II. UN STATISTICIEN DANS LA CAVERNE
Quand les touristes gastronomes observent un religieux silence. – La préhistoire, de Boucher de Perthes à l'abbé Breuil. – La stupeur d'Altamira. – L'explication par la chasse magique. – Un ethnologue qui fait de la mécanographie. – Un répertoire statistique des signes. – Le symbolisme masculin et féminin. – La topographie des cavernes. – Une cathédrale-matrice. – L'étrange pudeur. – Où Leroi-Gourhan découvre des métaphysiciens.
Quand, après un succulent déjeuner périgourdin dans quelque restaurant de Montignac ou des Eyzies, le touriste remonte dans sa voiture pour se rendre à Lascaux, c'est généralement au rite des étapes gastronomiques qu'il sacrifie plutôt qu'à la vraie curiosité : on ne passe pas par Montignac sans visiter Lascaux. Il faut avoir vu Lascaux. On débarque donc dans la fameuse prairie et l'on descend, en bavardant, le bref escalier qui débouche dans la rotonde. Seul le sol est d'abord éclairé. Pendant quelques minutes, les visiteurs s'agglomèrent autour du guide. On ne voit toujours rien et l'on continue de bavarder. Puis la lumière est donnée et les peintures surgissent de l'ombre, rouges et noires sur l'admirable blancheur de la paroi.
Et alors, toujours, c'est la même scène extraordinaire qui se répète. Ces hommes, ces femmes, ces enfants du XXe siècle qui, dans leur immense majorité, ignorent tout de la préhistoire, pour qui les mots paléolithique, magdalénien, pariétal n'ont aucun sens, tous sans exception sont saisis d'une stupeur sacrée. Un grand silence descend sur eux. Cette foule encore sous le coup de la truffe et du foie gras sent peser sur elle la formidable présence des hommes qui, il y a cent cinquante ou deux cents siècles, vinrent ici exprimer, par la peinture, les plus hautes aspirations de leur esprit et de leur cœur.
Le silence durera longtemps encore après la visite terminée. Que signifient ces peintures extraordinaires ? À quelles pensées obéirent leurs auteurs ? Souvent, la visite de Lascaux éveillera une soif de connaître dont peut-être on se gaussait quelques instants plus tôt. Les libraires de Montignac le savent bien, qui vendent plus après la visite qu'avant.
Que Lascaux ait mérité, par la beauté de ses peintures, le nom de « chapelle Sixtine de la préhistoire » (et l'on ne sait à vrai dire, pour lequel de ces hauts lieux est la louange) et que cette chapelle Sixtine ait été peinte il y a si longtemps, pose à tout esprit réfléchi un problème d'une telle dimension que l'on conçoit fort bien les passions au milieu desquelles s'est développée la science préhistorique.
Boucher de Perthes lutta trente ans pour faire admettre l'existence de l'homme fossile, de 1828 à 1859. Il semble que l'opiniâtreté de ces luttes d'idées et souvent de personnes ait poursuivi jusqu'à nos jours la préhistoire comme un péché originel. Bien que les découvertes se soient succédé sans interruption depuis l'époque où Boucher de Perthes recueillait près d'Abbeville les premières haches de pierre taillée et les reconnaissait pour ce qu'elles étaient vraiment, la science de la préhistoire n'avait jamais jusqu'ici réussi à mettre au point les méthodes d'une science rigoureusement objective et impersonnelle, sauf sur un point précis, celui du contexte stratigraphique. Quand un préhistorien découvre un objet enfoui dans la terre, il décrit les autres objets trouvés au même niveau (à la même profondeur) que celui-ci, et surtout les restes fossiles, ossements et vestiges variés d'êtres vivants, animaux et végétaux. Cette description, si elle est bien faite, personne ne la discutera. C'était jusqu'ici la seule matière sur laquelle les préhistoriens étaient assurés de pouvoir publier des travaux dont la discussion ne risquait pas de tourner bientôt en contestations personnelles. Cette insécurité du préhistorien, déjà bien désagréable au siècle dernier, quand il ne s'agissait encore que de statuer sur des objets trouvés dans les couches du sol déjà depuis longtemps identifiées par les géologues, devient obsédante quand, à partir des premières années du siècle actuel, l'authenticité des cavernes ornées de peintures et de gravures ne put plus être niée et que le problème se posa d'élucider leur chronologie. C'est que l'immense majorité des œuvres d'art peintes ou gravées sur les parois des cavernes n'offrent à l'examen rien d'autre qu'elles-mêmes. Voici un bison peint. C'est un tableau, disons une fresque. Comment savoir (pour employer les terminologies déjà établies à l'aide des objets trouvés dans le sol, ce que les préhistoriens appellent le mobilier) s'il date du solutréen ou du magdalénien ? L'erreur, si l'on se trompe, peut dépasser dix mille ans ! À quelles méthodes faire appel ?
L'essentiel des réponses possibles à cette question coïncide pratiquement avec l'œuvre immense d'un géant de la préhistoire, l'abbé Breuil. Au moment où l'abbé Breuil commence à étudier ses premières cavernes, vers 1900, la science préhistorique est déjà riche d'une grande expérience. Mais pour les cavernes ornées, c'est le vide. Il n'y a rien, ou presque. Doué d'une formidable puissance de travail et de lecture, ne reculant devant aucune difficulté intellectuelle ou physique (il faut souvent, pour atteindre l'œuvre d'art pariétale, c'est-à-dire peinte ou gravée sur la paroi du roc souterrain, ramper, escalader, plonger dans l'eau glacée, etc.), ayant de plus un flair génial pour ce que personne n'a remarqué, admirable dessinateur, de surcroît, joignant à l'imagination créatrice un vif esprit critique qui le fera redouter de ses adversaires possibles, le jeune ecclésiastique est véritablement l'homme de la situation. En classant les superpositions des dessins, en rapprochant les styles par affinités, en mettant en évidence les lignes évolutives des formes, des moyens, des techniques, il va créer presque de toutes pièces, au prix d'un demi-siècle de labeur et de réflexion, la chronologie de cet art enfoui sous les siècles. Pour retrouver dans les sciences de la vie une œuvre semblable à la sienne, il faut remonter à Cuvier, sinon à Linné.
Seulement, le génie même de Breuil ne cesse d'aggraver le caractère subjectif de la science qu'il crée. Car à quoi sont imputables ses découvertes ? À une méthode ? Non pas. C'est son inépuisable fécondité de labeur et d'imagination qui tire de l'ombre tous ces siècles perdus. Breuil est un empirique fantastiquement doué. Il enseigne des résultats, non une méthode. Pour marcher sur ses traces, il faudrait être un autre lui-même.
Or, vers les années 1945, un jeune ethnologue passionné de préhistoire (mais qui n'était pas l'élève de l'abbé Breuil) réfléchissait à cette situation d'une science vers laquelle il se sentait invinciblement attiré. André Leroi-Gourhan était, de nature, la vivante antithèse de Breuil ; aussi froid et réservé que Breuil pouvait être fougueux, aussi préoccupé des démarches de sa pensée et de celle des autres que Breuil pouvait se montrer personnel. Mais les deux hommes avaient en commun la patience, l'imagination créatrice et la probité scientifique.
Vers 1947, Leroi-Gourhan entreprit de mettre au clair les méthodes objectives d'une chronologie de l'art préhistorique. Systématiquement, année après année, il étudia pouce par pouce la grande majorité des cavernes ornées. Et là où Breuil avait passé des années sous terre à tracer sur le papier, un à un, des milliers de relevés de gravures et de peintures, Leroi-Gourhan passait, lui aussi, des années à mesurer, situer, compter. Aux irremplaçables croquis de Breuil venaient s'ajouter peu à peu et pour la première fois des données numériques.
« La matière que j'ai utilisée, écrit-il, est constituée par les deux mille cent quatre-vingt-huit figures d'animaux réparties en soixante-six cavernes ou abris décorés que j'ai étudiés sur place… Par ordre de fréquence, j'ai pu compter six cent dix chevaux, cinq cent dix bisons, deux cent cinq mammouths, cent soixante-seize bouquetins, cent trente-sept bœufs, cent trente-cinq biches, cent douze cerfs, quatre-vingt-quatre rennes, trente-six ours, vingt-neuf lions, quinze rhinocéros… huit daims mégaceros, trois carnassiers imprécos, deux sangliers, deux chamois, six oiseaux, huit poissons, neuf monstres. »
Mais tandis que toutes les données statistiques jusqu'alors négligées s'amoncelaient dans les fichiers, l'image d'une certaine ordonnance, toujours la même, des animaux et des signes dans les cavernes s'imposait peu à peu à l'esprit méthodique du chercheur.
Cette image d'une ordonnance très particulière des motifs peints va jeter une extraordinaire lueur sur nos ancêtres d'il y a vingt ou trente mille ans. Voilà que nous allons devoir cesser de les considérer comme des magiciens sauvages obsédés par le gibier, des primitifs obscurs dansant autour de totems de la chasse. Voilà qui va les imposer plus encore à notre respect, et nous imposer des questions complexes sur le fonctionnement de l'esprit humain dans les anciens âges. Et voilà enfin que la révélation d'une figuration infiniment plus élevée, plus subtile, plus riche d'abstraction, que celle de simples vocations à la nourriture de la tribu, va faire cesser une contradiction qui eût dû, depuis déjà longtemps, nous troubler : la contradiction entre l'art consommé du dessin, sa haute qualité de signe graphique élaboré, et la signification primaire que l'ethnographie leur attribuait jusqu'ici.
Toutes nos connaissances en préhistoire doivent être remises en cause par l'apport de la méthode strictement objective et impersonnelle de chiffrage statistique, instaurée par Leroi-Gourhan.
En 1879, de Santualo et sa fille affirmèrent que la grotte d'Altamira, près de Santander, en Espagne, recelait des peintures exécutées par les hommes préhistoriques. Ce fut chez les préhistoriens, un énorme éclat de rire. Ils rirent vingt ans. Puis l'abbé Breuil et Cartailhac allèrent voir, et le rire fit place à la stupeur. Les peintures étaient authentiques. Elles étaient bien l'œuvre des hommes du paléolithique. Et elles ne le cédaient en beauté à aucune peinture moderne.
La stupeur n'est pas une attitude scientifique, et les savants ont ce sentiment en horreur. Il était d'autant plus urgent de trouver une explication que, les découvertes de grottes ornées se multipliant chaque année, Altamira ne pouvait être tenue pour une exception dénuée de sens : il s'avérait bel et bien que la caverne, et de préférence, semblait-il, la caverne profonde, celle de l'éternelle nuit, avait joué un rôle essentiel dans la psychologie de nos lointains ancêtres. L'explication, ce fut l'ethnographie, science alors encore balbutiante, qui la fournit. Parce qu'on avait vu des primitifs du XXe siècle pratiquer des magies de chasse, danser devant des figurations de gibier dans des buts d'envoûtement, percer des dessins d'antilope ou de zébu d'un trait figurant une flèche, on supposa que les paléolithiques avaient fait comme eux. Et tel était le besoin d'une explication, et d'une explication autant que possible inoffensive, que cette supposition fut aussitôt acceptée. Certains objectèrent bien que les mêmes primitifs actuellement coutumiers de l'envoûtement de chasse pratiquent également l'envoûtement de guerre, que l'on connaît des crânes préhistoriques ayant manifestement subi des violences, que nos ancêtres se battaient donc parfois entre eux, et que cependant on ne trouve guère dans les cavernes que des animaux : on tenait une explication, on n'allait pas la lâcher pour si peu. Si bien que, depuis un demi-siècle, le thème du pauvre sauvage encore tout abruti d'animalité, dansant au fond des grottes devant un bison peint en croyant ainsi préparer sa victoire sur le bison galopant, ce thème confortable et rassurant n'a jamais cessé de ronronner à nos oreilles.
Que l'ethnographie fût une auberge espagnole où il suffit de chercher un peu pour retrouver, en croyant les y découvrir, les idées que l'on avait dans son bagage, cela apparemment ne troubla jamais personne, du moins chez les préhistoriens. Douter de l'envoûtement de chasse devant les mammouths de Rouffignac ou les cerfs de la Pasiega, c'était délirer dangereusement, chercher midi à quatorze heures, ouvrir la porte à d'inquiétantes rêveries. Cependant, les ethnologues, eux, découvraient peu à peu l'homme contemporain réel, primitif ou civilisé, et, du même coup, qu'on ne peut l'enfermer dans aucune formule, qu'il est infiniment variable et varié, qu'on peut en attendre tout et n'importe quoi. Mais si les hommes du XXe siècle présentaient tant de diversités, n'était-il pas bien hasardé d'expliquer leurs ancêtres d'il y a vingt mille ans à partir d'observations actuelles ?
Aussi, quand Leroi-Gourhan voulut trouver une voie objective vers l'âme du paléolithique, son premier souci fut de fuir les facilités offertes par le croisement de l'Eskimo et de l'Australien. Ce n'était pas refuser a priori d'aboutir à une explication relevant de l'ethnographie. C'était seulement s'interdire d'apporter cette explication dans ses bagages.
La méthode retenue fut l'analyse statistique portant sur soixante-douze ensembles pariétaux étudiés dans soixante-six cavernes représentant pratiquement tout l'art pariétal européen (il existe cent dix sites décorés, mais les quarante-quatre non retenus par Leroi-Gourhan sont pauvres en décoration). Sur les documents recueillis, il y eut une application systématique du calcul avec mécanographie et cartes perforées. À quoi devaient aboutir ces calculs statistiques ? Tout simplement à démolir la théorie de la magie cynégétique, dont il ne reste rien, et à nous révéler en l'homme de la dernière glaciation un être aussi complexe que nous-mêmes.
Laissons, pour commencer, parler quelques chiffres. Quatre-vingt-onze pour cent des bisons, quatre-vingt-douze pour cent des bœufs, quatre-vingt-six pour cent des chevaux sont représentés dans la composition centrale des cavernes ornées. Par voie de conséquence, ces animaux sont pratiquement absents des autres parties. Inversement, la composition centrale ne compte que huit pour cent des biches, vingt pour cent des rennes, neuf pour cent des cerfs, quatre pour cent des bouquetins, huit pour cent des ours, onze pour cent des félins de l'ensemble des mêmes cavernes.
Ces premiers pourcentages montrent sans équivoque possible que certains animaux sont presque toujours dans la composition centrale, et que certains autres n'y sont pratiquement jamais. Pourquoi ? Parvenu à ce résultat, le statisticien pourrait se laisser aller à spéculer : le paléolithique avait une passion particulière pour le bison et le bœuf, ou bien ces bêtes étaient comparativement les plus nombreuses (ce que d'ailleurs les vestiges fossiles démentent). Mais le calculateur se refuse à spéculer : il s'en tient à sa méthode qui consiste ne donner la parole qu'aux faits chiffrés. Comme tous ses collègues depuis les premières explorations de cavernes ornées, il a remarqué que celles-ci, outre les représentations animales, sont parsemées de certains signes, toujours peu près les mêmes. Ces signes avaient donné lieu à d'infinies suppositions. Pour les uns, c'étaient des objets plus ou moins schématisés, pour d'autres des panneaux indicateurs servant à guider le pèlerin, pour d'autres encore des gribouillages sans intérêt, ou même la signature de l'artiste. Leroi-Gourhan, lui, se borne d'abord à les classer par formes en établissant ce qu'il appelle leur typologie. Et il s'aperçoit alors que tous ces signes, considérés du strict point de vue de leur dessin, dérivent de quelques formes initiales qui sont essentiellement le phallus, la vulve et le profil d'une femme nue. Il y a donc des signes masculins et des signes féminins.
Fort bien. Et ces signes, dans la caverne, où sont-ils ? Ici encore, c'est fort simple : il suffit de compter. Et les chiffres obtenus (passons le détail des pourcentages en raison du grand nombre de signes) montrent tout simplement que la presque totalité des signes féminins ont été portés sur la composition centrale et dans les diverticules (ou cavités latérales de la caverne). En revanche, on ne trouve là que trente-quatre pour cent de signes masculins, et encore sont-ils presque tous couplés avec des signes féminins.
Il y a donc dans la caverne ornée de l'homme paléolithique des secteurs symbolisme masculin et d'autres à symbolisme féminin. Et du fait que les mêmes animaux ont tendance à figurer aux mêmes endroits, le monde animal lui-même se trouve dans son ensemble réparti en une immense zoogonie bisexuée. Le bison, le bœuf, le cheval sont chargés d'une symbolique féminine en même temps que le centre de la caverne où ils figurent. Mais une certaine proportion de signes abstraits mâles (trente-quatre pour cent) se trouve au centre, avec des figures femelles. Ainsi, dans les cavernes, est-il évident qu'il existe trois groupes de figures mâles à l'entrée, mâles et femelles au centre, mâles au fond. Les figures humaines, dès la période la plus ancienne, sont schématisées par la représentation des organes de la reproduction, traduits en symboles graphiques plus ou moins abstraits. Le sens reste pourtant intelligible car, à diverses époques, réapparaissent les représentations complètes de l'homme et de la femme.
L'analyse du symbolisme topographique et sexuel peut être poussée beaucoup plus loin. La caverne comprend en gros six types de localisation ayant chacun leur sens : la composition centrale, les diverticules, le pourtour, l'entrée, les « passages », le fond. Il est frappant de voir que les représentations de la main humaine, généralement obtenues en négatif en apposant la main contre la paroi et en soufflant de la peinture liquide tout autour avec la bouche, ou encore en tamponnant, sont presque toutes à l'entrée de la grotte et sur la composition centrale. Frappant aussi, que presque tous les signes féminins non portés sur la composition centrale et les diverticules sont à l'entrée, couplés avec des signes masculins.
Que signifie tout cela ? Objectivement et avant toute interprétation, que la caverne ornée est organisée en fonction d'une métaphysique inconnue aussi exigeante dans son symbolisme que la métaphysique chrétienne. De même que le temple catholique comporte en principe douze piliers représentant les douze apôtres, de même que les tableaux du chemin de Croix se suivent toujours dans le même ordre depuis la gauche de l'autel jusqu'à l'entrée, puis de l'entrée à la droite de l'autel, de la même façon la caverne ornée préhistorique est, elle aussi, soumise à une ordonnance figurative remarquablement constante d'un bout à l'autre du vaste espace où on la trouve en Europe occidentale, et des millénaires où elle fut fréquentée.
Cette constance ne va certes pas sans variations : il y a des styles de lieu et des styles d'époque comme il y a maintenant du roman bourguignon et du jésuite espagnol. Mais l'organisation générale reste fidèle à la conception d'un monde partagé entre deux sexes opposés. Des indices parfois difficiles à chiffrer mais troublants donnent à penser que la caverne elle-même était considérée comme un formidable symbole naturel du ventre de la femme. Par exemple, les passages étroits sont souvent enduits de rouge. Et la partie de la grotte soumise aux animaux de la féminité est très souvent marquée soit de signes masculins abstraits, soit de mains, comme pour marquer la possession, ou peut-être la présence humaine. Enfin, comme on l'a vu, l'entrée et le fond de la caverne sont souvent voués au symbolisme mâle. Mais la seule explication par l'univers du sexe et de la fécondité s'avère insuffisante. Il ne semble pas considérer ces merveilleux ensembles graphiques, que l'on soit en présence de représentations brutes. Les fameuses « femelles gravides » de l'ethnographie classique ne sont ni plus ni moins « gravides » que les étalons solidement membrés de la peinture chinoise, et nulle part, dans l'art pariétal, le sexe ne paraît être reproduit pour le sexe. Ce qui marque fortement cet art, en apparence dominé par l'acte reproducteur, c'est son extraordinaire pudeur, son parti pris de symbolisme, d'abstraction. Alors que les signes sexuels abstraits sont présents partout, ces hommes des cavernes, pourtant doués d'un éblouissant génie plastique, n'ont pas une seule fois dessiné la moindre scène d'accouplement ! Les quelques hommes représentés en érection (ithyphalles, comme disent les préhistoriens par héritage puritain) sont esquissés sans aucun réalisme. Généralement même, comme le célèbre cadavre ithyphalle du puits de Lascaux, avec des traits animaux soulignant le caractère symbolique.
Si ce n'est ni le sexe pour lui-même, ni le sexe pour la fécondité, de quoi s'agit-il ? À travers ce symbolisme, quelle métaphysique se trouve impliquée ? Avouons, dit Leroi-Gourhan, que nous n'en savons rien. Avouons la modestie de nos connaissances, et que ces hommes d'il y a deux ou trois cents siècles nous ont laissé l'écriture indéchiffrable d'une pensée complexe, subtile, dont nous subodorons la qualité sans rien connaître de son contenu. Mais peut-être le seul fait de découvrir qu'il s'agit là d'une écriture, en quelque sorte comparable à l'écriture contenue dans l'art des cathédrales, et d'avoir réalisé cette approche par des méthodes scientifiques de calcul objectif, est-il prometteur d'un déchiffrement auquel nous parviendrons quelque jour. Alors nous aurons perdu des « primitifs » et trouvé des frères dans les abîmes du temps. Nous saurons qui étaient ces métaphysiciens, qui possédaient de merveilleuses techniques d'art, et qui s'enfonçaient au plus profond de la Terre pour y représenter, avec un souci d'éternité, les symboles de leur spiritualité.