Chapitre 1
Le lendemain, Angélique, assise dans la petite salle du poste de traite, cousait activement une robe de drap écarlate pour Rose-Ann. Sa famille serait heureuse de la voir arriver joliment vêtue, et non en pauvre captive de ces « abominables » Français. Par la fenêtre ouverte, elle aperçut un radeau qui traversait le fleuve. Trois chevaux. Les chevaux que Maupertuis, le coureur de bois au service de Peyrac, avait amenés la veille de la côte. Son fils était là aussi, et Cantor. Dès qu'ils abordèrent l'île, le jeune garçon courut à toutes jambes et entra très animé.
– Mon père vous fait dire de partir tout de suite pour Brunschwick-Falls avec Maupertuis. Il ne peut nous accompagner, mais je dois vous servir d'interprète. Nous le rejoindrons demain ou après demain au plus tard à l'embouchure du Kennebec où notre bateau croise déjà.
– C'est ennuyeux, dit Angélique, je n'ai pas tout à fait fini cette robe. Je n'aurai pas le temps de coudre les nœuds du corsage. Pourquoi ton père ne peut-il nous accompagner ?
– Il doit rencontrer sur la côte un chef Etchemin ou Mic-Mac, je ne sais... que le baron de Saint-Castine tient absolument à lui présenter. Avec les Indiens, il faut toujours saisir l'occasion par les cheveux... c'est le cas de le dire. Ils sont si versatiles. Mon père a préféré partir sans attendre et nous charger de reconduire cette petite. En passant, j'ai déjà pris votre bagage au campement.
Angélique aida la petite Anglaise à passer sa jolie robe. Avec des épingles, elle agrafa le col de dentelle et les manchettes que le vieux Josué avait exhibés de quelque ballot marchand. Rapidement, elle se recoiffait, bouclait la ceinture de cuir qui supportait son pistolet, dont elle ne se séparait pas volontiers.
Les chevaux attendaient dehors, sellés et tenus en bride par Maupertuis et son fils. Angélique vérifia par habitude leur harnachement et la présence du sac de cuir qu'elle avait préparé le matin. Elle s'informa des munitions de chacun.
– Eh bien ! Partons, décida-t-elle.
– Et moi, qu'est-ce que je fais ? demanda le soldat Adhémar qui attendait devant la porte assis sur une barrique renversée, son mousquet entre les jambes.
C'était la fable de l'endroit. Tout le monde en faisait des gorges chaudes. Devinant la terreur que lui inspirait Angélique, ou bien parce qu'il ne savait qu'en faire, le caporal du fort Saint-Jean l'avait commis à la garde expresse de Mme de Peyrac. Partagé entre sa peur superstitieuse et l'esprit de discipline militaire, Adhémar vivait un calvaire. Maupertuis l'effleura d'un regard apitoyé.
– Reste ici, mon vieux !
– Mais je peux pas rester ici tout seul : c'est plein de sauvages !
– Viens avec nous alors, fit le Canadien, ennuyé. Ton caporal et les autres sont déjà partis avec M. de Peyrac.
– Partis ? balbutia le garçon prêt à pleurer.
– Bon ! Viens, je te dis. C'est vrai qu'on ne peut pas le laisser ici tout seul, continua-t-il en s'excusant, vers Angélique. Et puis ça fera toujours un fusil de plus.
Ils saluèrent le Hollandais, et peu après avoir abordé l'autre rive ils entrèrent dans la pénombre de la forêt. Un sentier assez visible s'enfonçait sous les ramures dans la direction de l'ouest.
– Où va-t-on par là ? interrogea Adhémar.
– À Brunschwick-Falls.
– C'est quoi ça ?
– Un village anglais.
– Mais je ne veux pas aller chez les Anglais, moi ! C'est des ennemis.
– Bon ! Tais-toi fada, et marche.
Envahi par le printemps, le sentier était à peine tracé, mais les chevaux le suivaient d'un pas sûr, avec la divination des animaux qui reconnaissent les passages humains fréquentés malgré les mille obstacles que lançaient buissons et halliers au travers de leur piste. Le printemps insolent ratissait la sauvagerie de la forêt en jets de branches nouées de verdure, mais flexibles et neuves et qui s'écartaient facilement. L'herbe était douce et courte et le sous-bois lumineux. Ils reconnurent les traces d'un village indien abandonné qu'on leur avait signalé. Puis replongèrent sous la ramée. Peu après, entre les troncs des trembles et des bouleaux alignés, ils virent briller les eaux d'un lac ; il étincelait au soleil, absolument paisible comme un miroir. Et, l'heure de midi approchant, le silence se fit plus lourd, dans une sorte de torpeur où bourdonnaient des insectes.
Angélique avait pris en croupe la petite Anglaise. Maupertuis et Cantor montaient les deux autres chevaux. Le soldat et le jeune Canadien suivaient à pied, sans grand mal, car de toute façon les montures ne pourraient aller qu'au pas, tout le long du chemin. Mais elles épargnaient à la femme et à l'enfant les fatigues de la marche. Adhémar jetait sans cesse des regards angoissés autour de lui.
– Y a quelqu'un qui nous suit, j'vous dis.
On finit par s'arrêter pour lui donner satisfaction. On tendit l'oreille.
– C'est Wolverines, dit Cantor, mon glouton.
Et l'animal surgit hors des fourrés à leurs pieds, tapi comme pour bondir, sa petite gueule démoniaque tendue vers eux en un rictus qui découvrait ses deux canines blanches et pointues.
Cantor rit de la tête d'Adhémar.
– Quèqu', quèqu' c'est que cette bête-là ?
– C'est un glouton et qui va te dévorer tout vif.
– Hé ! Mais c'est que c'est gros comme un mouton, ce bestiau ! se plaignit l'autre.
Désormais, il se retournait à tout moment pour voir si Wolverines le suivait, et la bête facétieuse le frôlait parfois pour le faire sursauter.
– Marcher avec « ça » sur les talons, si vous croyez que c'est drôle !...
Ils en riaient tous et la petite Rose-Ann ne s'était jamais tant amusée. La forêt ressemblait à celle de l'autre rive. Elle avait de doux vallonnements, descendant vers de petits ruisseaux et rivières en cascades, des remontées qui menaient à des plateaux pierreux plantés de pins et de cèdres courts et parcourus de brise parfumée, mais qui très vite en s'inclinant retrouvait l'écume verte des arbres feuillus, avec une sorte de plaisir, comme on plonge dans la mer.
Après la chaleur du jour, une brise se leva, qui fit miroiter les feuilles et emplit le sous-bois de murmures.
Ils s'arrêtèrent encore pour consulter le plan que leur avait remis le vieux Josué. À la suite d'un autre village dont les Indiens avaient décabané, la piste était moins certaine. Mais Cantor fit le point avec sa boussole et affirma qu'en continuant dans cette direction on atteindrait le but dans deux ou trois heures.
Sans posséder le flair infaillible de Florimond pour l'art de la topographie, Cantor avait en commun avec son aîné un sens aigu d'observation qui lui permettait de ne jamais s'égarer, et au demeurant tous deux avaient été sévèrement « dressés » en ce domaine par leur père, qui, dès leur plus jeune âge, les avait familiarisés avec les instruments de levé : sextant, chronomètre et marche à la boussole.
Angélique pouvait faire entière confiance à son fils en ce domaine. Elle n'en regrettait pas moins que Joffrey de Peyrac n'ait pu les accompagner. À mesure que les heures passaient, l'embarras de ce départ précipité lui apparaissait. Pourquoi Joffrey n'était-il pas là ? Et combien cette forêt était déserte, silencieuse et pourtant trop bruyante depuis que le vent s'était levé !
– M. de Peyrac ne vous a-t-il pas donné des explications sur la nécessité de son voyage brusqué ? demanda-t-elle en se tournant vers le Canadien.
Elle le connaissait moins que les autres, car il n'avait pas hiverné avec eux à Wapassou, mais elle le savait dévoué et sûr.
– Je n'ai pas vu moi-même M. le comte, répondit cet homme. C'est Clovis qui m'a porté son message.
– Clovis ?...
Une alarme encore imprécise commença à résonner en elle. Il y avait quelque chose d'inhabituel dans tout ceci. Pourquoi Joffrey... ne lui avait-il pas écrit un message ? Cela ne lui ressemblait pas... Ces consignes passées de bouche en bouche... Clovis ?... Son cheval buta contre une pierre à fleur de terre et elle dut rassembler son attention pour le guider. Dans les feuillages dentelés, des chênes d'une sombre émeraude, des troncs puissants se ramifiaient en candélabres noirs.
« On dirait la forêt de Nieul au temps des embuscades... » pensa Angélique. Frappée de réminiscences, elle souhaitait sortir de cette ombre épaisse.
– Sommes-nous sur la bonne route, Cantor ?
– Oui, oui, répondait le jeune garçon en consultant de nouveau son plan et sa boussole.
Mais, un peu plus loin, il descendit de cheval et avec Pierre-Joseph, le jeune métis, ils consultèrent les alentours. La piste disparaissait parmi les broussailles. Les deux jeunes gens affirmèrent qu'il fallait aller par là. Les arbres se rétrécissaient jusqu'à ne plus former qu'une voûte étroite de plus en plus sombre. À un tournant, l'issue de ce tunnel apparut heureusement par un renouveau de lumière, une trouée de soleil. Mais ce fut à cet instant que Maupertuis leva la main, et tous, même les chevaux, se figèrent sous ce signe. Il y avait eu un changement imperceptible, un changement qui faisait que la déserte forêt était devenue non pas peuplée, mais comme habitée d'autres présences.
– Les Indiens ! chuchota Adhémar en défaillant.
– Non, les Anglais, dit Cantor.
En effet, dans l'auréole de soleil qui trouait la ramée, venait de surgir à contre-sens la plus inattendue silhouette qu'on pût imaginer.
Bossu, tordu, chaussé d'énormes souliers à boucles d'où sortaient ses mollets maigres, coiffé d'un chapeau à bord dont la haute coiffe en pain de sucre paraissait ne pas vouloir finir, un petit vieillard se tenait en arrêt à la sortie du bois. À deux mains, il brandissait un vieux tromblon à canon court et évasé bourré de mitraille. La décharge pouvait mettre à mal, sans nul doute, aussi bien le tireur que ses victimes. Les arrivants se gardèrent de bouger.
– Halte ! cria le petit vieillard d'une voix aigre et perçante. Si vous êtes des esprits, disparaissez, ou je tire !
– Vous voyez bien que nous ne sommes pas des esprits, répondit Cantor en anglais.
– À minute, please2.
Le vieux releva son arme désuète et d'une main fouilla dans son pourpoint noir. Il en tira une énorme paire de bésicles cerclées d'écaille, qu'il posa sur son nez et qui le fit ressembler à une vieille chouette.
– Ye-es ! I See-ee !3... grommela-t-il.
Il traînait sur la fin des syllabes avec une solennité soupçonneuse. Il s'approcha à petits pas des cavaliers, considérant Cantor de bas en haut et affectant d'ignorer Angélique.
– Et qui es-tu, toi, qui parles avec l'accent du Yorkshire, comme ces sacrés professeurs de Boston ? N'as-tu pas la peur du bon chrétien d'aller aux bois ? Ne sais-tu pas qu'il n'est pas bon que les jouvenceaux et les femmes aillent aux bois ? Ils peuvent y rencontrer l'Homme Noir et faire avec lui mille abominations. N'est-ce pas toi qui me nargues, fils de Bélial le Voluptueux, Prince des Eaux avec lequel t'aurait engendré celle qui t'accompagne, une nuit de sabbat ? Je n'en serais pas étonné ! D'ailleurs, tu es trop beau pour être une créature humaine, jeune homme !
– Nous nous rendons chez Benjamin et Sarah William, répondit Cantor qui en avait vu d'autres à Boston avec les savants illuminés. Nous leur amenons leur petite-fille Rose-Ann, fille de John William.
– Hé ! Hé ! Chez Benjamin William.
Le vieil Anglais se pencha pour examiner, de son œil perçant derrière les verres épais de ses bésicles, la fillette en robe rouge que lui désignait le garçon.
– Tu dis que cette enfant-là est la petite-fille de William. Ho ! Ho ! Voilà qui est plaisant ! Nous allons rire.
Il se frotta les mains comme s'il était soudain témoin d'une excellente farce.
– Ho ! Ho ! Je le vois d'ici.
D'un regard vif et sans en avoir l'air, il avait enregistré les autres personnages : les deux coureurs de bois avec leurs vestes de peaux, frangées à l'indienne, leur ceinture et leur bonnet coloriés de Canadiens, puis derrière eux le soldat de France dans sa tunique déteinte mais reconnaissable.
Il remit son arme sur son épaule bossue et s'écarta du sentier.
– Eh bien ! Allez, allez, Français, fit-il, riant toujours à petits coups. Allez, ramenez donc sa petite-fille au vieux Ben. Ho ! Ho ! Je m'imagine la tête que va faire William ! Hé ! Hé ! Voilà qui est plaisant... Mais ne comptez pas trop sur la rançon, car il est avare...
Angélique avait suivi tant bien que mal le dialogue. Si elle comprenait l'anglais fort intelligible du vieillard, elle ne saisissait à peu près rien à ce qu'il racontait. Heureusement, Cantor gardait un calme olympien.
– Sommes-nous encore loin de Brunschwick ? insista-t-il poliment. Nous craignons de nous être égarés.
L'autre balança la tête avec une moue, paraissant dire que lorsqu'on est assez écervelé pour se promener dans la forêt diabolique on doit savoir où l'on va et se débrouiller seul. Durant cet entretien, un autre personnage avait surgi et s'était approché en silence derrière le vieillard. C'était un grand Indien au regard froid, un Abénakis de la région des Sokokos ou Scheepscots, à en juger par son profil aigu aux deux incisives prononcées. Il portait une lance en main, un arc et un carquois en bandoulière. Il suivait la conversation avec indifférence.
– Ne pourriez-vous vraiment pas nous indiquer le chemin jusqu'à Brunschwick-Falls, respectable vieillard ? insista Cantor à bout d'arguments.
À cette requête pourtant formulée avec toute la courtoisie possible, le visage du vieux gnome se transforma, grimaça de colère, et il partit dans un flot de paroles violentes, où Angélique discerna au passage des versets de la Bible, des malédictions, des prophéties, des accusations, et des phrases entières de latin et de grec, d'où il ressortait que les gens de Brunschwick – Newehewanik pour les Indiens – étaient fous, ignares, incroyants et possédés du démon, il ne remettrait jamais, lui George Shapleigh, les pieds dans leur patelin. Cantor continua d'insister avec la candeur de la jeunesse. L'aïeul se calma peu à peu, bougonna, lança encore quelques anathèmes conjurateurs, puis, tournant le dos, se mit à marcher devant eux dans le sentier, tandis que son Indien se plaçait, toujours silencieux et impassible, derrière la caravane.
– Dois-je comprendre que ce vieux fou de Yenngli se décide à nous montrer la route ? grommela Maupertuis.
– Il semblerait, émit Cantor. Suivons-le ! Nous verrons bien où il nous mène.
– Offre-lui de prendre place sur une de nos montures, dit Angélique. Il est peut-être fatigué.
Cantor transmit la proposition de sa mère, mais le vieil Anglais, sans se retourner, fit des gestes véhéments qui signifiaient clairement qu'on l'offensait et que d'ailleurs, pour lui, les chevaux étaient bien entendu aussi des créatures du Diable. Il marchait comme en sautillant et avec rapidité et, ce qui était surprenant, c'est que, malgré ses gros souliers, il ne faisait aucun bruit et paraissait à peine effleurer le sol.
– C'est un vieux « medecin's man », expliqua Cantor, qui prétend avoir parcouru toutes les forêts d'Amérique à la recherche de plantes et d'écorces pour ses médecines. Cela suffirait à expliquer la suspicion dans laquelle doivent le tenir ses compatriotes. En Nouvelle-Angleterre, on n'aime guère ceux qui vont aux bois, comme il vous l'expliquait lui-même tout à l'heure... Il n'empêche que tout original qu'il est, je crois qu'on peut se fier à lui pour nous montrer la bonne route.
– Je ne veux pas aller chez les Anglais et je n'aime pas marcher avec un Indien que je ne connais pas sur mes talons, se plaignit dans la pénombre la voix du soldat Adhémar.
Chaque fois qu'il se retournait, il voyait cette face de pierre sombre et ces yeux d'eau noire qui le fixaient. Des sueurs froides mouillaient sa chemise, qui avait déjà été trempée par bien des sueurs d'angoisse. Il fallait avancer en butant contre les racines. Le petit homme au chapeau pointu continuait de les précéder en sautillant comme un elfe sombre, un feu follet qui aurait porté tenue de deuil et par instants disparaissait lorsqu'il entrait dans l'ombre, puis reparaissait dans un rai de soleil rougeâtre, glissant entre les troncs. Parmi tous ces tours et détours, Angélique voyait avec impatience que la nuit tombait. Un soir violet se répandait au creux des ravines.
Tout en marchant, le vieillard, à certains moments, tournait sur lui-même en murmurant des paroles indistinctes, et ses bras levés, ses doigts déliés et maigres paraissaient désigner on ne sait quoi dans les airs.
– Je me demande s'il n'est pas complètement fou et s'il sait où il nous mène, finit par dire Maupertuis, mal à l'aise. Ces Anglais !...
– Oh ! Qu'il nous mène n'importe où, mais que l'on sorte de cette forêt, dit Angélique, à bout de patience.
Presque aussitôt, comme pour obéir à son vœu, ils débouchèrent sur un vaste plateau d'herbe verte entrecoupée de rochers et de bouquets de genévriers. Çà et là, un cèdre battu par le vent, un bouquet de sapins noirs se dressaient en sentinelles. Loin, fort loin par-delà un amoncellement de collines forestières et de vallonnements, le ciel à l'orient était d'un blanc de nacre, un ciel que l'on devinait suspendu au-dessus de la mer. C'était loin. Une promesse. Mais le vent qui passait sur ce plateau apportait une odeur familière, indéfinissable, encore pleine de souvenirs.
Le temps de serpenter entre les roches et les buissons, et ils redescendirent dans un vallon déjà rempli de nuit où ne subsistait aucune lumière. L'autre versant se dressait devant eux en une côte arrondie qui bombait plus haut sa crête noire sur le ciel pâle. De là venait l'odeur oubliée. L'odeur puissante et familière d'un champ labouré. On ne voyait rien dans l'ombre épaisse. On devinait seulement la terre grasse et humide exhalant le parfum de printemps, les sillons ouverts tranchés par le soc. Le vieux Shapleigh se mit à marmonner et à ricaner.
– C'est bien cela ! Roger Slougton est encore dans son champ. Ah ! S'il pouvait supprimer la nuit, supprimer les étoiles, supprimer le sommeil qui s'appesantit sur ses paupières, ah ! Comme il serait heureux, Roger Slougton. Il ne connaîtrait jamais un moment de repos. Il se démènerait sans cesse, creuserait, gratterait, piocherait pour l'éternité, sans jamais s'arrêter. Sans jamais s'arrêter, sa fourche virevolterait comme celle du Diable au fond de l'Enfer, éternellement, éternellement.
– La fourche du Diable est stérile et la mienne ne l'est pas, vieux malotru, répondit d'une voix caverneuse la voix du champ labouré. De la pointe de sa fourche, le Diable ne manie que la lie des âmes ; moi, je fais surgir les fruits de la terre que le Seigneur bénit...
Une ombre, mal discernable, se rapprocha.
– Et, à cette tâche, je ne consacrerai jamais assez d'heures de ma vie, continuait la voix sur le ton de l'homélie ; il n'en est pas pour moi comme pour toi, vieux sorcier, qui ne crains pas de salir ton esprit au contact de la sauvagerie la plus désordonnée de la nature. Holà ! Holà ! Qui nous amènes-tu ce soir, esprit des ténèbres ? Qui nous amènes-tu de ces contrées maudites ?
Le paysan qui s'approchait s'arrêtait, tendait le cou.
– Ça pue le Français et l'Indien par là, grogna-t-il. Halte, n'avancez point !
On devinait son geste d'épauler une arme. À tout ce monologue, Shapleigh n'avait répondu que par un chapelet de ricanements, comme s'il s'amusait beaucoup. Les chevaux bronchaient, alertés par cette voix grondante qui sortait de la nuit. Cantor exhiba son meilleur anglais pour saluer le laboureur, annonça la petite Rose-Ann William et, sans chercher à dissimuler leur qualité de Français, s'empressa de nommer son père : le comte de Peyrac, de Gouldsboro.
– Si vous avez quelques relations à Boston ou sur la baie de Casco, vous n'êtes pas sans avoir entendu parler du comte de Peyrac, de Gouldsboro. Il a fait construire plusieurs navires dans les chantiers de Nouvelle-Angleterre.
Dédaignant de répondre, le paysan se rapprocha, tourna autour d'eux, les flairant comme un chien soupçonneux.
– Encore ta vilaine bête de Peau-Rouge que tu traînes avec toi, fit-il s'adressant toujours au vieux « medecin's man ». Mieux vaut introduire une nuée de serpents dans un village qu'un seul Indien !
– Il y entrera avec moi, fit le vieux, agressif.
– Et nous nous réveillerons demain tous morts et scalpés par ces traîtres comme c'est arrivé aux colons de Wells, où ils avaient offert l'hospitalité à une pauvre Indienne, un soir de tempête. Elle a guidé ses fils et petits-fils à la peau rouge, leur a ouvert la porte du fort et les Blancs ont tous été massacrés. Car, dit l'Êternel, « vous ne devrez jamais oublier que le pays dans lequel vous entrez pour le posséder est un pays souillé par les impuretés des peuples de ces contrées... Ne donnez donc point vos filles à leurs fils et ne prenez point leurs filles pour vos fils, et n'ayez jamais souci ni de leur prospérité ni de leur bien-être, et ainsi vous deviendrez forts... ». Mais toi, Shapleigh, tu t'affaiblis tous les jours a fréquenter ces Indiens...
Sur cette âpre citation biblique, le silence retomba et, au bout d'un moment, Angélique se rendit compte qu'enfin l'habitant de Brunschwick-Falls paraissait décidé à leur laisser le passage.
Il prit même la tête du petit groupe et commença de monter la côte devant eux. À mesure qu'ils émergeaient du ravin, ils retrouvaient la clarté d'un crépuscule de printemps long à s'éteindre. Une bouffée de vent leur apporta une odeur d'étable, des bruits encore lointains de bétail rentrant des pâtures.