L'EXEMPLAIRE ÉNIGME DES AKPALLUS
Le travail de Chklovski, le Soviétique, et de Sagan, l'Américain. – « Nous n'emporterons pas nos frontières dans le ciel. » – De la pluralité des mondes habités. – Les songes de Tsiolkovski. – Des contacts interstellaires ? – Des visiteurs venus de l'espace ? – Du calme et de l'orthographe. – Une possibilité différente de zéro. – L'hypothèse de Chklovski et Sagan. – Ce que racontait Bérose. – Description de Oannès. Un enseignant en scaphandre. – Les récits. – Ce singulier Proche-Orient. – Retour à Platon. – Ne pas prendre les battements du cœur pour le bruit des sabots. – Mais tout de même…
Même dans les publications en principe destinées à un vaste public, la critique des idées et des livres, colonisée par d'insolents universitaires mondains, est chez nous une conversation entre mandarins qui se déroule à huis clos. C'est pourquoi l'étonnant et généreux ouvrage de Chklovski, membre directeur de l'Institut d'astronomie de l'université de Moscou, publié dans notre langue en 1967, est passé inaperçu. C'était pourtant, par l'étendue de l'information, la rigueur scientifique, la hardiesse des hypothèses et l'immensité de la rêverie proposée, la réflexion la plus enrichissante qui soit sur la vie et la raison dans l'univers. Ce livre frappait l'esprit par son intense liberté. Chklovski ignorait les limitations du spécialiste, des préjugés doctrinaires et politiques. Il plaçait ses raisonnements de stricte science sous le patronage des poètes et des visionnaires. On voyait se déployer une intelligence dans cette culture de demain, agrandie et unifiée par la conquête de l'espace, dont l'espérance faisait dire à Clarke : « Nous n'emporterons pas nos frontières dans le ciel. »
Lorsqu'il reçut l'ouvrage en russe, Carl Sagan, professeur d'astronomie à Harvard, directeur de l'Observatoire d'astrophysique de Cambridge, Massachusetts, s'empressa de le faire traduire par Paula Fern. La lecture lui suggéra quantité de réflexions incidentes ou complémentaires. Il écrivit à Chklovski pour lui proposer une édition américaine en collaboration. « Hélas, lui répondit le Soviétique, nous avons moins de chances de nous rencontrer pour travailler ensemble, que de recevoir un jour la visite d'extra-terrestres. » Sagan publia l'ouvrage en faisant alterner le texte de son confrère russe et ses notes. Tel fut le premier, et jusqu'ici le seul ouvrage écrit par deux grands savants d'Est et d'Ouest sur le projet le plus merveilleux de notre temps : prendre contact avec d'autres intelligences dans le cosmos. Cette édition américaine est dédiée à la mémoire de celui qui fut notre ami, J.B.S. Haldane, biologiste et citoyen du monde, membre de l'académie des Sciences des États-Unis, et de l'Académie de l'Union soviétique, membre de l'Ordre du Dauphin, mort en Inde. Elle s'ouvre sur ces vers d'une Ode de Pindare :
Il est une race d'hommes,
Il est une race de dieux
Chacune tire son souffle de vie de la même mère
Mais les pouvoirs sont séparés,
De sorte que les uns ne sont rien
Et que les autres sont les maîtres du ciel lumineux qui est leur citadelle à jamais
Pourtant nous participons tous de la grande intelligence
Nous avons un peu de la force des immortels,
Bien que nous ne sachions pas ce que le jour nous réserve,
Ce que la destinée a préparé pour nous avant que tombe la nuit.
Voici l'introduction de Chklovski :
« L'idée que l'existence d'êtres raisonnables ne se limite pas à la Terre, que c'est un phénomène largement répandu dans une multitude d'autres mondes, est apparue dans un passé très lointain alors que l'astronomie en était encore à ses balbutiements. Il est vraisemblable qu'elle prend ses racines dans les cultes primitifs qui “vitalisent” choses et phénomènes. La religion bouddhique contient des notions assez vagues sur la pluralité des mondes habités, dans le cadre de la théorie idéaliste de la transmigration des âmes. Selon cette conception, le Soleil, la Lune et les étoiles fixes sont les endroits où les âmes des morts émigrent avant de parvenir à la béatitude du nirvâna.
« Les progrès de l'astronomie ont donné une assise plus concrète et plus scientifique à l'idée de la pluralité des mondes habités. La majorité des philosophes grecs, idéalistes ou matérialistes, ne considéraient pas la Terre comme l'unique foyer de l'intelligence. On ne peut que s'incliner devant leur intuition géniale, si l'on considère le niveau où se trouvait alors la science. Ainsi Thalès, le fondateur de l'école ionienne, enseignait que les étoiles étaient faites de la même matière que la Terre. Anaximandre affirmait que les mondes naissent et se détruisent. Pour Anaxagore, l'un des premiers tenants de l'héliocentrisme, la Lune était habitée. Il voyait dans les “germes de la vie” partout dispersés l'origine de toute chose vivante. Au cours des siècles suivants, et jusqu'à notre époque, divers savants et philosophes ont repris l'idée de la “panspermie” selon laquelle la vie existe depuis toujours. La religion chrétienne adopta assez rapidement le concept des “germes de vie”.
« L'école matérialiste d'Épicure enseignait la pluralité des mondes habités qu'elle se présentait d'ailleurs semblables à notre Terre. Mitrodore, par exemple, pensait que “considérer la Terre comme le seul monde peuplé dans l'espace sans limites était aussi impardonnablement sot que d'affirmer que dans un immense champ couvert de semences il peut ne lever qu'un seul épi”. Il est intéressant de noter que les adeptes de cette doctrine entendaient par “mondes” non seulement les planètes, mais aussi toute sorte de corps célestes dispersés dans les étendues sans fin de l'univers. Lucrèce défendait avec fougue l'idée que le nombre des mondes habités est incommensurable. Il écrivit dans son De rerum natura : “Il te faut avouer qu'il y a d'autres régions de l'espace, d'autres terres que la nôtre, et des races d'hommes différents et d'autres espèces sauvages.” Remarquons en passant que Lucrèce se trompait totalement sur la nature des étoiles qu'il prenait pour des émanations brillantes de la Terre. C'est pourquoi il plaçait ses mondes peuplés d'êtres raisonnables au-delà des frontières de l'univers visible.
« Ensuite, et ce fut pour un millénaire et demi, la religion chrétienne victorieuse allait faire de la Terre, à la suite de Ptolémée, le centre de l'univers, interrompant tout approfondissement des théories de la multiplicité des mondes habités. C'est le grand astronome polonais Copernic qui, après avoir renversé le système de Ptolémée, montra pour la première fois à l'humanité la place réelle qui lui revenait. La Terre “rentrant dans le rang”, la possibilité de la vie sur d'autres planètes recevait un fondement scientifique. Les premières observations au télescope, par lesquelles Galilée ouvrit une ère nouvelle en astronomie, frappèrent l'imagination des contemporains. Il devint clair que les planètes étaient des corps célestes ressemblant fort à la Terre. Ce qui amenait naturellement à se poser la question : s'il y a sur la Lune des montagnes et des vallées, pourquoi n'y trouverait-on pas des villes, avec des habitants doués de raison ? Pourquoi notre Soleil serait-il l'unique astre accompagné d'une cohorte de planètes ? Le grand penseur italien Giordano Bruno exprima ces idées hardies sous une forme claire et sans équivoque : “Il existe une infinité de soleils, de terres tournant autour de leurs soleils comme nos sept planètes tournent autour de notre Soleil… des êtres vivants habitent ces mondes.” L'Église catholique se vengea cruellement de Bruno : reconnu hérétique par le Saint-Office, Bruno fut brûlé à Rome au Campo dei Fiori le 17 février 1600. Ce crime du clergé contre la science n'était, hélas ! pas le dernier. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, l'Église catholique (de même que les Églises protestantes) ne cessa d'opposer à la théorie héliocentrique une résistance acharnée. Mais, peu à peu, même les théologiens comprirent la vanité d'une telle lutte et entreprirent de réviser leurs positions. À l'heure actuelle, ils ne voient dans l'existence d'êtres pensants sur d'autres planètes aucune contradiction avec les dogmes de leur religion.
« Dans la deuxième moitié du XVIe et au XVIIe siècle, savants, philosophes et écrivains consacrèrent une grande quantité de livres au problème de la vie dans l'univers. Citons Cyrano de Bergerac, Fontenelle, Huygens, Voltaire. Leurs œuvres, purement spéculatives, allient la profondeur de pensée (ceci est particulièrement vrai pour Voltaire) à l'élégance de la forme.
« Prenons le savant russe Lomonossov, prenons Kant, Laplace, Herschel, et nous verrons que l'idée de la pluralité des mondes habités s'était répandue absolument partout, sans que personne, ou presque, dans les milieux scientifiques et philosophiques, ose s'élever contre elle. Seules des voix isolées mettaient en garde contre la conception qui faisait de toutes les planètes autant de foyers de vie, et de vie consciente. Ainsi William Whewell, dans un livre publié en 1853, avance avec une certaine audace pour l'époque (les temps ont changé !) que toutes les planètes sont loin de pouvoir offrir un gîte à la vie, les plus grandes d'entre elles étant formées “d'eau, de gaz et de vapeurs”, et les plus proches du Soleil “en raison de la grande quantité de chaleur qu'elles reçoivent, car l'eau ne peut se maintenir à leur surface”. Il prouve qu'il ne peut y avoir de vie sur la Lune – idée qui fut longue à pénétrer dans les esprits. À la fin du XIXe siècle, en effet, William Pickering continuait à démontrer avec beaucoup de conviction que les modifications du paysage lunaire s'expliquaient par les déplacements de grandes masses d'insectes… Remarquons en passant qu'on a ressuscité depuis cette hypothèse pour l'appliquer à Mars…
« L'exemple suivant nous montrera à quel point était répandue, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, l'idée de l'extension universelle de la vie consciente. Le célèbre astronome anglais Herschel considérait le Soleil habité : les taches solaires étaient pour lui comme des déchirures dans les nuages aveuglants entourant de tous côtés la surface sombre de l'astre ; elles permettaient aux habitants du Soleil d'admirer la voûte étoilée… Newton, lui aussi, tenait le Soleil pour habité.
« Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le livre de Flammarion La Pluralité des mondes habités connut une vive popularité : rien qu'en France il soutint trente éditions en vingt ans, et fut traduit en plusieurs langues. Partant de positions idéalistes, Flammarion considérait que la vie était l'objectif final de la formation des planètes. Écrits avec beaucoup de verve, dans un style alerte quoique un peu recherché, ses livres faisaient grande impression sur les contemporains. Ce qui frappe plutôt le lecteur d'aujourd'hui, c'est la disproportion entre la quantité dérisoire de connaissances précises sur la nature des corps célestes (l'astrophysique venait juste de naître) et le ton tranchant sur lequel l'auteur affirmait la pluralité des mondes habités… Flammarion s'adressait davantage à la sensibilité qu'au raisonnement.
« À la fin du XIXe et au XXe siècle, la vieille hypothèse de la panspermie réapparut sous de nouvelles formes et reçut une large diffusion. Selon cette conception métaphysique, la vie existe dans l'univers de toute éternité. La substance vivante n'est pas engendrée à partir de la matière inerte selon des lois précises, elle est véhiculée de planète en planète. Ainsi, selon Svante Arrhenius, de fines poussières mues par la pression de lumière emportent sur d'autres planètes des particules de matière vivante, spores ou bactéries, sans que celles-ci perdent de leur vitalité. Ayant trouvé sur l'une d'elles des conditions favorables, les spores y germent, donnant le départ à toute l'évolution ultérieure de la vie.
« Si on ne peut en principe nier la possibilité de ce transfert de planète à planète, il est difficile de proposer pour le moment un tel mécanisme quand il s'agit de systèmes stellaires. Arrhenius pensait pour sa part que la pression de lumière peut communiquer aux grains de poussière des vitesses considérables. Cependant, ce que nous savons maintenant de la nature de l'espace interstellaire exclut une telle possibilité. Enfin, la thèse de l'éternité de la vie est incompatible avec l'idée que, sur la base d'un grand nombre d'observations, nous nous faisons de l'évolution des étoiles et des galaxies ; selon cette idée, dans le passé, l'univers était composé uniquement d'hydrogène, ou bien d'hydrogène et d'hélium ; les éléments lourds sans lesquels aucune forme de vie n'est pensable n'ont apparu qu'ensuite.
« De plus, le décalage vers le rouge du spectre des galaxies donne à penser qu'il y a dix ou quinze milliards d'années l'état de l'univers rendait peu probable l'existence de la vie.
« Elle n'a donc pu surgir en certaines régions privilégiées qu'à une étape déterminée de l'évolution. Ainsi, la thèse majeure de la théorie panspermique apparaît-elle erronée.
« Le Russe Constantin Tsiolkovski, père de l'astronautique, fut un ardent défenseur de la pluralité des mondes habités. Nous citerons seulement quelques phrases de lui : “Peut-on penser que l'Europe soit peuplée et les autres parties du monde non ?” Et ensuite : “Les diverses planètes présentent les diverses phases de l'évolution des êtres vivants. Ce qu'a été l'humanité il y a quelques milliers d'années, ce qu'elle sera dans quelques millions d'années, on peut l'apprendre en interrogeant les planètes…” Si la première citation ne fait que reprendre les philosophes antiques, la seconde contient une pensée très importante et qui a été développée depuis. Les penseurs et les écrivains des siècles passés se représentaient les civilisations des autres planètes, du point de vue social, scientifique et technique, semblables à ce qu'ils voyaient sur Terre à leur époque. Tsiolkovski, lui, a attiré avec raison l'attention sur les différences de niveau considérables entre les civilisations des divers mondes. Cependant, à l'époque, ces hypothèses ne pouvaient encore être confirmées par la science.
« L'histoire de l'idée de la pluralité des mondes habités est intimement liée à celle des conceptions cosmogoniques. Ainsi, dans le premier tiers du XXe siècle, quand avait cours l'hypothèse cosmogonique de Jeans, selon laquelle le Soleil a reçu son cortège de planètes à la suite d'une catastrophe cosmique extrêmement rare (le “demi-choc” de deux étoiles), la majorité des savants considéraient la vie comme un phénomène exceptionnel dans l'univers. Il paraissait fort improbable que dans notre galaxie, qui compte plus de cent milliards d'étoiles, il s'en trouve ne serait-ce qu'une seule, le Soleil excepté, qui ait un système planétaire. L'effondrement de la théorie de Jeans après 1930 et l'essor de l'astrophysique sont tout près de nous mener à conclure qu'il y a dans notre galaxie une quantité considérable de systèmes planétaires, et que le système solaire est bien plutôt une règle qu'une exception dans le monde des étoiles. Malgré tout, cette supposition fort probable n'est pas encore strictement prouvée.
« Les progrès de la cosmogonie stellaire ont contribué et contribuent de façon décisive à la solution du problème de l'apparition et de l'évolution de la vie dans l'univers. Nous savons dès maintenant quelles étoiles sont jeunes et lesquelles sont vieilles, durant combien de temps elles rayonnent une énergie suffisamment constante pour entretenir la vie sur les planètes qui se meuvent autour d'elles. Enfin, la cosmogonie stellaire permet de prédire pour une période assez longue les destins du Soleil, ce qui a, évidemment, une importance capitale pour l'avenir de la vie sur la Terre. On voit ainsi que les dix ou quinze dernières années de recherches en astrophysique ont rendu possible une approche scientifique du problème de la pluralité des mondes habités.
« L'assaut est donné également sur le front de la biologie et de la biochimie. Le problème de la vie est en grande partie un problème chimique. De quelle manière, grâce à quelles conditions extérieures a pu se produire la synthèse des molécules organiques complexes, dont l'aboutissement a été l'apparition des premières parcelles de matière vivante ? Ces dernières décennies, les biochimistes ont considérablement fait avancer la question, en s'appuyant avant tout sur les expériences de laboratoire. Cependant, nous avons l'impression que c'est tout récemment qu'est apparue la possibilité d'aborder le problème de l'origine de la vie sur la Terre, et, par la suite, sur les autres planètes. On commence juste à soulever un coin du voile qui nous dérobe le saint des saints de la substance vivante : l'hérédité.
« Les succès remarquables de la génétique et, avant tout, le déchiffrement de la “signification cybernétique” des acides désoxyribonucléique et ribonucléique remettent en question la définition même de la vie. Il devient de plus en plus clair que le problème de l'origine de la vie est pour une bonne part un problème génétique. Sa solution est sans doute pour un avenir assez proche en raison des progrès de cette toute jeune science qu'est la biologie moléculaire.
« Une étape radicalement nouvelle dans l'histoire de l'idée de la pluralité des mondes habités a été ouverte par la mise sur orbite en Union soviétique, le 4 octobre 1957, du premier satellite artificiel de la Terre. Dès lors, l'étude et la domestication de l'espace circumterrestre ont progressé très vite, pour se couronner par les vols des cosmonautes soviétiques, puis américains. Les hommes ont pris conscience d'un coup qu'ils habitaient une toute petite planète baignant dans l'immensité de l'espace cosmique. Bien sûr, tout le monde avait fait à l'école un peu d'astronomie (assez mal enseignée, d'ailleurs), et chacun connaissait “théoriquement” la place de la Terre dans le cosmos ; cependant, l'activité pratique restait guidée par un géocentrisme spontané. C'est pourquoi on ne saurait trop souligner le bouleversement intervenu dans la conscience des hommes en ce début d'une nouvelle ère de l'histoire humaine, l'ère de l'étude directe, et, un jour, de la conquête du cosmos.
« Ainsi, la question de l'existence de la vie sur d'autres mondes est sortie du domaine de l'abstraction pour acquérir une signification concrète. D'ici à quelques années, elle sera résolue expérimentalement en ce qui concerne les planètes du système solaire. Des “détecteurs de vie” seront envoyés à la surface des planètes, d'où ils nous communiqueront sans erreur possible ce qu'ils y auront trouvé. Il n'est pas loin le temps où les astronautes débarqueront sur la Lune, sur Mars et peut-être même sur l'énigmatique et peu hospitalière Vénus, où ils entreprendront d'étudier la vie, si on la découvre, par les mêmes méthodes que les biologistes sur la Terre.
« L'énorme intérêt manifesté par l'homme de la rue pour le problème de la vie dans l'univers explique la floraison des travaux que physiciens et astronomes de renom consacrent, avec une grande rigueur scientifique, à l'établissement de contacts avec les habitants raisonnables des autres systèmes planétaires. Impossible, pour traiter un tel sujet, de se cantonner dans sa spécialité. On est obligé d'échafauder des hypothèses sur les perspectives d'évolution de la civilisation pour plusieurs milliers et même millions d'années. Or, c'est une tâche délicate et de plus mal déterminée… Il faut néanmoins s'y attaquer : elle est très concrète, et la solution qu'on lui donnera peut-être, en principe, vérifiée pratiquement.
« Le but de ce livre est de mettre les lecteurs non spécialistes au courant de l'état actuel de la question. Nous soulignons “actuel” car nos idées sur la pluralité des mondes habités évoluent en ce moment très vite. Ensuite, à la différence des autres ouvrages sur le même sujet (tels La Vie dans l'univers d'Oparine et de Fessenkov et La Vie dans les autres mondes de Spencer Jones) qui étudient surtout les planètes du système solaire et notamment Mars et Vénus, nous avons ménagé une place assez considérable aux autres systèmes planétaires. Enfin, l'analyse de l'existence éventuelle de formes conscientes de la vie dans l'univers et des contacts possibles entre des civilisations séparées par l'espace intersidéral, n'a, à notre connaissance, jamais été entreprise.
« Le livre se divise en trois parties. La première fournit les bases astronomiques indispensables pour comprendre les conceptions actuelles relatives à l'évolution des galaxies, des étoiles et des systèmes planétaires. La seconde envisage les conditions générales d'apparition de la vie sur les planètes. On y soulève également la question de l'habitabilité de Mars, de Vénus et des autres planètes du système solaire. En conclusion de cette partie vient la critique des dernières variantes de la théorie de la panspermie. Enfin, la troisième partie analyse la possibilité de l'existence de la vie consciente dans certaines régions de l'univers. L'attention est principalement axée sur le problème de l'établissement des contacts entre les civilisations des systèmes planétaires différents. La troisième partie se distingue des deux premières dans la mesure où celles-ci exposent l'acquis concret de la science dans un certain nombre de domaines ; nécessairement, dans la dernière partie, l'élément hypothétique domine : nous n'avons encore aucun contact avec les civilisations des autres planètes, et nous ne savons pas quand nous en aurons et si même nous en aurons jamais… Ce qui ne veut pas dire que cette partie soit vide de tout contenu scientifique et relève de la pure fiction. C'est à cet endroit du livre au contraire, et avec toute la rigueur possible, que l'on expose les toutes dernières réalisations de la science et de la technique susceptibles de mener un jour au succès. Cette partie donne en même temps une idée de la puissance de l'esprit humain. Dès aujourd'hui, l'humanité, par son activité concrète, est devenue un facteur d'importance cosmique. Que ne peut-on alors espérer pour les siècles à venir ? »
Alors, chemin faisant, Chklovski reprend au compte de l'imagination scientifique légitime les rêves que faisait au début du siècle un petit instituteur de province, Constantin Tsiolkovski, qui voyait l'homme conquérant l'espace, réorganisant le système solaire, domestiquant la chaleur et la lumière du Soleil, se répandant dans les astres et « dirigeant les petites planètes comme nous dirigeons nos chevaux ». Il imagine aussi, avec Sagan, l'activité d'autres civilisations que la nôtre, dans de lointaines galaxies. « Pourquoi ne pas envisager que l'activité d'êtres raisonnables hautement organisés peut modifier les propriétés de systèmes stellaires entiers ? Peut-être les phénomènes étranges qu'on observe dans le noyau des galaxies, à commencer par la nôtre, sont-ils à imputer à l'initiative de civilisations ? Et enfin, on hésite même à le penser, encore plus à l'écrire, la cause du rayonnement radio-électrique exceptionnellement puissant de certaines galaxies (les radio-galaxies) ne peut-elle être cherchée dans l'activité de formes de matière hautement organisée, qu'il est difficile même d'appeler raisonnables ? » Il envisage, certes, des arguments qui nous mèneraient « à la triste constatation de notre quasi-solitude dans l'univers ». Mais il les repousse. « Oui, dit-il, espérons qu'il n'en est pas ainsi », et que les « prodiges cosmiques » que nous observons sont des prodiges de l'intelligence à travers les mondes, l'attestation de l'existence « des maîtres du ciel lumineux qui est leur citadelle à jamais ».
Or, si de telles perspectives fabuleuses peuvent aujourd'hui être retenues, une question se pose. Notre planète n'a-t-elle pas reçu la visite dans le passé, et dans un passé relativement proche, d'astronautes venus d'autres systèmes planétaires ? Shklovski considère l'hypothèse comme valable. Sagan le relaie, ajoute des éléments, développe particulièrement ce point.
Lorsqu'en 1960, dans Le Matin des magiciens, puis en 1961 dans Planète, nous fîmes écho aux études du chercheur soviétique Agrest sur ce thème, les bons intellectuels rationalistes français, ainsi d'ailleurs que les chrétiens ricanèrent. Il nous souvient que Louis Aragon nous renvoya à la niche en assurant que ce M. Agrest était un aimable farceur et que, dans sa bienveillance, l'Union des Écrivains soviétiques tolérait les vaticinations de doux malades. Le R.P. Dubarle disait avec mépris : voilà maintenant de la théologie-fiction ! Les travaux d'Agrest datent de 1959. En 1967, Carl Sagan et Chklovski ensemble déclaraient : « La manière dont M. Agrest pose le problème nous paraît tout à fait sensée et mérite une minutieuse analyse. »
L'idée essentielle d'Agrest est la suivante. Supposons que des astronautes soient venus sur notre Terre et y aient rencontré des hommes. Un événement aussi inhabituel devait obligatoirement laisser des traces dans les légendes et les mythes. Ces êtres, doués à leurs yeux d'une puissance surnaturelle, apparaissaient aux primitifs comme de nature divine, et les mythes faisaient une place particulière au ciel d'où étaient venus ces visiteurs énigmatiques et où ils s'en sont retournés. Des « visiteurs célestes » auraient pu apprendre aux Terriens des techniques, des rudiments de science. On sait que les mythes et les légendes créés avant l'apparition de l'écriture ont une grande valeur historique. Ainsi, l'histoire pré-coloniale des peuples de l'Afrique noire, qui n'avaient pas d'écriture, est actuellement en grande partie reconstituée en partant du folklore, des légendes, des mythes. Carl Sagan ajoute cet exemple : en 1786, les Indiens du Nord-Ouest de l'Amérique voient débarquer La Pérouse. Un siècle plus tard, l'analyse des légendes inspirées par l'événement permet de reconstituer l'arrivée du navigateur et jusqu'à l'aspect des vaisseaux.
Agrest interprète des passages de la Bible, voit dans la destruction de Sodome et Gomorrhe les effets d'une explosion nucléaire, dans l'enlèvement d'Énoch, un rapt des visiteurs, etc. On comprend l'utilisation qu'en peut faire, naïvement, le dogmatisme matérialiste. Réduire l'idée de divinité aux souvenirs du passage sur Terre d'un La Pérouse venu des étoiles : cet agrandissement de l'athéisme, qui ne dérange pas le yogi, plaît au commissaire…
Nous savons aussi aujourd'hui que ce système d'interprétation a permis à des « chercheurs » peu scrupuleux une belle carrière dans la fumisterie. Nous ne sommes pas absolument opposés à la fumisterie, ne pensant pas détenir la vérité, ne prenant pas la science pour une vache sacrée, et préférant la mort au métier de censeur. Et puis, l'amour de la musique passe aussi par le mirliton. Et enfin, on n'a pas assez insisté sur le fait que, sans le fumiste, on s'asphyxie.
Mais, depuis Le Matin des magiciens, toute une littérature sur ce thème a foisonné. Nous ne cautionnons pas nos douteux épigones. « À notre connaissance, déclare Chklovski, il n'existe pas un seul monument matériel de la culture passée dans lequel on soit réellement fondé à voir une allusion à des êtres pensants venus du cosmos. » C'est aussi notre avis. Il est bien possible, par exemple, que la fameuse fresque saharienne du Tassili, représentant un « Martien » en scaphandre, ait été très abusivement utilisée (un peu par nous, beaucoup par d'autres) comme démonstration. Cependant, nous continuons de penser, comme Sagan et son confrère russe, « que les recherches menées dans ce sens ne sont ni absurdes, ni antiscientifiques. Il convient seulement de ne pas perdre son sang-froid ». Et, puisqu'il s'agit de décryptage, « du calme et de l'orthographe ! » comme disent les Pieds Nickelés…
Serons-nous visités ? L'avons-nous été déjà ? Carl Sagan a tenté d'établir la fréquence probable, il estime que le nombre de civilisations techniquement développées existant simultanément dans la galaxie pourrait être de l'ordre de 106. La durée d'existence de telles civilisations serait de 107 années. « Ce qui, remarque Chklovski, me paraît optimiste. » Sagan suppose que ces civilisations étudient le cosmos suivant un plan qui exclut la répétition d'une visite. Si chaque civilisation envoie, chaque année terrestre, un navire interstellaire de recherches, l'intervalle moyen entre deux visites de la région d'une seule et même étoile sera égal à 105 ans. Pour l'intervalle moyen entre deux visites d'un seul et même système planétaire (le nôtre par exemple) abritant des formes raisonnables de vie, on peut adopter, dans le cadre des hypothèses de Sagan, le chiffre de quelques milliers d'années. La fréquence, ici, d'environ cinq mille cinq cents ans. Si « l'histoire commence à Sumer », et que cette histoire est née d'une visite, nous devons nous attendre à un prochain débarquement. Si, comme l'écrit l'astronome américain, « il semble probable que la Terre ait reçu, à maintes reprises, des visites de civilisations galactiques, et probablement 104 durant l'ère géologique », pourquoi ne trouvons-nous aucune trace formelle ? À ceci, trois réponses : l'archéologie scientifique ne fait que commencer, nous réserve sans doute encore des surprises, et l'idée d'une cosmo-histoire peut ouvrir de nouvelles directions de recherche. Deuxième réponse : nous trouvons des traces dans la mémoire des hommes, dans les légendes et les mythes, mais nous n'avons pas encore interrogé ceux-ci avec une curiosité élargie. Sagan en fait la démonstration à propos de la légende des Akpallus, sur laquelle nous allons revenir tout à l'heure. Troisième réponse : le contact avec des êtres aussi primitifs que les Terriens, dans les anciens millénaires, n'aurait pas justifié l'installation d'une base. Cette base pourrait se trouver sur la face cachée de la Lune, et nous ne trouverons la carte de visite des galactiques que lorsque nous aurons atteint un niveau technologique suffisant. Drake et Clarke ont encore suggéré qu'une civilisation extraterrestre pourrait avoir déposé un avertisseur automatique, un système d'alarme qui éclaire l'espace interstellaire quand le niveau technique local est arrivé à un certain degré. Par exemple, un tel avertisseur aurait notamment pour fonction d'analyser le contenu d'éléments radioactifs dans l'atmosphère terrestre. Une augmentation des radio-isotopes atmosphériques, provoquée par les expériences nucléaires répétées, serait susceptible, dans ce cas, de déclencher l'alarme. Sur cette Terre chaque jour plus rayonnante de radiations nouvelles, le signal est déjà parti. Sagan écrit : « À quarante années-lumière de la Terre, les nouvelles concernant une civilisation technique récente prennent leur envol parmi les étoiles. S'il y a des êtres là-bas, qui scrutent les cieux dans l'attente qu'apparaisse dans notre région de l'espace une civilisation technique avancée, ils prendront connaissance de notre savoir, pour le bien ou pour le mal. Peut-être recevrons-nous quelque émissaire, dans quelques siècles. Je souhaite que nous ayons encore progressé, que nous n'ayons pas tout détruit ici, quand des visiteurs arriveront de leur lointaine étoile. »
Chklovski, plus sceptique ou moins lyrique, considérant l'abîme du temps passé, reconnaît qu'il y a « une possibilité différente de zéro pour que la Terre ait reçu des voyageurs de l'espace ». Et il ajoute :
« De même qu'Agrest, Sagan tourne son attention vers les légendes et les mythes. Il fait une place particulière à l'épopée sumérienne qui relate les apparitions régulières, dans les eaux du golfe Persique, d'êtres étranges qui enseignaient aux hommes des métiers et des sciences. Il est possible que ces événements aient eu lieu non loin de la ville sumérienne d'Éridu, environ dans la première moitié du quatrième millénaire avant notre ère.
« Avant notre ère c'est la manière marxiste de dire : avant J.-C. On songe aux étapes historiques dans Le meilleur des mondes d'Huxley : avant Ford et après Ford… Mais reprenons. Carl Sagan constate, à l'appui de sa recherche, une rupture très nette dans l'histoire de la culture sumérienne, passant brusquement d'une stagnante barbarie à un essor brillant des cités, à la construction de réseaux complexes d'irrigation, à l'épanouissement de l'astronomie et des mathématiques. De fait, on ignore tout des origines de la civilisation sumérienne. René Alleau avance une hypothèse surprenante. Les Sumériens ne viendraient pas de la terre, mais de la mer. Ils auraient longtemps vécu sur l'océan en agglomérations de villages-radeaux, et c'est à la suite d'une rencontre, dans les eaux, d'êtres supérieurs venus de l'espace, qu'ils auraient abordé la terre et bâti leurs cités, développé une civilisation enseignée par le visiteur. Cette idée se fonde sur la légende des Akpallus, que Carl Sagan interroge.
« À mon avis, déclare Chklovski, les hypothèses d'Agrest et de Sagan ne se contredisent pas. Agrest propose une interprétation des textes bibliques. Mais ces textes ont des origines babyloniennes profondes. Les Babyloniens, les Assyriens, les Perses, ont succédé aux civilisations sumérienne et akkadienne. On ne peut donc exclure que ces textes bibliques et les mythes antérieurs à Babylone fassent écho aux mêmes événements. Assurément, on ne saurait là-dessus avancer des preuves scientifiques suffisantes. Mais de telles hypothèses n'en méritent pas moins l'attention. »
L'hypothèse de Sagan est celle-ci : des visiteurs extra-terrestres en scaphandre, à bord d'un vaisseau spatial basé en mer, sont venus apporter aux hommes les rudiments de la connaissance. Ces hommes fondèrent Sumer. L'humanité devait garder longtemps le souvenir d'êtres mi-hommes, mi-poissons (le casque, l'armure qui évoque l'étincellement des écailles, l'appareil respiratoire comme une queue prolongeant le corps) arrivant d'un extérieur inconnu pour communiquer le savoir. Le signe du poisson, qui devait par la suite rallier les initiés du Proche-Orient, est peut-être lié à ce souvenir fabuleux.
Il existe trois versions relatives aux Akpallus datant des époques classiques, mais chacune d'elles a sa source dans Bérose, qui fut prêtre de Bel-Marduk, à Babylone, au temps d'Alexandre le Grand. Bérose aurait eu accès aux témoignages cunéiformes et pictographiques vieux de plusieurs millénaires. Des souvenirs de l'enseignement de Bérose nourrissent les textes classiques et Sagan se réfère notamment aux écrits grecs et latins recueillis dans les Anciens Fragments de Cory, citant l'édition revue et corrigée de 1870. On y retrouve trois récits :
Le récit d'Alexandre Polyhistor
Dans le premier livre concernant l'histoire de Babylone, Bérose nous déclare avoir vécu au temps d'Alexandre, fils de Philippe. Il mentionne des écrits conservés à Babylone et relatifs à un cycle de quinze myriades d'années. Ces écrits évoquaient l'histoire des cieux et de la mer, la naissance de l'humanité, ainsi que l'histoire de ceux qui détenaient les pouvoirs souverains. Il décrit Babylone comme un pays s'étendant du Tigre à l'Euphrate, où abondaient le blé, l'orge, le sésame. Dans les lacs, on trouvait les racines nommées gongae, bonnes à manger, nutritivement équivalentes à l'orge. Il y avait aussi des palmiers, des pommiers, et la plupart des fruits, des poissons et des oiseaux que nous connaissons. La partie de Babylone aux frontières de l'Arabie était aride ; celle qui s'étendait de l'autre côté était vallonnée et fertile. À cette époque, Babylone attirait les peuples très variés de Chaldée, qui vivaient sans loi ni ordre, pareils aux bêtes des champs.
Au cours de « la première année », un animal doué de raison, appelé Oannès, apparut, venant du golfe Persique (référence au récit d'Apollodorus). Le corps de l'animal ressemblait à celui d'un poisson. Il possédait sous sa tête de poisson une deuxième tête. Il avait des pieds humains, mais se terminait par une queue de poisson. Sa voix et son langage étaient articulés. Cette créature parlait, durant la journée, avec les hommes, mais ne mangeait pas. Elle les initia à l'écriture, aux sciences et aux différents arts. Elle leur enseigna à construire des maisons, à fonder des temples, à pratiquer le droit et à se servir des principes de la connaissance géométrique. Elle leur apprit encore à distinguer les graines de la terre et à récolter les fruits ; bref, elle leur inculqua tout ce qui pouvait contribuer à adoucir les mœurs et à les humaniser. À ce moment-là, son enseignement était à ce point universel qu'il ne connut plus aucun perfectionnement notoire. Au coucher du soleil, la créature replongeait dans la mer, passant la nuit « dans les profondeurs ». Car c'était « une créature amphibie ».
Il y eut ensuite d'autres animaux semblables à Oannès. Bérose promet d'en donner un récit au moment où il s'occupera de l'histoire des rois.
Le récit d'Abydenus
Ceci en ce qui concerne la sagesse des Chaldéens. Il est dit que le premier roi du pays fut Alorus qui affirme avoir été désigné par Dieu pour être le berger du peuple ; il régna dix saris. On estime maintenant qu'un sarus équivaut à trois mille six cents ans ; un néros à six cents ans, et un sossus, soixante ans. Après lui, Alaparus régna durant trois saris. Amillarus, de Pantibiblon, lui succéda et régna trente saris ; en son temps, une créature semblable à Oannès mais à moitié démon, nommée Annedotus, ressurgit une seconde fois de la mer. Puis Ammenon, de Pantibiblon, régna douze saris. Puis Megalarus, lui aussi de Pantibiblon, régna dix-huit saris ; puis Daos, le berger originaire de Pantibiblon, gouverna pendant dix saris ; à cette époque, quatre personnages à double face surgirent de la mer ; ils s'appelaient Euedocus, Éneugamus, Éneuboulos et Anementus. Après cela vint Anodaphus, du temps d'Euedoreschus. Il y eut ensuite d'autres rois, et le dernier d'entre eux fut Sisithrus (Xisuthrus). Ainsi, il y eut au total dix rois, et la durée de leurs règnes fut de cent vingt saris…
Le récit d'Apollodorus
Voici, dit Apollodorus, l'histoire telle que Bérose nous l'a transmise. Il nous dit que le premier roi fut le Chaldéen Alorus de Babylone : il régna durant dix saris ; puis vinrent Alaparus et Amelon, originaires de Pantibiblon ; puis Ammenon de Chaldée, au temps duquel apparut l'Annedotus Musarus Oannès, venant du golfe Persique. (Mais Alexandre Polyhistor, anticipant l'événement, affirme qu'il a eu lieu au cours de la première année. Cependant, d'après le récit d'Apollodorus, il s'agit de quarante saris, quoique Abydenus ne fixe l'apparition du second Annedotus qu'au bout de vingt-six saris.) Puis Mégalarus de Pantibiblon lui succéda et régna dix-huit saris ; puis vint le berger Daonus, de Pantibiblon, qui régna dix saris ; en son temps (affirme-t-il) apparut de nouveau, venant du golfe Persique, un quatrième Annedotus, ayant la même forme que les précédents, l'aspect d'un poisson mêlé à celui d'un homme. Puis Euedoreschus, de Pantibiblon, régna durant dix-huit saris. Durant son règne, apparut un autre personnage, nommé Odacon. Il venait, comme le précédent, du golfe Persique, et il avait la même forme compliquée qui relève à la fois du poisson et de l'homme. (Tous, dit Apollodorus, ont raconté en détail, suivant les circonstances, ce que leur a appris Oannès. Abydenus n'a fait aucune mention de ces apparitions.) Puis régna Amempsinus de Laranchae, et, comme il était le huitième dans l'ordre de succession, il gouverna durant dix saris. Puis vint Otiartes, Chaldéen originaire de Laranchae, et il gouverna pendant huit saris.
Après la mort de Otiartes, son fils Xisuthrus régna pendant dix-huit saris. C'est à cette époque qu'eut lieu le grand Déluge…
Récit ultérieur d'Alexandre Polyhistor
Après la mort d'Ardates, son fils Xisuthrus lui succéda et régna durant dix-huit saris. C'est à cette époque qu'eut lieu le grand Déluge, dont l'histoire est relatée de la façon suivante. La divinité Kronus apparut en rêve à Xisuthrus et lui fit savoir qu'il y aurait un déluge au quinzième jour du mois de Daesia, et que l'humanité serait détruite. Il le somma donc d'écrire une histoire des origines, des progrès et de la fin ultime de toute chose, jusqu'à nos jours, d'enfouir ces notes à Sippara, dans la cité du Soleil, de construire un vaisseau, et d'emmener avec lui ses amis et ses proches. Enfin, de transporter à bord tout ce qui est nécessaire pour le maintien de la vie, de recueillir toutes les espèces animales, qu'elles volent ou courent sur la terre, et de se confier aux eaux profondes… Comme il avait demandé à la divinité jusqu'où il devait aller, celle-ci lui répondit : « Là où sont les dieux. »
Dans ces fragments, les origines non humaines de la civilisation sumérienne sont nettement affirmées. Une série de créatures étranges se manifeste au cours de plusieurs générations. Oannès et les autres Akpallus y apparaissent comme « des animaux doués de raison » ou plutôt des êtres intelligents, de forme humanoïde, revêtus d'un casque et d'une carapace, d'un « corps double ». Peut-être s'agissait-il de visiteurs venus d'une planète entièrement recouverte par les océans. Un cylindre assyrien représente l'Akpallu portant des appareils sur son dos, et accompagné d'un dauphin.
Alexandre Polyhistor fait état d'un brusque essor de la civilisation après le passage d'Oannès, ce qui s'accorde avec les observations de l'archéologie sumérienne. Le sumérologue Thorkild Jacobsen, de l'université de Harvard, écrit « Subitement, le tableau change. D'obscure qu'elle était, la civilisation mésopotamienne se cristallise. La trame fondamentale, la charpente à l'intérieur de laquelle la Mésopotamie avait à se vivre, à formuler les questions les plus profondes, à s'évaluer et à évaluer l'univers pour des siècles à venir, éclatèrent de vie et s'accomplirent. » Certes, depuis les travaux de Jacobsen, des traces de cités plus anciennes ont été retrouvées en Mésopotamie, laissant supposer une évolution plus lente. Cependant, le mystère des visiteurs demeure, renforcé par l'examen des sceaux cylindriques assyriens, sur lesquels Sagan croit pouvoir déchiffrer le Soleil entouré de neuf planètes avec deux planètes plus petites sur l'un des côtés, ainsi que d'autres représentations de systèmes montrant une variation du nombre de planètes pour chaque étoile. L'idée de planètes entourant le soleil et les étoiles n'apparaît que chez Copernic, bien que l'on retrouve quelques spéculations précoces de cet ordre chez les Grecs.
La densité particulière d'événements inexplicables relatés par les légendes du Proche-Orient pose un problème. L'archéologie a mis au jour des traces de technologie, comme le four à réverbère au Ézeon Geber en Israël ou le bloc de verre de trois tonnes enterré près de Haïfa. L'apparition, dans cette région du monde, de techniques, d'idées nouvelles, de religions, comme s'il s'agissait du creuset de l'histoire humaine, entraîne la question suivante : ces lieux ont-ils été choisis par des enseignants venus des étoiles ? Comment et pourquoi ? Sagan envisage pour des visiteurs cinq origines possibles : Alpha, Centauri, Epsilon Éridanu, 61 Cygni, Epsilon Indi, et Tau Ceti, à quinze années-lumière de nous. Et il conclut : « Des histoires comme la légende d'Oannès, les figures et les textes les plus anciens concernant l'apparition des premières civilisations terrestres (interprétées jusqu'ici exclusivement comme mythes ou errements de l'imagination primitive) mériteraient des études critiques autrement amples que celles réalisées jusqu'à présent. Ces études ne devraient pas rejeter une direction de recherche relative à des contacts-directs avec une civilisation extra-terrestre. »
Nous sommes sans doute parvenus à un stade de richesse et de puissance qui commence à nous permettre l'investigation plus ouverte de notre lointain passé. Et c'est à nous, semble-t-il, que s'adresse Platon lorsqu'il écrit dans le Critias :
« Sans doute les noms de ces autochtones ont-ils été sauvés de l'oubli, tandis que s'obscurcissait le souvenir de leur œuvre, par l'effet, tant de la disparition de ceux qui en avaient reçu la tradition, que de la longueur du temps écoulé. Toujours, en effet, ce qui restait de l'espèce humaine survivait à l'état inculte après les effondrements et déluges, n'ayant connaissance que des noms des princes ayant régné dans le pays et ne sachant que bien peu de chose sur leur œuvre. Aussi bien aimaient-ils à donner ces noms à leurs enfants, tandis qu'ils ignoraient les mérites de ces hommes du passé et les lois qu'ils avaient instituées, à l'exception de quelques traditions obscures relativement à chacun d'eux. Dénués comme ils étaient, eux-mêmes et leurs enfants, pendant plusieurs générations des choses nécessaires à l'existence, l'esprit appliqué à ces choses dont ils étaient dénués, les prenant pour l'unique objet de leurs conversations, ils n'avaient cure de ce qui avait eu lieu antérieurement et des événements d'un lointain passé. De fait, l'étude des légendes, les investigations relatives à l'Antiquité, voilà deux choses qui, avec le loisir, entrèrent simultanément dans les cités, du jour où celles-ci virent déjà assurées pour quelques-uns les nécessités de l'existence, mais pas avant. »
Ces deux choses qui entrent dans nos cités, peut-être nous rendront-elles sensibles une circulation entre les temps engloutis et les temps à venir ; peut-être nous apprendront-elles que notre immense effort pour aller dans le ciel est une très vieille et très héroïque envie de poursuivre la conversation. Peut-être verrons-nous nos origines et nos aboutissements comme les deux moments d'une relation à la vie et à l'intelligence dans l'univers. Bien entendu, quand nous nous posons de telles questions, quand nous cherchons des traces immémoriales d'un contact et quand nous interrogeons les possibilités de l'avenir, nous devons garder en tête le proverbe chinois : « Celui qui attend un cavalier doit prendre garde à ne point confondre le bruit des sabots et les battements de son cœur. » Mais c'est l'espérance qui fait battre le cœur.