale appliquée à la Lune, au Soleil ou à Mars leur eût paru saugrenue, scandaleuse, sacrilège, comme le paraîtrait à nos théologiens modernes toute supputation trigonométrique du mouvement des anges, ou de la distance séparant le ciel du purgatoire.


Les astronomes qui, pendant des siècles et des siècles, ont observé le mouvement des planètes du haut de la grande ziggourat étaient rigoureusement des ingénieurs en théologie. Cette grande ziggourat elle-même, dont les ruines colossales plongent encore à juste titre l'homme du XXe siècle dans une sorte de stupeur sacrée, n'avait rien d'un observatoire, et c'est par aveuglement psychologique que nous sommes portés à l'appeler ainsi. Nous sommes plus près de la vérité en l'imaginant comme une gigantesque sacristie dotée d'un bureau d'études. Les textes « astronomiques » babyloniens restituent d'ailleurs parfaitement les conceptions de base sur lesquelles s'articulaient les admirables calculs de Kidinnou.

« Alors Mardouk (le dieu suprême) créa des royaumes pour les grands dieux. Il traça leur image dans les constellations.

« Il fixa l'année et définit ses divisions, attribuant trois constellations pour chacun des douze mois.

« Quand il eut défini les jours de l'année par les constellations, il chargea Nibirou (le Zodiaque) de les mesurer toutes […] et au centre il fixa le Zénith. Il fit de la Lune la maîtresse brillante des ténèbres, et lui ordonna d'habiter la nuit et de marquer le temps. Il enjoignit à son disque de grandir, mois après mois, sans trêve :

« Au début du mois… tu brilleras pendant six jours comme un croissant en arc, et comme un demi-disque au septième jour. À la pleine Lune tu seras en opposition au Soleil, au milieu de chaque mois.

« Quand le Soleil te rattrapera, à l'est, sur l'horizon, tu te rétréciras et formeras un croissant à rebours… Et au vingt-neuvième jour, une fois encore, tu seras en ligne avec le Soleil[1]. »

Et ainsi de suite pour les planètes, le mouvement du Soleil dans le Zodiaque, etc. L'homme moderne est porté par ses invincibles illusions réalistes à interpréter ces textes comme des fictions littéraires destinées à habiller agréablement des faits dont les calculateurs de la grande ziggourat auraient parfaitement connu le caractère matériel. Il n'arrive pas à croire que des calculs si parfaits aient pu être menés à bien par des hommes pour qui la Lune, Vénus, Mars et tous les astres furent réellement des dieux. Mais il existe un texte antique parfaitement clair et qui ne laisse aucun doute sur la prodigieuse ignorance des astronomes babyloniens.

Vers 270 avant J.-C., Bérose, dont nous avons déjà parlé à propos des Akpallus, émigra dans l'île de Cos, dans le Dodécanèse, et y enseigna la science de son pays. Son enseignement fut recueilli et, deux cents ans plus tard, le Romain Vitruve en fit un résumé qui nous est parvenu. Pour Bérose, héritier de deux mille ans d'astronomie babylonienne, la Terre était plate, le Soleil la survolait à altitude constante, et la Lune aussi, mais un peu plus bas. Celle-ci avait une face lumineuse et une face obscure, et elle tournait sur elle-même d'une façon à la fois si ingénieuse que ses variations mensuelles s'en trouvaient expliquées, mais si bizarre qu'au moment de la pleine lune elle se trouvait exposer sa face obscure au Soleil ! Et il fallait bien que la Lune et le Soleil fussent des dieux, puisque après avoir disparu chaque soir sur l'horizon occidental d'une Terre plate ils n'en réapparaissaient pas moins le lendemain à l'Orient, par un miracle que seul le grand Mardouk pouvait expliquer. Mais Bérose n'en éblouit pas moins les Grecs, qui connaissaient depuis longtemps la rotondité de la Terre et les grands traits des configurations célestes, par la fantastique précision de ses éphémérides et de ses prédictions d'éclipses. Les Grecs étaient des savants. Bérose, lui, était un technicien. Les travaux pratiques des astronomes babyloniens n'exigeaient aucune connaissance théorique et n'ont laissé aucune trace d'un savoir de ce genre.


Le fossé qui sépare la science de la technique apparaît mieux encore si l'on se souvient que, à l'époque où Bérose arrivait à Cos, Aristarque de Samos avait déjà découvert la rotation de la Terre sur elle-même, sa révolution annuelle autour du Soleil, et les dimensions immenses que ce dernier phénomène conduisait à attribuer à l'espace sidéral. Mais Aristarque n'était pas tenu par des nécessités techniques (ici, théologiques) à prévoir le retour des éclipses au dixième de seconde d'arc près. Il lui suffisait de savoir comment les choses se passaient, et que, comme l'avait dit Platon, les apparences fussent expliquées.

L'aventure intellectuelle des Grecs illustre d'ailleurs en un sens le développement indépendant de la science et de la technique, car eux qui furent les premiers authentiques hommes de science tinrent toujours la technique pour une habileté de barbares et d'esclaves, du moins jusqu'à Archimède dont le génie révolutionnaire est à la fois d'un ingénieur et d'un savant. S'ils furent les premiers hommes de l'histoire à entrevoir la véritable nature de l'univers matériel et l'ordre naturel qui l'organise – le mot cosmos, qu'ils nous ont laissé, est d'abord un adjectif signifiant beau, élégant, ordonné –, s'ils ont, les premiers, compris la situation à la fois prédominante et modeste de l'homme, au sein de cette énorme machine, on ne leur doit pratiquement aucune des grandes inventions faites de leur temps. Quand Archimède comprit enfin que la science authentique comportait aussi l'aspect artisanal de l'expérimentation, c'était trop tard : Archimède, on le sait, fut assassiné par un soldat de l'armée romaine triomphante. Avec les Romains la technique une fois de plus remplaçait la science.


Nous avons cité Vitruve, à qui les dictionnaires donnent le titre d'architecte parce que lui-même se désignait sous ce nom. Mais, en fait, l'architecte romain était un authentique ingénieur, comme les architectes italiens de la Renaissance.

L'architecte romain Sergius Orata, contemporain de Jules César, réalisa le chauffage central indirect et sous sa forme actuellement la plus à la mode : par le sol. Les, ingénieurs romains et gallo-romains multiplièrent jusqu'à la fin de l'Empire les petites inventions qui transforment la vie quotidienne (comme les vitres des fenêtres, par exemple), sans faire appel à la moindre connaissance scientifique. Ce progrès technique se développait sur un fond d'ignorance scientifique totale. Du temps d'Auguste, les écoliers apprenaient encore les théorèmes de la géométrie d'Euclide, mais on ne leur en enseignait plus les démonstrations. Car, à quoi servait d'apprendre la démonstration, « puisque Euclide l'avait faite » ? Ce simple détail montre mieux qu'aucun autre à quel point le génie romain, si fécond dans l'art de transformer la nature, était éloigné des sources de l'intelligence scientifique. Quand on parcourt les restes d'un grand aqueduc romain, par exemple celui qui alimentait Carthage en traversant quatre-vingts kilomètres de plaines et de collines, on est émerveillé par la précision des calculs de pente. Mais ceux qui exécutèrent ces calculs et les mesures topographiques correspondantes ne savaient plus démontrer le vieux théorème de Pythagore et s'en souciaient comme d'une guigne. Comme nos ingénieurs modernes, comme les ingénieurs babyloniens, ils disposaient de tables et d'abaques répondant à tous les problèmes pratiques. Mais la théorie de ces tables leur était aussi indifférente qu'inutile.


Une des plus curieuses découvertes de l'archéologie moderne, et dont le professeur André Varagnac a été l'un des premiers à souligner la signification, est que la chute de l'Empire romain fut due au moins autant à des raisons techniques qu'à des causes politiques. En fouillant les tombes des barbares qui, à partir du Ve siècle, s'installent sur ses dépouilles, on a eu la surprise de constater que leurs armes étaient meilleures que celles des Romains, d'un acier de plus haute qualité, ainsi que leurs armures, les harnachements de leurs chevaux et même de leurs attelages. Mieux encore, les farouches Huns, dont tant de siècles après, et sur le témoignage des derniers chroniqueurs latins, nous conservons encore un souvenir épouvanté, se révèlent finalement avoir apporté avec eux des inventions dont aucun peuple européen n'avait eu l'idée, même pas et surtout pas les Grecs, si habiles à décrypter les secrets de l'univers.

C'est à eux, en effet, et aux Mongols que l'on doit la ferrure, l'attelage rationnel du cheval par collier rembourré, le feutre et même, indirectement, l'imprimerie !

Pour l'imprimerie, les faits, longs et compliqués, peuvent être résumés de la façon suivante : les Chinois inventent au début de notre ère l'art de la gravure sur bois ; les Mongols envahissent la Chine et l'Inde ; dans ce dernier pays, ils apprennent… le jeu de cartes, distraction favorite du soldat désœuvré. Pour renouveler leurs jeux de cartes usés aux veillées de garnison, ils utilisent la technique chinoise de la gravure, qu'ils répandent ensuite jusqu'aux portes de l'Europe. Les moines occidentaux s'emparent de l'invention pour fabriquer, non plus des jeux de cartes, mais des images pieuses. Un Hollandais a l'idée de séparer en deux objets différents la gravure représentant l'image et celle qui porte la légende, de façon à combiner entre elles plusieurs images et plusieurs légendes en pratiquant une permutation. Puis, toujours en Hollande et en Allemagne du Nord, d'autres inventeurs séparent les lettres entre elles. Et enfin Gutenberg met au point les divers dispositifs encore employés maintenant, la presse, l'encre au noir animal, l'alliage métallique des lettres. En ne retenant que ces deux inventions : l'attelage moderne du cheval et (indirectement) l'imprimerie, on est obligé de reconnaître que l'apport des Mongols à l'Occident a plus contribué à transformer celui-ci que toute l'admirable science grecque, du moins jusqu'à la Renaissance. Or, l'arrière-plan scientifique de l'imprimerie et de l'attelage à collier est rigoureusement nul. Du temps de la grandeur de Rome, les oies dont les éleveurs de Grande-Bretagne s'étaient fait une spécialité, étaient exportées jusqu'en Italie par troupeaux marchant à pattes sous la conduite de vingt intermédiaires et traversant la Gaule de Calais aux Alpes en un mois environ. Avec l'apparition du cheval de trait, le même commerce put se faire sous la forme de pâtés et de confits transportés en partie par péniches remontant et descendant les fleuves, et en partie par lourds chariots jouant le même rôle économique que nos chemins de fer actuels. Le cheval de trait, en généralisant la traction de lourds chargements sur les fleuves lents de l'Allemagne et des Flandres, ouvrit si bien ces pays à la civilisation que leur rôle égale bientôt celui de l'Europe méditerranéenne et finit même par l'éclipser. C'est en partie aux Mongols que la civilisation dut finalement de conquérir le Nord de l'Europe. Qui s'en souvient encore, et quelle place occupent les Mongols dans l'histoire officielle du progrès ?


Une fois l'idée dégagée, les exemples sont innombrables. Ainsi, aucun lien ne rattache les abstracteurs de la science hellénistique du IIe siècle avant J.-C. des ingénieurs d'Alexandrie qui, dans le même temps, font, entre autres découvertes, celle du moteur à réaction, la fameuse « boule de Héron » dont Jean-Jacques Rousseau tirait encore, vingt siècles plus tard, un succès de curiosité.

L'histoire de l'invention est démesurée l'histoire de la science est étroite. La science est fleuve. C'est l'invention qui est océan. La science est conquête et défi de l'esprit. L'invention est toute la nature même en remuement dans l'homme. La science est distance prise par rapport au possible. L'invention est victoire aveugle sur l'impossible. En ce sens, elle est magie. Mais nous sommes à ce point aliénés par l'idéologie que nous croyons sincèrement que la nature est muette si l'on n'a pas sur elle nos idées d'aujourd'hui. Ainsi notre culture nous sépare-t-elle de la réalité dynamique des mondes disparus, comme nos idées modernes sur l'homme nous séparent des profondeurs et des étendues de la nature de l'homme des régions obscures où le génie de la création passe le génie de la réflexion, où le faire, indifférent au savoir, le devance.

Le génie humain : si nous lions à cette expression le pouvoir d'être cause, nous l'associons à une faculté de la liberté. En ce sens, c'est une expression, et une conception modernes. Les Anciens voyaient le génie dans les dieux, ou le souvenir des grands ancêtres en action dans l'homme. Et considérant que la plupart de nos réalisations, sinon toutes, ont été opérées par la nature à travers les espèces vivantes, nous dirons : le génie de la nature dans l'homme a pu se déployer maintes fois, de diverses manières, au long des dizaines de millénaires engloutis. « Nous avons en nous le centre de la nature, dit Paracelse. Nous sommes tous en création. Nous sommes terre arable. » La puissance créative à l'état brut, ce qui remue la matière, ce qui modèle la vie, a pu jardiner de maintes façons cette terre arable. L'âge de l'homme recule sans cesse. Sans cesse, les fouilles nous révèlent l'existence de civilisations d'une énigmatique subtilité, dans un passé que nous imaginions encore hier peuplé d'abrutis velus, tapant des pierres les unes contre les autres dans l'obscurité ruisselante des cavernes. Si les découvertes, comme le pensait Marx, se font au moment où l'humanité en éprouve le besoin, quel est donc le besoin qui correspond à ces exhumations accélérées ? Celui, peut-être, de sentir que nous ne sommes pas seuls, isolés dans une aventure de conquête de la nature et de notre propre machine humaine, que cette aventure a pu se dérouler plusieurs fois, à des degrés divers de compréhension fondamentale, de réussites et de risques, d'extension dans l'espace et le temps. Celui, peut-être aussi, d'aborder à un humanisme utile au futur, auquel nous n'accéderons que par une réhumanisation des temps enfouis dans une conception générale de l'éternité de l'homme.

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