I. DES DOUTES SUR L'ÉVOLUTION
Le thé avec Sir Julian. – La religion des grands-pères. – Un conflit passé à pertes et profits. – Les colères de Cuvier. – Les atouts du transformisme. – Quand Bergson invente l'« élan vital ». – Un mythe qui boit du petit-lait. – Le mariage de l'idée d'évolution et de l'idée de progrès. – Un « isme » à surveiller. – Les embarras de la biologie. – Où les auteurs ont un autre délire, mais modéré. – Ce très fuyant premier homme. – L'hypothèse d'une forme stable. – Une doctrine non reçue : l'humanisme.
Dans le hall d'entrée de l'Athenaeum Club fréquenté par des vieux messieurs qui honorent l'intelligence anglo-saxonne, il y a deux grands tableaux : le portrait de Darwin et celui de Thomas Henry Huxley, son ami, peintre, naturaliste, et philosophe de l'évolutionnisme.
Ce bel après-midi de juin 1963, dans la bibliothèque du club, je prenais le thé avec le petit-fils d'un des deux fondateurs de la religion. Car c'est bien d'une religion qu'il s'agit. Le petit-fils ne s'y trompait pas.
Je dis à Julian Huxley :
— Sir Julian, vous avez publié, en 1928, un ouvrage intitulé Religion sans révélation. L'idée a fait son chemin. En 1958, trente ans après, voilà ce livre largement répandu en édition populaire. Et, au congrès de Chicago, pour le centenaire de l'œuvre de Darwin, vous avez fait une déclaration retentissante. Vous avez dit : « La vision évolutionniste nous permet de distinguer les grandes lignes de la nouvelle religion qui, nous pouvons en être sûrs, naîtra pour répondre aux besoins de l'ère qui vient. » Sûrs ?
— Oui, me répondit Sir Julian. Le monde l'attend. L'humanité discerne, plus ou moins clairement, qu'il y a quelque chose comme une religion toute prête. Ou plutôt (si j'exclus Dieu, ou une finalité divine) un sentiment exaltant de relation au tout. Les sciences sont maintenant assez développées pour que leur convergence produise une nouvelle image de l'univers. Par cela, le processus d'évolution, en la personne de l'homme, commence à être conscient de lui-même.
— Une conscience quasi religieuse du processus évolutif, c'est cela ?
— Oh, beaucoup de mes amis font des objections contre ce terme de religion… Mais enfin… Vous savez, même les systèmes dits matérialistes comme le marxisme ont leurs aspects typiquement religieux…
Décidément, pensais-je en trempant ma madeleine dans le thé, les Français sont des anarchistes modérés et les Anglais des mystiques raisonnables. Voilà du Teilhard agnostique. Mais enfin, un vent de religiosité passe en ce moment sous le front des honorables vieux scientistes, de ce côté-ci de la Manche. Peut-être découvrent-ils, dans ces temps inquiets, avec leur solide et discret orgueil, que leurs grands-pères darwiniens ont, en effet, proposé au monde une nouvelle forme de religion.
Je songeais à Haldane, un autre descendant d'une belle lignée d'intellectuels anglais. Lui aussi caressait des idées de religion sans révélation. Il m'avait écrit :
« Il faut envisager la possibilité que naisse une nouvelle religion dont le credo serait en accord avec la pensée moderne, ou plus précisément la pensée d'une génération précédente. Des traces d'un tel credo peuvent déjà être trouvées dans les paroles des spiritualistes éminents, dans le dogme économique du parti communiste et dans les écrits de ceux qui croient à l'évolution créatrice. »
Qui « croient »…
Je regardais Sir Julian. Il tournait tranquillement sa cuillère. Cet homme-là n'avait cessé d'accumuler les honneurs et les risques. Ce monument était posé sur une étroite frontière entre la généralisation idéaliste et la prudence académique, entre la mysticité de son frère Aldous et le déterminisme de son grand-père. Puis ma pensée allait à son turbulent confrère Haldane, qui avait choisi aussi une noble et inconfortable position. Il avait été communiste, et il achevait une brillante carrière non conforme en étudiant aux Indes la physiologie des yogis en extase. Sacrés grands Anglais !
Je suivais une chaîne de vieux messieurs. Je revoyais, dans son petit cabinet de Rome, le bon maître de la psychosynthèse, le professeur Assagioli. « Il y a un fait actuel très important et significatif, disait-il, c'est l'attente d'un grand renouvellement religieux… »
Toutes ces conversations se déroulaient avant que les capitales d'Europe voient surgir une jeunesse à la fois révolutionnaire et anti-progressiste, avide de sacré, mystique à l'état sauvage, avec sa musique de messe à l'envers et ses révoltes pareilles à des mimes liturgiques. Peut-être suis-je un peu médium. Ou, simplement, moins chargé d'ans que mes grands Anglais, étais-je plus réceptif au futur. Ce renouvellement religieux va se faire, pensais-je, c'est sûr. Mais le dogme évolutionniste, qui a servi de pont à deux ou trois générations pour traverser les temps d'éclipses de Dieu, ne va-t-il pas sauter ? Haldane et Huxley reculaient, saisis en travelling arrière dans leur émouvante attitude de papas penchés sur l'avenir. « Ceux qui croient à l'évolution créatrice ? » Hé ! c'était à regarder de plus près, avec des doutes sur le comment et le pourquoi. Ce dogme, je m'y étais attaché, en bon fils. Mais il allait peut-être fondre, se dissoudre, comme mon gâteau dans la tasse de thé.
Nos grands-pères avaient décrété la mort de Dieu. Mais la Trinité a tenu le coup. On a seulement changé les mots. Le Père est devenu l'Évolution ; le Fils, le Progrès ; le Saint-Esprit, l'Histoire.
Tuez le Père une bonne fois. C'est-à-dire, révoquez en doute l'Évolution. La notion de Progrès cesse d'être fondée ; elle perd sa valeur d'absolu ; elle se dépouille de sa nature quasi religieuse. Alors, par voie de conséquence, l'Histoire n'est plus nécessairement ascendante. La voilà sans messianisme, réduite à une pure chronique. C'est peut-être le vrai paysage, qui était caché derrière les tabous. Paysage froid ? Sans doute. Paysage pour adultes libres, sortis des tiédeurs matricielles.
Bien entendu, il faut traiter avec respect et précaution les partisans de l'évolution. Ils menèrent au siècle dernier un dur combat. « Dieu a créé tous les êtres vivants chacun dans son espèce », affirme la Genèse. La théologie traditionnelle s'accorde avec la vision platonicienne : la nature est l'incarnation des idéaux, et l'idée de cheval existait avant le cheval, dessinée de toute éternité dans les cieux spirituels. Elle s'accorde avec le fixisme du sens commun et du langage. Et il n'y a pas cent ans qu'un évêque anglican s'écriait : « Non ! pas d'Évolution ! Dieu a bien créé le monde en six jours, fossiles compris ! » Le « procès des singes » de Dayton, U.S.A., où des professeurs furent poursuivis pour avoir enseigné le transformisme, ne date que de 1926. Aujourd'hui, l'Église, non sans se garder des abandons teilhardiens à une « religion de l'évolution », assez proche, somme toute, de celle d'Huxley, a intégré les données fondamentales de l'anthropologie. Après une analyse néo-darwiniste de l'évolution anatomique de l'homme au cours des âges géologiques, on lit ce qui suit dans un dictionnaire de tendance chrétienne :
« Les découvertes des fossiles humains datant des derniers âges géologiques, c'est-à-dire du tertiaire et du diluvien, apportent la preuve que le corps humain a pris part à l'évolution de l'ensemble du monde vivant. Sous sa forme actuelle le corps humain est le dernier prolongement de ce processus évolutif. C'est peu avant l'époque de transition qui mène du tertiaire au diluvien, il y a donc un million d'années environ, que les données actuelles de la science permettent de situer le moment décisif, où, se différenciant d'un corps animal très semblable au sien, le corps humain a fait son apparition sous sa forme actuelle. C'est à ce moment qu'après une longue évolution de l'ensemble du monde animal et végétal l'être de chair et d'esprit, dit homme, est né de l'acte créateur de Dieu et a pu engager le chemin d'un devenir propre. »
Ainsi, l'Église moderne accepte que le corps de l'homme ait été un produit de l'évolution. Pour l'âme, elle se réserve. À un certain moment, dans la chaîne des transformations, un animal qui nous ressemble énormément apparaît. Alors, Dieu intervient : ceci est à mon image, donnons le coup de pouce décisif et « un devenir propre » à cette créature que nous faisons privilégiée.
Comme on le voit, le conflit n'est pas tout à fait résolu entre fixisme et transformisme. On s'accorde sur l'iguanodon, le poisson volant ou le chimpanzé. Mais le chrétien récupère l'esprit de la Genèse au dernier tournant de la création. Cependant, on passe aujourd'hui ce conflit, pourtant fondamental, sous silence. L'amitié des progressismes chrétien et athée vaut bien qu'on taise ce malentendu sur l'évolution. Chut ! camarades, et marchons bras dessus, bras dessous, tous ensemble dans le sens de l'histoire.
Il est vrai que l'histoire de l'idée d'évolution est une histoire des malentendus, comme l'a bien montré Emmanuel Berl dans un remarquable petit essai : L'Évolution de l'évolution.
Cette idée d'évolution donnait la nausée à Cuvier, qui fit pourtant beaucoup pour son avenir en fondant la paléontologie. Cuvier pensait pouvoir reconstituer n'importe quel animal à partir d'un petit os. C'était miser sur une architecture naturelle des espèces, une sorte de « nombre d'or » du diplodocus ou de la girafe, des idéaux architectoniques que le transformisme rendait pâteux, interpénétrés en une bouillie évolutive. La multiplication des espèces, la disparition de certaines formes de vie, l'apparition d'autres formes, sont-elles le travail d'épure de quelque grand architecte ? Le transformisme voyait au contraire un étroit enchaînement de causes et d'effets. Les espèces s'engendrent selon quelque nécessité naturelle ingénieuse. Le finalisme de Lamarck, comme celui de Geoffroy Saint-Hilaire, supposent une action déterminante du milieu. Les êtres vivants se transforment parce que le milieu environnant et les conditions de vie les y contraignent. L'adaptation est la cause déterminante. Elle donne des pattes aux grands reptiles et chauffe leur sang quand les eaux se retirent. Un rameau de leur descendance se fait oiseau : sous l'influence du milieu de plus en plus oxygéné, les houppes tégumentaires deviennent plumes… La zoologie, la botanique, la biologie naissante, avaient là-dessus de grands doutes. On ne comprenait pas du tout, par exemple, que le lin et le chanvre puissent être menés à des formes très différentes par un même milieu. On voyait mal comment les espèces, qui refusaient, sous l'œil de l'observateur, de se mélanger en produisant des hybrides, avaient pu si étrangement copuler entre elles en des temps sans zoologistes. Le transformisme, néanmoins, était assez satisfaisant pour l'esprit. Comme l'homme s'invente des outils, la fonction crée l'organe. L'escargot se fait des cornes, comme l'aveugle se taille un bâton, la girafe se pousse du col pour atteindre les dattes. Mais Fabre se demandait comment les abeilles avaient bien pu vivre avant d'apprendre à faire du miel. « Lamarck, écrit Cuvier qui faisait volontiers passer celui-ci pour fou, fait partie malheureusement de ces savants qui, aux découvertes véritables dont ils ont enrichi nos connaissances, n'ont pu s'empêcher de mêler des conceptions fantastiques. La théorie de l'évolution est un vaste et bel édifice qui repose, malheureusement, sur des bases imaginaires. »
Cependant, la théorie allait s'imposer. Certes, on ne pouvait nier qu'il y eût une histoire changeante du vivant. Mais cette histoire reposait-elle sur quelque déterminisme ? Il fallait qu'il y en eût un. On n'était pas très sûr que le transformisme lamarckien soit la bonne explication. Mais on était sûr qu'il convenait d'aller chercher du côté d'un enchaînement de causes et d'effets. La science n'a plus de méthode, elle perd son objet, si l'on doute qu'un effet ait des causes et que des causes aient nécessairement des effets. Comme le remarque Emmanuel Berl : « Le transformisme disposait auprès des savants d'un atout majeur : il étendait le champ d'application du déterminisme […]. Cette évolution leur paraissait une déclaration des droits du déterminisme sur la zoologie et la botanique […]. Les espèces animales et végétales sont des effets, ces effets proviennent de causes que la science pourra retrouver le long des âges – quitte à ne pas trouver la cause première qui ne fait pas partie de son domaine. Il faut cela absolument, il ne faut rien de plus. »
Le transformisme lamarckien échoue, mais Darwin réconcilie la notion avec l'idée générale d'évolution en proposant une explication mécaniste à la transformation des espèces. Des mutations insensibles s'accumulent, et la nature choisit, en fonction de la sélection. Mais par quelle prodigieuse jubilation des hasards la nature aboutit-elle à créer un organe aussi parfait que l'œil des vertébrés supérieurs ? Darwin avouait qu'il n'y pouvait penser sans avoir la fièvre. C'était d'ailleurs un esprit sans fanatisme, prodigieusement ouvert et aventureux, et qui se livrait, pour voir, à ce qu'il appelait « des expériences idiotes », comme, par exemple, jouer de la trompette à des plantes grimpantes. Et Wallace, aussi ouvert que lui, fut un pionnier de la parapsychologie. Mais ni les mutations insensibles ni les mutations brusques de De Vries ne parviendront à justifier le principe de sélection naturelle et, somme toute, d'évolution planifiée. Drôle d'histoire pour le reptile quand il lui pousse un commencement microscopique d'aile ! Plus sale histoire encore s'il lui pousse d'un seul coup une vraie petite aile ! Prodigieux enchevêtrement des hasards qui, par mutations insensibles, aboutit à un organe aussi parfaitement élaboré qu'un œil de tigre ! Et formidable production de monstres infirmes par les mutations brusques ! Comment la sélection naturelle peut-elle agir dans ces conditions ?
« Bien résolus à ne pas mettre en doute l'évolution, écrit Berl, Bergson et toute la science en son temps reconnaissent qu'ils n'ont aucune idée des mécanismes par lesquels cette évolution joue. Le merveilleux coup de théâtre, c'est que Bergson conclut : puisqu'on ne peut expliquer l'évolution des phénomènes, il faut et il suffit d'expliquer les phénomènes par l'évolution. De lui attribuer un pouvoir créateur, un « élan vital » qui poussera les êtres évoluants, quoiqu'on ne retrouve pas en eux ses traces. Ne voyant pas comment l'évolution a formé l'œil de l'homme, nous dirons d'autant plus : c'est l'évolution qui a formé cet œil. Nul besoin de mécanismes déterminants puisqu'à elle seule l'évolution détermine.
« Le père Teilhard n'aura qu'à suivre cette voie royale, il la trouve toute tracée.
« Par un étrange retour, l'évolution qui se disait naguère fille du déterminisme, prétendait procéder de lui et être sa conséquence nécessaire, se retourne contre lui, le nie, le renie avec un dédain que, bientôt, elle ne cherchera même plus à cacher. Elle ne signifie pas que les effets ont des causes, elle ne désire pas le signifier : l'essentiel, c'est qu'elle corrobore, confirme le progrès, progrès de la nature vers l'esprit, de l'histoire vers la justice, de l'humanité vers la surhumanité. »
Le transformisme, qui est, qu'on le veuille ou non, à la base de l'idée d'évolution, est abandonné en tant que mécanisme cohérent, enchaînement de causalités. Il y a une cause finale, qui produit des effets tout au long de l'histoire du vivant. C'est un déterminisme inversé et les phénomènes inexplicables de l'évolution sont expliqués par le seul fait qu'ils sont des ressacs du futur.
Et que la génétique porte au transformisme un coup mortel, cela n'entame pas l'idée d'évolution ascendante. C'est que cette idée est passée du niveau de l'explication scientifique au niveau du mythe nécessaire à une civilisation.
La théorie des chromosomes de Weismann, les lois de Mendel, n'ont rien laissé subsister des thèses sur les mutations venues au secours du transformisme. En affirmant que les caractères transmis sont invariables, et qu'il ne saurait y avoir transmission des caractères acquis puisque l'hérédité s'effectue, non d'organisme à organisme, mais de germe à germe stable, la génétique n'incline absolument pas vers l'évolutionnisme. Quand Lyssenko et les mitchouriniens de l'époque stalinienne prennent parti pour l'évolution contre la génétique, ils sont tout à fait conscients de la contradiction. Mais ils ont besoin d'assises « scientifiques » au mythe nécessaire. Ils envoient les généticiens au bagne, au nom de la vérité scientifique, la science n'étant pas seulement pour eux la vérité, mais la vérité plus l'espérance. L'espérance d'être cause, de pouvoir changer et améliorer la nature et l'homme, par un changement du milieu qui donne au transformisme la possibilité d'exercer ses vertus. C'était une cruauté inutile que d'envoyer les savants à la mort. Mais ces matérialistes ne faisaient pas assez confiance au mythe. Le silence n'eût pas même été nécessaire. Le mythe de l'évolution ascendante vit très bien et s'engraisse des démentis comme de petit-lait.
Les transformistes du début du XIXe estimaient tout à fait suffisant d'avoir substitué à l'arbitraire du créateur une hypothèse qui implique un déterminisme. Ils ne se prononçaient pas sur un sens quelconque de l'évolution. Des causes engendraient des effets, l'action du milieu et la sélection naturelle faisaient se modifier les espèces, les formes de la vie se déployaient de l'amibe à l'homme, obéissant à des nécessités implacables. Ils se gardaient de se prononcer sur une question qui leur eût, d'ailleurs, semblé dépourvue d'esprit scientifique : l'évolution a-t-elle un sens ? Le transformisme n'était ni pessimiste ni optimiste. Il se refusait à doter un phénomène naturel d'une intention et d'une direction. En ceci, il s'apparentait bien à l'esprit de l'époque qui tenait la balance assez maussadement entre l'espoir et le désespoir, avec une petite préférence pour la lucidité amère. Jules Verne était contemporain des philosophes qui prophétisaient l'Apocalypse. Et Baudelaire s'écriait : « Le monde va finir. » D'ailleurs, la physique de l'époque est noire. L'entropie généralisée condamne l'univers à l'extinction. Nietzsche voit dans le déterminisme qui préside à l'évolution des espèces, de quoi nourrir sa vision tragique. Il s'enchante sombrement des duretés implacables de la sélection naturelle, et que l'homme apparaisse sur un immense cimetière d'espèces englouties. Les biologistes qui « n'ont pas vu Dieu dans leur éprouvette », hausseraient les épaules, sous leur redingote noire, si l'on assignait aux phénomènes naturels un sens quelconque. Seuls les déterminismes physico-chimiques sont en jeu. Et les psychologues eux-mêmes les rejoignent : l'esprit et les vertus sont des produits, comme l'alcool et le sucre. Quant à l'homme, il descend du singe. Le verbe, à lui seul, exclut toute idée d'une quelconque ascension du vivant, d'une direction positive de l'« élan vital ». La Genèse nous faisait naître de la poussière et nous promettait d'y retourner. Le dogme nous disait balayure animée par Dieu. Nous ne sommes pas ce produit de la volonté du Seigneur, mais simplement un primate évolué par le jeu des causalités aveugles, jeté dans une nature sans but, qui d'ailleurs est condamnée à l'extinction par la thermodynamique.
Si, par extraordinaire, les découvertes de la génétique moderne avaient été faites avant l'avènement de la civilisation industrielle, ce sont les partisans du fixisme qui l'eussent emporté. Ces découvertes eussent, comme le dit très justement Emmanuel Berl, « ravi les philosophes les plus obsédés par l'éternel, les plus indifférents à la durée ». Il n'eût été question ni d'« élan vital » ni, à plus forte raison, d'« évolution créatrice ». Des principes d'immutabilité majestueuse de la nature l'eussent emporté, et toute notre vision du vivant, de l'histoire de l'homme et de ses sociétés, de notre propre civilisation, en eût été modifiée.
Mais, entre-temps, l'idée d'évolution s'était mariée avec l'idée de progrès. Avec la civilisation industrielle et ses premiers et spectaculaires bienfaits, l'idée que l'âge d'or était derrière nous venait de décéder. La machine à vapeur et l'électricité déplaçaient le paradis de l'arrière à l'avant. On allait « remporter la victoire sur la nature », changer les choses et, par voie de conséquence, changer l'homme. Le transformisme reprenait du poil de la bête ; l'industrie qui transforme le milieu transformera l'humanité. Et la « marche en avant » est « irréversible ». On « n'arrête pas le progrès », l'humanité peut espérer et découvrir un sens à l'histoire. Hegel constitue la métaphysique du progrès et Marx son anthropologie. L'élan faustien qui se déploie à l'usine et au laboratoire rejoint l'« élan vital » mythique, et c'est ce dernier mythe qui va donner un caractère d'absolu à un fait de civilisation très limité dans le temps.
Que le milieu détermine la transformation, et que la fonction crée l'organe, c'est ce fond de lamarckisme que l'on va retrouver dans le « socialisme scientifique ». Et lorsque Marx déclare que l'humanité fait ses découvertes au moment où elle en a besoin, c'est encore Lamarck qui parle dans sa belle barbe. Les implacables lois de l'» évolution économique » sont encore du transformisme et le principe de lutte de classes est cousin de la sélection naturelle.
L'idée d'évolution créatrice, qui est une invention de l'esprit chargée de rendre compte d'une histoire générale du vivant dont on ne peut expliquer le mécanisme, va servir à justifier pleinement les sacrifices qu'exige la civilisation industrielle naissante au nom du progrès. Le progrès est-il une notion relative ? Non ! non ! C'est une notion absolue. Le progrès est dans la nature de l'évolution. Il participe de la lame de fond qui soulève le vivant au cours des temps. Il est le corrélat de l'évolution. « Au mariage de l'évolution et du progrès, dit Berl, l'évolution (c'est-à-dire l'idée d'évolution créatrice, qui était beaucoup plus mythique que scientifique) gagne une dignité politique, et le progrès (qui n'était qu'un constat assez douteux et saisi dans une étroite fourchette du temps) gagne une dignité scientifique. »
Mais, dès lors que le progrès revêt cette dignité et monte sur le trône du roi du monde, il convient que tout le passé soit rejeté dans une nuit de longs efforts maladroits et balbutiants. Le progrès est l'héritier rayonnant de toute l'évolution, le produit étincelant, définitif, de trois milliards d'années de vie qui s'efforçaient vers cette entité magnifique. Il éclaire le monde. Le monde était obscur avant lui. À vrai dire, l'homme ignorait le jour. C'est bien ce que signifie le terme de « siècle des lumières ». C'est le siècle qui vit naître l'idée de progrès. Les temps sont venus, pour nous autres fils du temps. Nous émergeons enfin, et nous prenons à notre propre compte la suite de l'évolution, nous autres qui étions liés par une lente maturation de la matière, par une avance timide dans la suffocation et la terreur, soumise à la morsure des malaises chimiques, au Grouin qui végétait dans les eaux embourbées du Dévonien.
Nous ne doutons plus désormais que le progrès se trouve justifié par l'évolution et que l'histoire ait, en conséquence, une nature messianique. Mais que ces certitudes nous soient apportées plutôt par les impératifs de notre civilisation industrielle et technique que par une réalité scientifiquement dévoilée, voilà qui est à considérer. Emmanuel Berl a fortement raison lorsqu'il parle à ce propos « de la pression exercée (sur les tenants de l'évolution créatrice) par la civilisation qui les environne ». C'est celle-ci, poursuit-il, « qui sans nul doute confère aux idées d'évolution et de progrès une valeur hors de proportion avec les phénomènes effectivement constatés. C'est elle qui oriente les recherches dans le sens qui convient, en paralysant la méfiance envers des mots qui signifient et insinuent beaucoup plus qu'ils n'expriment ; elle qui incite à confondre une théorie, valable mais contestable, comme toutes les théories, avec un ensemble de faits établis. Ces faits peuvent montrer des antériorités, des successions, des causalités : ils ne peuvent évidemment pas montrer des finalités, encore moins le sens ultime des processus qui ne sont pas terminés et dont nul ne peut prévoir le terme.
« Nous ne connaissons pas, nous sommes incapables de connaître l'issue des combats que la vie livre contre elle-même et contre la matière inanimée. Les biologistes ne prévoyaient pas la bombe atomique et ils ignorent quels virus nouveaux peuvent, demain, décimer notre espèce. Leur évolutionnisme implique donc un acte de foi ; un acte de foi qui ne se réclame même pas d'une révélation, et qui devient d'autant plus difficile qu'on exclut davantage la transmission des caractères acquis. En professant l'évolutionnisme, ils s'imaginent coiffer et commander la sociologie alors que, sans doute, ils lui obéissent. Car c'est de la sociologie, non de la biologie, que l'évolution tire l'attrait et le prestige qu'elle exerce sur nous. C'est le progrès de l'homme, non celui des espèces animales et végétales, que postulent notre travail et notre pensée.
« Et si nous sommes enclins à croire que tout va de mieux en mieux dans le monde, c'est que nous voyons grandir le pouvoir que l'homme exerce dans le monde. Montaigne en rirait. Mais, à quelque point de vue qu'on se place, chacun sans doute gagnerait aujourd'hui à regarder l'évolution d'un regard plus méfiant, et à manier ce mot avec plus de prudence et plus de rigueur. L'évolutionnisme, qui s'est tourné contre le déterminisme après s'être confondu avec lui, qui est devenu dévot, sinon orthodoxe, après avoir été si farouchement libre penseur, comment dire quelles causes il servira demain ? On n'est même plus certain qu'il assure le bonheur de ses adeptes : les poètes nous ont appris depuis longtemps qu'on peut torturer par l'espoir, et les historiens que les chefs des peuples peuvent rendre la vie présente plus atroce, au nom de l'avenir meilleur qu'ils promettent. Les pires tyrannies deviennent excusables, et même justifiées, quand on tient pour évident que le monde, soumis à une fatalité de bonheur, marche vers un état paradisiaque. Si tout, quoi qu'il advienne, tend au bien, il n'y a plus de mal : un énorme massacre n'arrêterait pas le cours de l'évolution ; certains peuvent même se flatter qu'il l'accélérerait, et qu'une petite saignée de neuf cents millions d'hommes rapprocherait les survivants de la société sans classes à quoi le socialisme aspire ; de même, les nazis se flattaient qu'en éliminant les races inférieures ils rendraient plus rapide et plus sûr le jeu bienfaisant de la sélection naturelle. L'évolutionnisme n'est pas plus exempt de délire que tous les autres « ismes ». Il faut même, surtout si on veut le maintenir, le surveiller d'assez près. »
À vrai dire, je ne suis pas très tenté, et Bergier non plus, de « maintenir l'évolutionnisme ». Et si l'évolution était une poupée russe qui nous cache plusieurs évolutions gigognes, entièrement constituées ? S'il y avait eu, par exemple, plusieurs apparitions de l'homme ? Et plusieurs tentatives de l'homme pour dominer la nature ? Un optimisme qui ne s'accompagnerait ni de la croyance en un « élan vital » ascensionnel ni d'un rejet dans les obscurités vaseuses de tout le passé de la création résiderait alors dans la croyance positive qu'il y eut plusieurs tentatives de l'homme pour dominer la nature. Plusieurs tentatives. Mais que c'est la bonne cette fois. Cette idée, naturellement, n'est pas non plus exempte de délire. Mais le recul incessant de l'histoire humaine dans ces dernières années fournit bien des aliments à ce délire.
Les biologistes modernes, rappelle Gaston Bouthoul dans son ouvrage Variations et mutations sociales, tendent à croire que, durant la dernière période géologique, la nature a cessé de créer de nouvelles espèces animales. Cuénot (L'Évolution biologique) estime que depuis cinq cents millions d'années, depuis l'apparition des oiseaux, la verve créatrice de la nature semble épuisée. Aucune structure nouvelle n'est survenue depuis les primates et l'homme.
Il semble pourtant que la densité moyenne de radiation n'a pas varié, que rien n'a sensiblement changé dans notre milieu physique. Que penser dès lors de l'évolution comme processus continu ? « Les observations de la biologie moderne, rappelle encore Bouthoul, rendent douteuse l'apparition de mutations dont il résulte la naissance d'espèces nouvelles. » Morgan a fait subir à des insectes les traitements les plus variés, y compris le bombardement de rayons correspondant aux conditions physiques des époques géologiques plus anciennes, sans résultat probant.
Cependant, l'espèce humaine, en très peu de siècles, modifie ses possibilités d'action, ses modes d'existence. Ici, pour ne pas perdre le fil de l'évolutionnisme (confondu dans nos esprits avec la notion de progrès), nous récupérons acrobatiquement l'idée de mutations en déclarant que « la création des machines et des techniques sont de véritables mutations biologiques de l'espèce humaine » et que l'évolution ascendante, si elle n'a pas affecté l'homo en général, a porté sur l'homo sapiens et ses sociétés. Comme si la nature, brusquement fatiguée, comme si le moteur de l'évolution progressive, tombé en panne, avait délégué à l'homo sapiens ses fonctions. Et, pour être évolutionnistes malgré tout, nous retombons dans le pur et simple acte de foi d'un Père de l'Église, saint Clément d'Alexandrie : « Une fois que la Création fut définitivement achevée, c'est l'homme qui a été chargé des destins de la nature. »
À moins que, traquant néanmoins des traces d'une évolution, nous en trouvions, effectivement. Mais exclusivement à l'œuvre dans l'homme. Et, dans ce cas, il nous faut nous ranger à l'idée que l'homme est une créature d'exception, appartient à une espèce privilégiée, est un lieu et un produit singuliers de forces : « Certains biologistes pensent aujourd'hui que les mutations spontanées, apparemment disparues maintenant chez les espèces animales, continuent à se produire dans l'encéphale humain, principalement dans les zones corticales, de sorte que les modifications de mentalités ne seraient que l'aspect psycho-sociologique de ces mutations spontanées d'origine mystérieuse et peut-être cosmique » (Bouthoul). Alors, dans ces deux perspectives, à rebours de la théorie générale de l'évolution, il nous faudrait déclarer que l'homme est un animal hors-série, qui constitue une forme vivante extérieure au processus global. C'est une déclaration que nous serions, à nos risques et périls, très tentés de faire. Eh bien, laissons-nous tenter. Dès lors, nous devrons ajouter que cette forme vivante, échappant au processus, pourrait bien apparaître, non au terme d'une lente évolution, mais de manière accélérée, et chaque fois que c'est possible. Dans l'histoire de notre planète, l'homme a pu apparaître plusieurs fois au cours des millions d'années qui nous précèdent. De sorte qu'à l'échelle de nos vies et de la durée de nos civilisations, nous pourrions dire que l'homme est éternel. Cette hypothèse n'est pas mystique. Elle ne présuppose pas un Dieu entêté, vigilant, qui crée l'homme chaque fois que les conditions le lui permettent. Elle est naturelle. De même que le hasard n'intervient pas en chimie, il n'interviendrait pas dans l'évolution. De même qu'il existe des molécules stables, il y aurait au moins une forme de vie particulièrement stable, l'homme, qui se manifesterait avec constance, chaque fois que l'occasion se présenterait, qui connaîtrait maintes vicissitudes, maints avatars, des hauts, des bas, des dégénérescences et des ascensions, dans une éternelle tentative d'être avec plénitude.
Chaque nouvelle découverte fait reculer la date de naissance du premier homme. En septembre 1969, un congrès d'anthropologues et de paléontologues, au siège parisien de l'Unesco, rejette l'idée que l'homme du Néanderthal serait l'ancêtre et admet qu'un homme confectionnant des outils et pratiquant un culte des morts existait voici plus de deux millions d'années. Mais c'est insuffisant déjà. Les fouilles du Tchad révèlent une humanité vieille de six millions d'années. La quête pourrait être sans fin et nous donner à penser qu'à notre échelle, il n'y a pas plus de premier homme que d'extrémité de l'univers.
Il ne s'agit pas d'avancer l'idée que la naissance de l'homme pourrait être synchrone de la formation de la vie sur la terre voici plus de trois milliards d'années. Mais en dix millions d'années peut-être, l'espèce humaine a pu émerger, puis disparaître dans des cataclysmes, puis reparaître, de même que la vie revient sur les îles stérilisées par des éruptions volcaniques.
« L'explication darwinienne de la transformation des espèces par des mutations lentes et graduelles demeure difficilement acceptable. Une propriété qui n'a pas encore eu le temps de s'affirmer, qui n'existe encore qu'à l'état embryonnaire, n'a que peu de chances de devenir jamais adulte : elle n'est souvent qu'un obstacle dans la lutte pour la vie ; elle est condamnée, de ce fait, à disparaître. Comment dans ces conditions, cette totalité qu'est un être absolument nouveau a-t-elle pu se développer phase par phase ? » C'est ce que se demande encore un biologiste comme Heinrich Schirmbeck. Il met cependant hors de doute, se fondant sur les résultats de l'anthropologie, que l'homme, « élément de la nature, a un passé biologique dont les racines plongent dans un ensemble de formes animales préliminaires ». Cependant, des savants, butant sur ces impossibilités d'expliquer évolutivement la genèse de l'homme, n'ont pas hésité à contourner l'obstacle, à isoler l'homme du reste de l'univers et à lui attribuer dès l'origine un devenir propre. Edgar Dacqué, au lieu de considérer l'homme comme la forme la plus récente d'une longue évolution, affirme qu'il est le « premier-né » de la création dont il occupe le centre. L'homme, selon Dacqué, serait l'être premier conçu de tous temps, et toute la création proliférerait autour de ce modèle initial.
Notre hypothèse fait, en regard de celle-ci, une certaine économie de fantastique. Elle suppose une forme de vie stable, qui apparaît et disparaît selon que les conditions sont ou non rassemblées, se manifeste, s'efface, revient au cours des temps. Est-ce un aussi « véritable délire utopique » que celui de Dacqué ? En tout cas, le cours des temps « humains » s'élargissant sans cesse sous nos yeux à mesure que la recherche anthropologique progresse, on est en droit de chercher d'autres explications que celles de l'évolutionnisme.
En 1856, au moment de la découverte des premiers fragments du squelette de l'homme du Néanderthal, il se trouva des experts pour déclarer que l'homme ne remontait pas si loin et qu'il s'agissait des restes d'un sauvage ou d'un idiot. Mais, depuis un siècle, des restes d'hommes fossiles et d'hommes singes, d'époques extrêmement différentes, sont exhumés un peu partout dans le monde, sans qu'il soit aisé, en présence de formes tantôt frustes, tantôt humaines, de reconnaître les filiations et de dresser un arbre généalogique. Le Néanderthalien, qui taillait les fins outils de l'époque moustérienne, faisait des sépultures et communiquait par le langage des connaissances techniques, apparaît aujourd'hui comme un moment de l'histoire humaine (moins cinquante mille ans) incompréhensiblement suspendu dans la nuit des temps. Il serait un produit aberrant de croisements entre un homo habilis infiniment plus vieux, ou un homo sapiens déjà apparu, et les pithécanthropes, une variété de métissage, comme l'homme de Solo, à Java.
Le Dr Leakey, qui depuis plus de quarante ans fouille l'Afrique orientale, découvrait en 1948 au Kenya, les vestiges d'un des premiers maillons de la chaîne qui aurait donné les primates et l'homme, vestiges supposés vieux de quarante à vingt-cinq millions d'années. En 1959, le Dr Leakey révélait le type hominien le plus ancien alors connu, le zinjanthrope australopithèque, qui avait occupé le site d'Olduvai, en Tanzanie, moins cent quatre-vingt mille à moins huit cent mille ans. En 1962, il découvrait le kenyapithecus, remontant à une cinquantaine de millions d'années et qui semble se situer lui aussi dans la lignée des ancêtres hominiens. En 1963, il estimait qu'une nouvelle découverte, celle de l'homo habilis, à Olduvai, remettait en cause toutes les théories sur l'origine de l'homme.
« Déjà la découverte d'une créature présentant des caractères si proches des caractères humains, alors qu'elle avait vécu il y a un million huit cent mille ans, était à elle seule une révolution, écrivait Mme Yvonne Rebeyrol à l'occasion du Congrès de l'Unesco dans Le Monde. Jusqu'alors la lignée des hominiens progressait du fruste australopithèque jusqu'à l'homo sapiens (c'est-à-dire l'homme d'aujourd'hui), apparaissant seulement il y a environ vingt-cinq mille ans. L'évolution était jalonnée par le pithécanthrope plus tardif et plus évolué que l'australopithèque, puis par l'homme de Néanderthal plus primitif que l'homo sapiens. Et voilà qu'apparaissait une nouvelle créature aussi ancienne que les australopithèques, mais montrant des analogies frappantes avec l'homo sapiens. Pour le Dr Leakey, l'homo habilis est notre seul ancêtre, les autres hominiens n'étant que des rameaux aberrants n'ayant pas eu de descendance. Australopithèques, pithécanthropes et homo habilis sont apparus en même temps, mais seul l'homo habilis a été le point de départ de l'évolution fructueuse qui a abouti à l'homo sapiens. Au demeurant, fait-il remarquer, on a trouvé ici et là, notamment en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Hongrie, des crânes fossiles dont les caractéristiques faisaient penser à l'homme actuel, mais qui provenaient de couches fort anciennes. Récemment encore, dans le gisement de la rivière Omo (Éthiopie) on a mis au jour deux crânes très « modernes » mais aussi très vieux. Cette dispersion de types déjà très évolués suppose, évidemment, une dispersion antérieure de la souche des homo habilis […].
« Toutefois le Dr Leakey pense toujours que l'homme est “né” dans la région comprenant l'Afrique orientale, l'Arabie et l'ouest de l'Inde. En Inde on a déjà trouvé un singe fossile, le ramapithecus plus récent mais assez proche du kenyapithecus, et l'on a mis, aussi, au jour des industries primitives. Mr Leakey est donc persuadé que des fouilles systématiques en Inde ou en Arabie seraient extrêmement fructueuses puisque l'Afrique orientale ne cesse de montrer sa richesse en fossiles. Après les gisements de Tanzanie ou du Kenya, l'Éthiopie a révélé le site de la rivière Omo. La latitude et les altitudes étagées de ces régions ont été extrêmement favorables à l'apparition et à l'évolution des hominiens primitifs. Leurs terres volcaniques sont idéales pour la préservation des fossiles. Plus on cherche, plus on trouve. Tout récemment, Mme Leakey a mis au jour, à Olduvai, un crâne d'homo habilis qui semble complet ou à peu près (Le Monde du 19 août 1969). Le Dr Leakey a montré une dent trouvée en territoire kenyan, au sud du lac Rodolphe : cette dent aurait appartenu à un hominien vivant il y a huit millions d'années. »
Cependant, Leakey estime que l'homo sapiens n'a pu apparaître qu'avec la possibilité de faire du feu, c'est-à-dire « avec la sécurité, la tranquillité d'esprit apte à produire la pensée abstraite ». Les outils sont apparus très tôt, mais ils ne déterminent pas le passage du préhomme à l'homme. L'homme à proprement parler naît avec la pensée abstraite, les concepts de magie, la religion et l'art. Pour Leakey, il aura fallu un temps considérable pour passer de l'homo habilis à l'homo sapiens qui ne remonterait qu'à cent mille ans.
Cette thèse ne repose sur rien de définitivement acquis. Elle jalonne seulement, par vague estimation, des incertitudes. La seule certitude est que « plus on cherche, plus on trouve ». Un homo habilis de plusieurs millions d'années. Un homo sapiens de cent mille ans, et quelques suppositions tous les six mois remises en cause, flottant sur cet océan du temps. Mais si des hominiens vivaient voici plus de huit millions d'années, la théorie classique de l'évolution a fait faillite. Et s'il y a des hommes pensants depuis cent mille ans, on est raisonnablement en droit de se demander s'il est possible d'accepter tranquillement l'idée qu'ils n'ont acquis des lumières et des pouvoirs que depuis deux siècles, qu'il y a un unique moment privilégié de cette longue aventure, compris dans la dernière cinq-centième partie du temps humain, lui-même surgi d'une nuit obscure de huit millions d'années.
Et si, comme l'estime Leakey, l'homo sapiens apparaît avec la magie, c'est-à-dire la tentative de contrôler le monde visible par les forces invisibles, nous pouvons considérer nos deux siècles de technologie comme une des formes prises par la longue quête magique, parmi des quantités de formes qui se sont développées, avec des succès et des échecs, au cours des temps immémoriaux. Cette façon de voir est, à tout prendre, moins fantasque que la façon convenue qui suppose deux siècles de révélation sur cent mille ans de demi-sommeil, et, somme toute, un extraordinaire racisme temporel.
Curieusement, nous combinons avec satisfaction l'idée que le dernier cinq-centième du temps humain nous fait les seigneurs de toute l'humanité pensante, et l'idée évolutionniste qui lie notre ascension à l'obscur processus général du vivant qui faisait sortir le groin de sa vase, aux aveugles chimies qui, ajoutant deux petits ballons à sa mince cervelle, donnaient naissance aux hémisphères cérébraux. Il serait peut-être utile pour l'esprit, tout au moins à titre d'exercice, d'envisager des attitudes inverses : de nous situer moins exceptionnellement dans l'histoire humaine, et plus exceptionnellement dans l'histoire du vivant. Acceptons d'envisager l'idée que l'homme pourrait être une forme stable, se manifestant à plusieurs reprises, avec des réussites et des catastrophes. Ce non-racisme temporel et le sentiment que l'humanité pourrait être, sur la Terre et dans l'univers, une forme d'émergence stable, un point d'aboutissement des énergies, l'entêtement éternel de l'Être à se manifester, auraient une chance d'influencer la civilisation, la société, la morale. Que l'homme le plus humble soit un objet sans prix. Que la totalité des temps humains soit à considérer avec la plus grande disponibilité au respect, à l'admiration, à l'étonnement. Quand on cherche dans le stock des doctrines non reçues, on en trouve une qui convient assez bien : l'humanisme.