III. À LA RECHERCHE D'UNE ÉCRITURE DE L'ABSOLU
Le « collège invisible » de John Wilkins. – La première société scientifique. – Luna est-il plus expressif que moon ?– La langue universelle de Wilkins. – Tout l'univers dans des lettres. – Le Marché céleste des connaissances bénévoles. – Une idée à reprendre. – Le mythe d'une écriture sainte. – Notre inscription à l'annuaire du téléphone galactique. – Le langage accéléré de Heinlein et le Lincos de Freudenthal. – Pour un message terrien. – Le Verbe et la structure absolue. – De l'utilité de jouer avec le feu.
Oui, quel fut le savoir-dire ? Et toujours revient, quand on rêve des écritures perdues, l'idée d'une grande langue originelle, contenant et exprimant la connaissance, réservoir encyclopédique des dieux légendaires.
Un homme qui rêvait, il y a trois cents ans, de conquérir la Lune, a voulu doter ses frères d'une nouvelle grande langue. Il se nommait John Wilkins. Né en 1614, mort en 1672, Wilkins fut le premier secrétaire de la Société royale de Sciences, dont son ami Élias Ashmole était le fondateur. Singulier et beau personnage que cet Ashmole, qui devait laisser à Oxford un musée riche en documents sur l'alchimie et sur les origines de la maçonnerie. Membre d'une secte Rose-Croix, il était l'élève de l'alchimiste William Backhouse. On lit dans son journal, à la date du 13 mai 1653 : « Mon maître Backhouse, malade en sa maison de Fleet Street et craignant de mourir, m'a révélé ce jour, à onze heures du soir, le vrai secret de la pierre philosophale. » Backhouse ne mourut pas ce jour, mais neuf ans après. Il pensait que les temps étaient venus de passer d'une science secrète à une science ouverte. Cette attitude d'esprit fut celle d'Ashmole et de Wilkins. Elle devait faire naître la Royal Society, moteur de la connaissance moderne. Ces hommes furent d'une ampleur de conception, d'une abondance de curiosité extraordinaire. Cette race s'est éteinte, dirait-on… Jorge Luis Borges, qui lui a consacré une pénétrante étude, cite parmi les domaines d'intérêt passionné de Wilkins, la théologie, la musique, la fabrication de ruches transparentes pour l'observation des abeilles ; l'existence, dans le système solaire, d'une planète invisible ; la construction de navires stellaires pour des communications régulières avec la Lune ; et enfin, l'établissement d'un langage universel.
Chapelain du prince palatin Charles Louis, recteur du Wadham College d'Oxford, Wilkins avait créé dans cette ville un groupement de chercheurs : le « collège invisible », qui comptait parmi ses membres des savants comme Sir Christopher Wren, Thomas Sydenham et Robert Boyle. Ce « collège invisible » s'incorpora à la Royal Society qui reçut sa charte du roi Charles II en 1662 et, se vouant au contrôle expérimental, prit comme devise une phrase d'Horace : Nullius in verba. En 1666, Colbert, jaloux des avantages que l'Angleterre allait tirer des travaux de la Royal Society, fondait l'académie des Sciences de Paris.
Wilkins fut lié aussi aux membres du groupe platonicien de Cambridge, animé par Newton de 1670 à 1680. Ce groupe réédita des textes essentiels de l'alchimie, dans une collection dirigée par Ashmole, le Theatrum Chimicum Britannicum. Dans le même temps, Robert Boyle publiait son ouvrage Le Chimiste sceptique, où il insistait sur la nécessité d'une vérification expérimentale des affirmations théoriques. Il pensait que les quatre éléments fondamentaux des anciens, eau, feu, air, terre, ne suffisaient pas à décrire la matière et que celle-ci était sans doute composée d'un nombre élevé d'éléments. Nous en connaissons aujourd'hui cent huit. Travaillant à des transmutations selon l'enseignement alchimique, il envoya à Newton de la poudre de projection.
À une connaissance profonde des secrets anciens, s'ajoutaient, chez les membres du Collège invisible, une passion sévère pour le contrôle et l'expérimentation et la conscience d'ouvrir à l'humanité la voie de nouveaux pouvoirs sur la nature.
C'est donc dans cette atmosphère d'enthousiasme et dans un milieu agité par l'idée que de grandes entreprises devenaient possibles, qu'il faut situer l'œuvre linguistique de Wilkins. Il avait peut-être existé une grande langue. On la retrouverait peut-être un jour. Mais on pouvait aussi s'atteler à la tâche de la recréer pour l'époque et d'offrir aux hommes un langage universel, descriptif de la réalité et de ses lois. Wilkins y travailla quatre ans de 1664 à 1668. Son ouvrage : An Essay toward a Real Character and a Philosophical Language, publié en 1668, six cents pages in-4o, est aujourd'hui parfaitement oublié. Jorge Luis Borges dans ses Enquêtes sur les grandes entreprises linguistiques remarque :
« Nous avons tous été victimes, un jour ou l'autre, de ces débats sans recours où une dame, à grands renforts d'interjections, et d'anacoluthes, jure que le mot luna est (ou n'est pas) plus expressif que le mot moon. Hormis l'observation évidente que le monosyllabe moon est peut-être plus apte à représenter un objet très simple que le mot dissyllabique luna, on ne saurait apporter la moindre contribution à de tels débats. Une fois exclus les mots composés et dérivés, toutes les langues du monde (sans exclure le volapük de Johann Martin Schleyer et l'interlingua romane de Peano) sont également inexpressives. Il n'y a pas d'édition de la grammaire de l'Académie royale espagnole qui ne vante « le trésor envié de mots pittoresques, heureux et expressifs de la très riche langue espagnole », mais c'est une pure fanfaronnade, que rien ne corrobore. »
L'ambition de Wilkins fut de créer une langue universelle dont chaque mot, en se définissant lui-même, apporte, sur la chose représentée, une connaissance complète et la situe dans une des catégories du réel. Il commença par diviser l'univers en quarante catégories ou genres, subdivisibles à leur tour en espèces. Il assigna à chaque genre un monosyllabe à deux lettres ; à chaque sous-genre, une consonne ; à chaque espèce une voyelle.
Ainsi, de signifie un élément, deb, c'est le premier des éléments, le feu, et deba est une fraction du feu, à savoir une flamme.
Au XIXe siècle, dans l'élan utopique et généreux qui faisait naître Voyage en Icarie de Cabet et Le Nouveau Monde amoureux de Fourier, un linguiste comme Letellier devait se souvenir de Wilkins et reprendre sa méthode en proposant un langage où a veut dire animal, ab mammifère, abo carnivore, aboj félin, aboje chat, abi herbivore, abiv équidé, etc. Même recherche, aux environs de 1850, de l'Espagnol Bonifacio Sotos Ochando.
« Les mots de la langue analytique de Wilkins, signale Borges, ne sont pas des symboles arbitraires et grossiers : chacune des lettres qui la composent est significative, comme le furent les lettres de l'Écriture sainte par les cabalistes. » Des enfants pourraient assimiler cette langue sans en connaître l'artifice. Puis, au collège, ils découvriraient peu à peu qu'elle est, en même temps qu'une langue, une clé universelle et une encyclopédie secrète. Le mot saumon ne nous dit rien. Dans la langue de Wilkins, zana nous apprend qu'il s'agit d'un poisson écailleux, fluvial et de chair rougeâtre. « Théoriquement, dit encore Borges, il n'est pas impossible de concevoir une langue où le nom de chaque être indiquerait tous les détails de son destin passé et à venir. » Léon Bloy, dans L'Âme de Napoléon, écrivait : « Il n'y a pas un être humain capable de dire qui il est… Nul ne sait ce qu'il est venu faire en ce monde, à quoi correspondent ses actes, ses sentiments, ses pensées, ni quel est son nom véritable, son impérissable nom dans le registre de la lumière. »
Chaque chose et chaque être est, sans que nous connaissions son insignifiance ou son importance particulière, la qualité de son jeu dans l'ensemble de la composition, comme un iota ou un point, une virgule, un verset ou un chapitre entier d'un grand texte liturgique, dont l'alphabet, le vocabulaire, la grammaire nous sont cachés. Nous sommes les versets, les paroles ou les lettres d'un livre magique, et ce livre incessant est la seule chose qui existe au monde : plus exactement, est le monde.
Cette grande idée habitait sans doute Wilkins, quoiqu'il eût l'ambition plus modeste, mais déjà folle, de nous doter d'une écriture qui véhicule la connaissance de chaque chose nommée dans ses rapports avec notre connaissance provisoire de l'univers.
Une telle tentative se heurte, évidemment, à la difficulté de répartir tous les éléments de notre univers en classes. Elle dépend donc de l'idée que nous nous faisons du monde en un temps donné, et cette classification ne peut être qu'arbitraire et conjecturale. Une antique encyclopédie chinoise, Le Marché céleste des connaissances bénévoles, répartit les animaux comme suit : appartenant à l'empereur, apprivoisés, qui s'agitent comme des fous, dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, qui viennent de casser la cruche, qui de loin ressemblent à des mouches, etc.
Wilkins, en homme de science de son temps, propose un rangement rationnel, mais qui nous paraît aujourd'hui insuffisant, flou. Ainsi, dans la huitième catégorie, celle des pierres, il classe : pierres communes (silex, gravier, ardoise), moyennement chères (marbre, ambre, corail), précieuses (perle, opale), transparentes (améthyste, saphir) et insolubles (houilles, glaise, arsenic). Nous avons fait des progrès dans le dénombrement et le rangement. Mais nous avons aussi appris que plus la connaissance du réel s'affine, plus surgissent des ambiguïtés. Faudra-t-il, par exemple, ranger la lumière dans la catégorie onde ou dans la catégorie corpuscule ? Cependant, on voudrait qu'un Wilkins de notre temps reprenne la tentative, puis que cette nouvelle langue universelle soit soumise à l'ordinateur qui, en examinant l'ensemble des combinaisons possibles, ferait surgir des mots manquants. Ces mots correspondraient sans doute à des objets inexistants ou impossibles, comme un triangle à quatre côtés, ou à des lacunes dans l'univers, comme, par exemple, l'élément stable dont le noyau contiendrait cinq particules. On peut aussi se demander si les régularités d'une telle langue synthétique ne correspondraient pas à quelque mystère fondamental des nombres et des mots. Enfin, une élimination des concepts sans contenu d'information ferait de l'emploi de cette langue une gymnastique tout à fait nouvelle, profondément transformatrice de la pensée, et de la pensée politique en particulier…
Mais revenons à ce cher Wilkins. Son prodigieux effort s'inscrit dans le mouvement des idées de son siècle charnière entre la tradition et la science naissante. Il est un lieu de convergence des courants intellectuels de l'époque.
Dans une lettre de novembre 1629, Descartes avait déjà noté qu'au moyen du système décimal de numérotation, nous pouvons apprendre en un seul jour à nommer toutes les quantités jusqu'à l'infini, et à les écrire dans une langue nouvelle, qui est celle des chiffres. Il proposait la formation d'une langue analogue, générale, qui pût organiser et embrasser toutes les pensées humaines. C'est à un pareil projet que devait s'attaquer Wilkins trente-cinq ans après cette lettre.
Le courant intellectuel qui animait le « Collège invisible » était nourri à la fois d'alchimie et de modernité. Il devait orienter les recherches vers un langage établi par les savants pour les savants, le latin s'avérant insuffisant. L'idée universaliste de la Renaissance, enrichie en même temps par l'influence Rose-Croix et la montée de la pensée scientifique, portait à rêver à une véritable internationale des hommes de savoir et de pouvoir, à l'écart et au-dessus des États. Pour la création d'une telle internationale, un langage synthétique, de valeur encyclopédique, s'avérait nécessaire. Trois siècles après, cette internationale cherche encore à se constituer.
Enfin, l'entreprise de Wilkins a sa source dans la conception religieuse du langage. Dieu parle directement aux hommes. Il leur fait, de vive voix, connaître ses ordres et ses interdits. Puis à cette idée se superpose celle d'un Livre sacré, d'une Écriture sainte. C'est une idée tenace. Transposée du plan mystique au plan profane, c'est elle qui fait dire à Mallarmé que « tout au monde existe pour aboutir à un livre », qui provoque Flaubert à la passion et au martyre, lance Joyce dans l'aventure d'Ulysse, et aujourd'hui incite des écrivains à des recherches fondées sur le sentiment que « l'écriture ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même ».
Dans la tradition musulmane, le Coran, Al Kitab, le livre, est un des attributs de Dieu. Le texte original, ou mère du livre, est conservé au ciel. « On copie le Coran sur un livre, on le prononce avec la langue, on s'en souvient dans son cœur, mais il subsiste cependant au centre de Dieu. » Il n'est pas un ouvrage de la Divinité, il participe de sa substance. Les Juifs allèrent encore plus loin dans la mystique de l'Écriture sainte. Pour les cabalistes, la vertu magique de l'ordre de Dieu « Que la Lumière soit ! » émane des lettres mêmes qui le composent. Le Dieu d'Israël créa l'univers à l'aide des nombres compris entre un et dix et des vingt-deux lettres de l'alphabet. « Vingt-deux lettres fondamentales : Dieu les dessina, les grava, les combina, les permuta et produisit avec elles tout ce qui est et qui sera. » Pour les chrétiens, Dieu a écrit deux livres, le second étant l'univers. Pour Francis Bacon, les Écritures nous révèlent Sa volonté et l'univers, c'est-à-dire le livre des créatures, nous révèle Sa puissance. Et toute la création est effectivement un livre qu'il nous est demandé de déchiffrer, tout comme l'Écriture sainte. « Nous ne pouvons le comprendre, écrit Galilée, avant d'avoir étudié la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. La langue de ce livre est mathématique, et ses caractères sont des triangles, cercles et autres figures. »
Ainsi l'esprit humain est-il constamment habité par l'idée qu'il y a une clé ultime du langage et un ultime langage clé ; que le Verbe lui a été donné pour résoudre sa propre énigme et celle du monde ; que pourrait sortir des modulations du souffle humain le « maître mot » de la structure absolue. Et que notre langage, jusque dans ses plus savantes combinaisons, n'est que l'ombre portée et déformée d'une grande langue engloutie ou à venir, et peut-être à la fois engloutie et à venir.
L'entreprise de Wilkins, c'était le rêve d'un langage de la totalité du réel. Mais n'existerait-il pas un langage, non de la totalité, mais de l'essentiel ? En d'autres termes, s'il s'agissait de communiquer avec de l'intelligence dans l'univers, quel que soit son support, existe-t-il un Verbe par lequel l'intelligence ici-bas peut dire : Je suis, définir sa nature et l'état de sa connaissance, se faire entendre et recevoir des réponses ? Une grande langue pour communiquer avec l'infini ? Nous l'apprîmes peut-être de visiteurs et l'oubliâmes. Nous la cherchons aujourd'hui. Wilkins, qui ne doutait point que les hommes aillent un jour dans la Lune, voulait les doter d'un langage qui leur permette de recenser leur propre monde, d'un vocabulaire qui serait une encyclopédie universelle. Le bagage complet du terrien. Nous sommes aujourd'hui sollicités d'établir un langage qui permette de véhiculer dans l'immensité céleste le message suivant : il y a de l'Être ici, il y a de la Pensée à tel niveau, répondez. Somme toute, nous nous demandons quel est l'alphabet à utiliser pour obtenir, comme disait Fred Hoyle dans son cours de 1969 à l'université de Columbia, « notre inscription à l'annuaire du téléphone galactique ». Ainsi se poursuit, sur des plans différents, à des degrés divers de nécessité et d'ambition, la quête d'un Graal linguistique, d'une Écriture de l'absolu.
Nous communiquons à des millions de kilomètres dans l'espace avec des fusées-sondes. Nous recevons des signaux en provenance d'objets célestes distants de millions d'années-lumière. Le moment est peut-être proche où nous découvrirons qu'il y a des signaux systématiques et, quelque part, dans le grand anneau d'intelligence dont rêve Efremov, des opérateurs d'un télégraphe stellaire. La vieille mystique de l'Écriture sainte emporte un cabaliste, Adolphe Grad, à soutenir que l'hébreu, d'origine divine, est la structure ultime de toute communication, quelles que soient les formes d'intelligence dans le cosmos. Dieu nous garde du ricanement. Cependant, nous préférons porter notre attention du côté de tentatives nouvelles, de solutions balbutiantes mais, en un certain sens, merveilleuses, proposées par des anticipateurs et des chercheurs scientifiques. Quelques mots, donc, sur trois de ces tentatives : le langage accéléré imaginé par l'écrivain Robert Heinlein, le Loglan ou le langage logique, envisagé par un groupe de sémanticiens américains, et enfin le Lincos, lingua cosmica, que tente d'établir le logicien hollandais Hans Freudenthal.
Dans ces trois cas, il s'agit de langage entièrement artificiel, d'un ensemble logique susceptible d'exprimer l'essence de l'intelligence.
Si l'intelligence est, à proprement parler, ce qui se passe quand rien n'empêche l'intelligence de fonctionner, il s'agit de la rendre manifeste en la dotant d'une expression qui ne soit pas frein. Tous nos langages sont des systèmes d'embarras. Telle est la première observation de Heinlein.
L'esprit perd une grande partie de sa substance en se frottant aux mots. Toute expression est, pour la plus petite part, le message de l'intelligence ; pour la plus grande, l'effet de sa lutte contre des barrages. Heinlein imagine donc un vocabulaire-musique, réduit mais rapide et subtil : des accents et des voyelles multipliant le nombre de sons relativement limité que peut émettre un gosier humain, quelque chose comme la composition à partir de sept notes. Un tel langage, qu'il baptise le « rapiparole » (speedtalk) permettrait de penser plus vite en exprimant plus vite, et, finalement, de vivre davantage, c'est-à-dire d'augmenter notre temps de conscience. De quatre cents à huit cents pour cent, dit-il. Plus que le rapport entre le lecteur ordinaire et le lecteur prodige, type Bergier. Ce langage permettrait un enregistrement commode par machines électroniques imprimant les symboles sous la dictée quatre ou huit cents fois accélérée. Enfin, nous assure Heinlein, le rapiparole serait une langue sans paradoxe, le paradoxe naissant du conflit entre l'esprit infiniment souple, ductile, multiplan, et les structures linéaires et dualistes de nos modes d'expression écrits et parlés. Ce serait un langage adapté à la structure réelle du monde et de l'esprit, empruntant aux mathématiques la vélocité et la ductilité, à la musique son infinité de modulations.
On peut rapprocher la rêverie de Heinlein, pour en mieux faire saisir la qualité, des travaux de Benjamin Lee Whorf, chimiste dont le violon d'Ingres fut la linguistique et qui découvrit une tribu indienne dont le langage est conçu en termes de relativité et de quantas plutôt qu'en termes de temps et d'espace. Ce langage possède des conjonctions correspondant à un événement d'espace-temps. Ainsi, une conjonction aurait trois modes s'appliquant à l'événement homme-bateau. Le mode du réel, où l'événement, un homme dans un bateau, a été effectivement observé. Le mode du rêve, où le narrateur a vécu en songe la situation. Le mode du probable : le narrateur n'a pas vu lui-même, on lui en a parlé, il y a un degré de probabilité.
On a fait à Heinlein la remarque suivante : son langage de modulations suppose une oreille et des instruments de transmission parfaits. « Si je n'ai pas l'oreille de Mozart, je risque d'entendre escargot quand vous dites astronef. » À quoi Heinlein, qui s'est d'ailleurs contenté de rêver d'un tel langage, répond que le seul fait d'apprendre le rapiparole et d'être en mesure de le recevoir sans erreur prouve que l'on appartient déjà à l'homo novis qui succédera à l'homo sapiens. Cependant, il s'attache avec un extrême sérieux à cette rêverie, et ses idées ont stimulé des milieux scientifiques, comme le groupe d'études du Loglan, Logical Language. Ce langage, moins révolutionnaire que celui de Heinlein, n'est pas dégagé des racines latines et anglo-saxonnes. Mais il est bâti de manière à éliminer la plus grande quantité possible de paradoxes.
Sauts dans l'imaginaire ou travaux approximatifs, ces ambitions sont grandes et belles. Elles postulent qu'un langage nouveau créerait un homme nouveau. Il y a là l'écho du rêve cabaliste : la restauration de la parole perdue rendrait l'homme à son état divin. C'est toujours la conception sacrée du Verbe créateur de l'Être. Cette idée traditionnelle rejoint d'ailleurs les préoccupations les plus immédiates du savoir. Dans son cours inaugural à la chaire de biologie moléculaire du Collège de France, en 1967, Jacques Monod, prix Nobel, déclarait : « L'apparition du langage aurait précédé, peut-être d'assez loin, l'émergence du système nerveux central propre à l'espèce humaine et contribué en fait, de façon décisive, à la sélection des variants les plus aptes à en utiliser toutes les ressources. En d'autres termes, c'est le langage qui aurait créé l'homme, plutôt que l'homme le langage. »
D'un langage nouveau, propre à activer les fonctions supérieures de l'esprit, on passe, avec le logicien Freudenthal, à un langage susceptible d'atteindre l'intelligence dans l'espace galactique. Cautionné par la présence, dans la série de monographies Studies in Logic and the Foundations of Mathematics où parut son ouvrage, de maîtres de la logique mathématique comme Brouwer, Beth et Heyting, le professeur Freudenthal publia en 1960 son premier livre sur le Lincos : Design of a Language for Cosmic Intercourse. Le lincos de Freudenthal a en effet pour objet la communication avec Ailleurs et implique une structure fondamentale de l'intelligence qui serait universelle, quel que soit le support de cette intelligence dans les lointaines étoiles. Une telle tentative rappelle l'ambition de Lovecraft : créer un mythe « qui soit compréhensible, même pour les cerveaux vaporeux des nébuleuses spirales ». Le logicien hollandais essaie d'établir un système de signaux radio capables, à travers la nuit cosmique, par le truchement des mathématiques, de décrire à l'intelligence notre monde sous trois formes : le temps, l'espace, le comportement.
Freudenthal écrit : « Il est probable que mon langage cosmique existe déjà, que des êtres l'utilisent pour communiquer. J'avais pensé que les rayons cosmiques pouvaient être le véhicule de telles communications, mais je ne le crois plus. Il est possible que les ondes utilisées soient arrêtées par l'atmosphère terrestre ou par les couches électrisées qui surplombent. Il se peut qu'un avant-poste dans l'espace détecte ces conversations cosmiques. Mais si nous ne savons rien d'êtres intelligents galactiques, que peut-il y avoir de commun entre eux et nous ? » L'intelligence mathématique, suppose Freudenthal, et la notion d'espace-temps.
Le Lincos est établi sur des émissions d'ondes longues et brèves, tout un vocabulaire de tops exprimant l'essence des mathématiques, l'écoulement du temps et la nature de l'espace dans notre région céleste. « Où en êtes-vous avec le temps ? » demandaient les surréalistes dans une célèbre enquête. Il s'agit de faire savoir où nous en sommes avec le temps à « l'esprit des abîmes cosmiques ».
L'aspect le plus étonnant du travail de Freudenthal concerne la recherche d'un langage de mathématique essentielle capable de transmettre des indications sur ce que nous sommes, nous autres Terriens. Une communauté d'êtres en quête de la vérité, pouvant plus ou moins bien communiquer entre eux et cherchant le dialogue avec l'univers.
La quatrième partie de l'entreprise est un traité de l'espace, du mouvement et de la masse : dire aux autres comment nous mesurons les distances et les vitesses, les variations de la masse en fonction de la vitesse, les lois de la gravitation.
Ces messages, circulant dans le flot des années-lumière, pourraient, dans des millénaires, nous faire savoir qu'il y a de l'esprit ici et indiquer notre position. « Ce sera peut-être un grand jour pour Eux, dit un de nos amis. À moins qu'ils notent avec tranquillité dans leurs archives : la dix millième civilisation de la énième galaxie vient d'être repérée. » Et qu'ils continuent, dans une froide indifférence dont les raisons nous échappent, leurs repérages, l'univers étant peut-être, comme l'envisage Carl Sagan, « plein de civilisations qui écoutent en se gardant d'émettre ».
Nous ne nous défaisons pas aisément des terreurs de l'infini, des effrois de l'immensité. Sous le ciel peuplé, l'esprit lance la longue plainte de ses limitations, comme le chien sous la Lune. Mais il se peut qu'on nous cherche aussi avec amour, que chaque intelligence cherche l'autre pour s'agrandir en elle et y découvrir le dépôt d'une structure absolue. Devons-nous tout faire pour attirer l'attention ? Découvrirons-nous l'Ennemi, ou l'universalité de la créature divine, comme le pensaient Teilhard de Chardin et C.S. Lewis, c'est-à-dire une pulsion et un éclairement ultimes de l'Esprit, communs à toute créature intelligente, homme ou « cerveaux vaporeux des nébuleuses spirales » ?
Une infirmité du langage nous sépare de notre nature essentielle comme elle nous sépare de la nature des Autres dans l'espace, et nous cherchons la grande langue qui nous restitue la communication avec l'être de l'Être, ici-bas et dans les cieux.
« Non ! Non ! ne cherchons pas cela, c'est impie et dangereux, s'écrie Arthur Clarke, dans un moment de dépression : Nous ne savons pas ce qui se promène sur la grande route entre les galaxies et mieux vaut ne pas le savoir. »
Mais il faut jouer avec le feu. C'est en jouant avec le feu que l'homme a bâti sa demeure sur la Terre.