III. L'EMPIRE DE DÉDALE

Santorin, les Atlantes et la Crète de Minos. – Les relations avec l'Asie. – Les rois de la mer et des métaux. – Histoire de l'orichalque. – Les installations sanitaires et l'urbanisme. – Les élégantes de Cnossos. – Linéaire A, linéaire B et disque de Phaïstos. – Les inventions fabuleuses de Dédale. – Une corporation de Dédales ? – Mythe ou réalité de Talos, le robot. – Le naphte et la blessure de Talos. – La balance à peser les âmes. – Mettre de l'humanité dans l'histoire humaine.

« Je m'adresse à vous, à partir du temps du Taureau qui vient de se terminer. À travers plus de trois mille ans, je vous envoie un message à vous qui vivez à la jonction du Poisson et du Verseau. À votre époque, vous avez achevé beaucoup de choses que j'ai commencées, et certaines de mes réalisations techniques paraissent triviales et peut-être infantiles à côté des vôtres. Néanmoins, j'ai fait des choses qu'aucun homme n'avait faites avant moi, et j'ai réalisé des merveilles que nul ne pouvait faire avant que je vienne. Mon fils et moi, avons traversé le ciel où nul homme n'avait été avant nous. »

Ainsi Dédale s'adresse-t-il à nous dans un message imaginaire par lequel débute le beau livre de fiction de Machael Ayron, peintre et sculpteur anglais…

L'empire de Dédale avait pour centre la Crète. Il y a de fortes chances pour qu'il se confonde avec celui qui a survécu dans la légende sous le nom d'Atlantide.

Nous n'avons au sujet de l'Atlantide aucune certitude et de nombreux auteurs lui attribuent un autre emplacement. Platon la situait à l'ouest des colonnes d'Hercule, autrement dit, du détroit de Gibraltar. On s'y référa pour chercher sa trace dans l'Atlantique. Mais, semble-t-il, les effondrements qui survinrent dans cette région se produisirent lentement et remontent à plus de cinq cent mille ans. Or, l'Antiquité affirme que la disparition fut brutale. Solon en avait entendu parler lors de son séjour en Égypte. Les prêtres de Saïs disaient l'Atlantide aussi vaste que la Lydie et l'Asie réunies. C'est sans doute exagéré ; d'ailleurs, les peuples civilisés des rives de la Méditerranée ignorèrent longtemps les dimensions de l'Asie. Dans le Critias, Platon parle d'une guerre qui aurait éclaté neuf mille ans avant son époque entre les souverains de l'Atlantide et ceux de la mer Égée. Il s'agirait donc d'un royaume beaucoup plus ancien que l'empire crétois. Mais comme aucune hypothèse n'a jusqu'ici été confirmée ou infirmée, on peut en faire d'autres. Celle-ci, par exemple : un peuple vivant sur une île de l'Atlantique au cours du néolithique aurait inculqué aux premiers Crétois les bases de sa civilisation avant de disparaître et il est tout aussi loisible d'imaginer qu'une seule catastrophe causa la disparition de l'Atlantide (quel qu'en fût l'emplacement) et la destruction des villes de la Crète minoenne.

Une terrible éruption volcanique aurait pu engloutir une ou plusieurs îles, tandis que d'autres étaient seulement dévastées. Dans l'île de Théra (ou Thira), actuellement Santorin, on a pu établir qu'une ville dont l'archéologue grec Spiridon Marinitos a découvert quelques vestiges en 1961 fut détruite par l'explosion d'un volcan sous-marin vers 1500 avant J.-C. Ce qui n'aurait été, selon le savant, qu'un épisode de l'histoire tellurique, particulièrement agitée dans cette partie du monde. Au même moment que Santorin, située à cent vingt kilomètres de la Crète, et à deux cents d'Athènes au sud de la mer Égée, d'autres îles plus petites du même archipel, auraient pâti du cataclysme qui, selon le séismologue grec Ganalopoulos, aurait débuté par des secousses sismiques, suivies d'un raz de marée et de deux éruptions. On a retrouvé des traces de laves, remontant à ce siècle, sur tout le pourtour de la Méditerranée orientale et certains papyrus évoquent l'obscurcissement du soleil qui se produisit alors en Égypte.

Lorsque le volcan de la montagne Pelée (en Martinique) se réveilla, en 1902, et que les villes de Saint-Pierre et la bourgade du Morne-Rouge furent détruites par des chutes de laves, des cendres incandescentes, des jets d'eau bouillante et des gaz asphyxiants, les habitants de l'île voisine, la Guadeloupe, virent le ciel plein de cendres s'enténébrer en plein jour. Et l'on découvrit dans les décombres de Saint-Pierre des cadavres de familles attablées, de cavaliers à cheval, d'ouvriers au travail, comme on exhuma en Crète les squelettes de défunts surpris dans leur activité quotidienne.


Quelle que soit l'origine de la destruction des cités crétoises, Ganalopoulos est absolument convaincu de l'identité de celles-ci avec les cités atlantes :

« Les Atlantes et la Crète de Minos se fondent désormais en une seule image : un État riche, puissant, qui est théoriquement une théocratie ancienne, sous un prêtre-roi, mais en réalité une haute bourgeoisie, frivole et intelligente, aimant les spectacles étranges et les sports, portant des vêtements d'une élégance subtile, utilisant des céramiques d'une grande beauté, vivant dans l'égalité des sexes, si rare dans l'Antiquité ; une civilisation décadente, fascinante, délicieuse et condamnée… » Condamnée ? Comment et pourquoi ?

Voyons ce que l'on sait aujourd'hui de cette culture. Par bien des aspects, elle tient du prodige.

La Crète thalassocratique domina toutes les contrées voisines. Dès l'ère néolithique, il se produisait de perpétuels échanges entre les îles des Cyclades et l'Asie. Et il est probable qu'il y eut des contacts entre l'Asie centrale et l'Asie septentrionale, surtout dans les régions du Caucase et du Turkestan. Or, comme il est démontré également qu'il existait des relations entre ces régions et l'Anatolie, elles toutes, par l'intermédiaire de celle-ci, frayaient avec la Crète.

Il y eut deux phases dans l'ère d'expansion des Crétois. Dès la première, ils trafiquaient avec la Grèce, Mélos, Syra, Chypre, Délos, la Syrie et entretenaient des relations suivies avec l'Égypte. Leurs techniciens ingénieurs et architectes collaborèrent à l'édification des pyramides de Senousrert II et d'Amenemhat III. À cette époque déjà, leur flotte était importante. Elle devait leur valoir le titre de « rois de la mer ». Ils disposaient également d'une marine de guerre, première force navale de la Méditerranée du Nord et atteignirent sans doute la Sicile et l'Espagne.

Il se peut qu'ils n'aient pas complètement asservi les peuples, mais se soient contentés de leur prodiguer leurs techniques, tout en se perfectionnant eux-mêmes à leur contact. Leur puissance leur permit d'améliorer leurs arts et d'accroître leur bien-être en se procurant les matières premières qui leur faisaient défaut.

Dès le IVe millénaire avant J.-C., à Tell Obéid on utilisait le cuivre, et Herzfeld nous parle, dans deux ouvrages sur la Perse, de haches de ce métal trouvées à Suse.

L'or était très répandu et eut même la priorité. Il en existait en Asie, en Afrique mais également en Europe : il était, notamment, très répandu en Irlande.

Vers 2400 avant J.-C. outre les trois métaux ci-dessus mentionnés, l'étain fit son apparition. Il venait de Saxe et de Bohême par l'Adriatique ; par la Sicile on en obtenait d'Étrurie et enfin celui de Cornouailles cheminait à travers la Gaule et l'Ibérie.

Par contre, l'usage du fer fut partout très tardif. Du moins du fer terrestre. En Égypte, c'est seulement vers 1400 avant J.-C. qu'on commença à. l'exploiter. On en trouve un bloc mais intact dans une pyramide de 1600 avant J.-C. En Palestine, on le travailla seulement vers 1200. Ceci vient de ce que plusieurs météorites qui atterrirent sans doute pendant le néolithique dans diverses régions du globe et que mentionnent toutes les traditions (pluies de feu) en contenaient à l'état pur, sans qu'il fût nécessaire de l'extraire de minerais. Au XIIe siècle encore, Averroès raconte que d'un bloc métallique tombé du ciel près de Cordoue, on tirait des épées et des sabres remarquables. Et la légende veut qu'Attila, comme bien plus tard Timour Lenk (Tamerlan), durent leurs victoires à ce que leurs armes étaient forgées dans un métal envoyé par Dieu.

Leur flotte permit aux Crétois d'aller eux-mêmes se procurer au loin l'étain. Ils possédèrent des ateliers de bronze. Le bronze n'était d'ailleurs pas le seul alliage utilisé dès la protohistoire. Empiriquement, on additionna le cuivre à d'autres métaux ou métalloïdes : à l'arsenic en Égypte, au nickel en Germanie, au zinc en Saxe pour le laiton. On a retrouvé du laiton également dans les ruines de Kameiros, ville de Rhodes. Mais ceux qui le fabriquèrent durent sans doute cette invention au hasard, car elle ne figure nulle part dans les mêmes proportions optima, à cette époque.

En ajoutant au bronze un peu de zinc ou de plomb, on obtenait une patine très recherchée dans l'artisanat d'art et la statuaire. En outre, à Ur, on a découvert un alliage d'or et d'argent : l'électrum qui servit plus tard à la fabrication de pièces de monnaie. Or, on peut se demander si les anciens n'ont pas parfois confondu l'électrum, d'un brillant et d'une teinte inusuelles, et l'orichalque.

Les auteurs antiques ont souvent évoqué cette substance. Certains croyaient avoir affaire à un métal pur, très rare. D'autres lui attribuaient une origine magique ou divine. Platon vantait l'éclat de feu qu'il donnait aux objets et aux murs qu'il revêtait. Un contemporain d'Aristote parle d'un cuivre blanc et brillant dit cuivre de la montagne. Les Mossynoeci (qui habitaient sans doute l'Asie Mineure) l'obtenaient, dit-il, en ajoutant au cuivre de l'étain et aussi une terre spéciale, recueillie sur les rives de la mer Noire : la calmia (d'où vient le mot calamine). Pline cite cette pierre lui aussi comme permettant la fabrication de l'orichalque.


C'est à leur technicité remarquable que les Crétois durent non seulement de construire des palais admirables mais encore de les doter d'aménagements dont ne jouissait aucun peuple occidental avant le XIXe siècle de notre ère. Appartements disposés autour d'une cour centrale. Murs à doubles parois isothermes, revêtus intérieurement de mosaïques composant des scènes qui renseignent sur la vie quotidienne. Dalles des carrelages, représentant parfois des aquariums dont l'eau est si frémissante, par le mouvement des plantes aquatiques, les bulles d'air, les poissons agiles, que l'on hésite à poser le pied, crainte d'y choir ou de déranger dans son sommeil le prince fleurdelisé qui veille en statue sur cette éternité de charme. Mais notre émerveillement se fait stupeur si l'on examine les installations sanitaires. Tout-à-l'égout. Conditionnement de l'air par un système de chauffage central, doublé en été par la percolation d'un permanent afflux d'air frais. Canalisations d'adduction d'eau. Appareils hydrauliques élévateurs, fonctionnant par inertie. Éclairage subtil des appartements et des salles hypogées.

L'agencement de la voirie et le système routier ne sont pas moins élaborés. Les édifices sont séparés les uns des autres par des ruelles. Ils comportent, outre les quartiers d'habitation, des ateliers, des magasins, et des sanctuaires. Les routes sont bétonnées ou dallées. Elles ont à peine un mètre quarante de large, mais leur infrastructure de pierrailles agglomérées d'un mètre d'épaisseur est soutenue, de part et d'autre, par des trottoirs surélevés destinés aux piétons ou aux accompagnateurs de convois. Certaines d'entre elles comportent deux rails parallèles qui, en cas d'orage, devaient servir de canaux d'évacuation. Sur d'autres voies, ces rails servaient peut-être également au transfert à sec des vaisseaux d'un port à l'autre.

Dans toutes les îles du Santorin, et peut-être dans la Grèce péninsulaire, dès le début du IIe millénaire avant notre ère, les Crétois fondèrent des villes comme Akrotiri. Chez eux-mêmes, Homère mentionne qu'ils en avaient édifié une centaine. Durant la première phase, l'aire urbaine se trouvait sur la côte orientale de l'île. Puis Cnossos et Phaïstos l'emportèrent presque au centre, la première au nord, la seconde au sud.

Vers 1750, survient un changement dont on ignore la nature. Révolution, invasion ou, peut-être, phénomène naturel : séisme ou raz de marée. Un peu plus tard, de nouveaux palais s'édifient, non seulement à Cnossos et Phaïstos, mais à Haghia-Triada et Tylissos. Une certaine rivalité semble avoir régné entre ces villes. Toutes succombèrent vers le milieu du XVe siècle, sauf Cnossos qui durera encore cinquante ans, avant l'anéantissement final.


Les élégantes de Cnossos lançaient les modes dont s'inspiraient les femmes riches des îles voisines ou des villes d'Asie Mineure et les Égyptiennes. Elles portèrent d'abord des jupes très longues à volants puis amples mais plates. Leurs corsages s'ornaient de cols genre Médicis, sur le devant fort décolletés, laissant paraître les seins. Les hommes allaient le buste nu, se contentant parfois d'un suspensoir enrichi ou d'une jupe rase rappelant celle des Evzones. Leur coquetterie allait à la coiffure : turbans plats ou tiares. Quant aux chapeaux féminins, ils eussent rivalisé en diversité et extravagance, avec ceux des Parisiennes de la Belle Époque. La femme d'ailleurs, semble avoir joui d'une grande liberté. Nous ne pouvons nous étendre ici sur tous les aspects de la vie sociale. Ils ne sont du reste décelables qu'à travers les données picturales car, jusqu'à présent, on n'a pu déchiffrer l'écriture crétoise que fort partiellement.


Le langage comprend plusieurs formes écrites dont l'une, le linéaire B, paraît avoir été décryptée, mais les travaux dus à Ventris sont contestés. Le linéaire B indiquerait, pour la destruction de Cnossos, une date aux environs de 1500 avant J.-C. Ce qui choque les archéologues, mais paraît être confirmé par les preuves géovolcaniques. Avant le linéaire B, il y a eu le linéaire A. Avant le linéaire A, on ne sait quoi. L'écriture perdue ?… Nul n'a encore déchiffré le fameux disque de Phaïstos, objet datant probablement du tout début de l'âge de Minos.

Ce disque fut trouvé dans le palais de Phaïstos en Crète avec des objets appartenant à l'époque moyenne de Minos et une tablette avec des inscriptions indéchiffrables en linéaire A. Le disque lui-même est en argile et porte des idéogrammes et des représentations d'objets. Il daterait au moins, s'il est contemporain des objets, du XVIIe siècle avant J.-C. Mais il se peut qu'il soit plus ancien.

Peut-être les fouilles de Théra nous apporteront-elles un matériel d'études. Il est possible aussi que le disque de Phaïstos ne soit pas un message mais un ensemble de caractères destinés à être découpés et utilisés séparément.


Si l'on a pu reconstituer un grand nombre d'éléments de la vie et de l'histoire des Crétois, des points essentiels demeurent dans l'ombre. L'ennui lorsque nous considérons les mythes et légendes, est que nous ne possédions pas de données sur la naissance de ceux-ci, c'est-à-dire, sur les événements qui les suscitèrent. Car, non seulement il est fort probable que chacun des mythes qui impliquent des faits techniques ou historiques a une base dans la réalité, mais encore tous nous ont déjà fourni de nombreuses informations dont des explorateurs comme Schliemann redécouvrant le site de Troie ou des savants comme Victor Bérard reconstituant l'Odyssée se sont inspirés dans leurs recherches.

Parmi les thèmes qui demeurent obscurs et lourds d'énigmes, prêtant à de nombreuses interprétations, l'histoire de Dédale est l'une des plus troublantes. Haldane, retraçant le portrait de Dédale, lui attribue une gamme surprenante d'inventions : celle des adhésifs, des préservatifs, de l'insémination artificielle. Il aurait aussi créé une machine à creuser les tunnels, un four à réverbère, une machine volante et enfin un robot.

Ces créations, si on les accepte pour telles, seraient, selon le mythe, celles d'un demi-dieu. Invraisemblable demi-dieu, ingénieur prodigieux, plus invraisemblable encore qu'Héraclès dont les douze travaux et les aventures témoignent plus de force et d'astuce que d'imagination technique.

Que savons-nous de ce Dédale ? Fils du dieu Arès, il serait né à Athènes. Il y pratiquait à la fois la mécanique, l'architecture, la sculpture et innovait constamment dans chacun de ces domaines. Son neveu et élève se nommait Talos. Jaloux de son habileté, il précipita celui-ci du haut de l'Acropole, puis s'exila en Crète. La légende – ou lui-même – devait donner plus tard ce nom à un robot géant de son invention.

Les dieux s'étaient partagé la terre. L'Atlantide (donc la Crète selon nous) échut à Poséidon (Neptune). Dès cette phase, on est frappé par les rôles multiples que jouent les taureaux dans le mythe. Le dieu (Zeus pour certains historiens) prend la forme de cet animal pour enlever la jeune fille Europe, qu'il transporte à la nage jusqu'en Crète, et à qui il donne trois fils : Minos, Sarpédon et Rhadamante. Minos, devenu roi de l'île, épouse Pasiphaé. Et celle-ci s'éprend d'un taureau, comme Europe, sa belle-mère. À ce moment, Dédale travaille déjà à la cour de Minos. Sculpteur, il cisèle dans le bois une génisse. Il creuse la statue. Pasiphaé s'y introduit et peut ainsi assouvir sa passion. Dénouement : le fils qui naît de cet amour a un corps d'homme et une tête de taureau. C'est le Minotaure. Pour dissimuler aux regards ce bâtard qui cause sa honte, Minos demande à Dédale de lui construire le labyrinthe.

Le taureau continuera de jouer un rôle prépondérant dans les mythes crétois, puis grecs. C'est pour n'avoir pas sacrifié le taureau que Poséidon a fait surgir de la mer, que Minos meurt. Le septième travail d'Hercule, qui a lieu en Crète, consiste à dompter un taureau sauvage. Prométhée sera enchaîné pour avoir donné facétieusement à manger à Jupiter la graisse et les os d'un taureau sacrificiel. On retrouvera aussi le taureau en Égypte et en Inde. Mais que fait Dédale, sculpteur, mécanicien, ingénieur, chercheur ? On peut interpréter le mythe en fonction de la psychologie des profondeurs. On peut aussi imaginer Dédale pratiquant des expériences de génétique, cherchant à produire des hybrides avec l'animal-Dieu, procédant à des essais d'insémination. Le populaire brodera ensuite là-dessus un récit fabuleux. Et, d'ailleurs, qui est Dédale ? De même qu'il y eut, non pas un souverain nommé Minos, mais une lignée de dynastes portant ce nom, ne doit-on pas envisager une corporation de Dédales ? Des générations de Dédales, appartenant à quelque confrérie de chercheurs et techniciens dont les travaux revêtent pour les initiés un aspect magique ?

Les Argonautes, ayant prêté main-forte à Jason pour la conquête de la Toison d'or, veulent faire escale en Crète sur le chemin de retour. Ils en sont empêchés par l'intervention d'un robot géant, Talos, qui assure à lui seul la protection de l'île. Il en fait le tour trois fois par jour. Il détecte les navires et lance sur eux des rochers. Mais il a un point faible : la cheville. Une blessure à la cheville, et il laisse par-là s'échapper la sève vitale. Le liquide du réservoir ? La machine inventée par les Dédales fonctionnait-elle au naphte ? Le naphte est connu des anciens. On lit dans Théophraste que certains peuples faisaient brûler des pierres dégageant une vapeur. Cette vapeur, véhiculée par des gazoducs, faisait se mouvoir des machines. Le feu qu'allumaient les « mages » zoroastriens et avant eux, sans doute, les prêtres d'autres religions pyrolâtres sur le plateau iranien et aux abords de Mossoul, provenait de l'allumage de gaz naturels échappés de la terre. Aux abords du golfe Persique, on recueillait, depuis la plus haute Antiquité, le « moumya », sorte de bitume solidifié, aux valeurs thérapeutiques et dynamiques. Le terme « naphte » ne figure pas dans les textes qui décrivent le robot Talos. On peut envisager d'autres sources d'énergie. On peut aussi rêver sur cette machine qui détecte l'approche des navires et les bombarde à coup sûr. Médée, propice aux Argonautes, blesse Talos à la cheville. La machine tombe en panne. C'est l'espion saboteur des installations de défense.

Quant au mythe d'Icare, il est, si l'on suit la même ligne, un conte à partir d'une tentative technique. Naturellement, il est loisible d'imaginer que les Crétois et leurs Dédales ont reçu des rudiments de science et de technologie de visiteurs venus de l'extérieur, type Akpallus. Il est aussi loisible, à moindres frais, de considérer les Crétois comme dépositaires de civilisations antérieures évoluées, le dépôt étant remis à la société des Dédales. On trouve dans les fresques de Cnossos des images d'une « balance à peser les âmes » et dans les palais et ateliers des vestiges d'appareils énigmatiques. Les Dédales ou leurs voisins, jouant les apprentis sorciers, ont-ils tenté de capter l'énergie volcanique, et fait sauter, par ambition, leur monde si étrangement abouti ?

Ces questions ne sont pas absurdes. Il y aurait plutôt de l'absurdité, sœur de la paresse, à ne pas les poser, pour peu que l'on croie à la permanence d'une intelligence ingénieuse dans l'histoire trouée d'abîmes encore inexplorés. Lorsqu'on aura fait le déchiffrement des écritures perdues ; lorsque nous aurons interrogé les mythes dans un esprit non paternaliste et orgueilleux, mais ouvert aux possibilités de réussites antérieures de l'intelligence créatrice, dans un esprit perméable à l'idée de circulation des temps (passage de notre présent dans le passé, comme il y a présence du passé aujourd'hui), on aura enfin mis de la véritable humanité dans l'histoire humaine.

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