Chapitre 2

Et tout à coup, sur le ciel doré, traversé de grandes écharpes rousses, le dessin d'une grande ferme anglaise apparut.

Elle était solitaire encore, et l'œil allumé d'une fenêtre semblait guetter le vallon obscur d'où ils émergeaient.

Lorsque les voyageurs approchèrent, ils distinguèrent des barrières qui parquaient des moutons.

C'était une bergerie. On y faisait la tonte. On y faisait des fromages aussi. Des hommes et des femmes se retournèrent et suivirent des yeux les trois chevaux amenant des étrangers. Plus ils avançaient le long de l'allée, plus ils rejoignaient la clarté vers le couchant. À un détour, le village se découvrit tout entier avec ses maisons de bois s'étageant sur le flanc d'une colline couronnée d'ormes et d'érables.

Elles dominaient une combe herbeuse où courait un ruisseau. Des lavandières en revenaient, leurs paniers d'osier chargés de linge sur la tête. Leurs robes de toile bleue claquaient au vent.

Au delà du ruisseau, des prairies remontaient en pente douce jusqu'à la forêt aux troncs serrés.

Le sentier devint rue et, après une légère descente, remonta entre les maisons et les jardinets. Des chandelles allumées derrière les vitres ou les carreaux de parchemin faisaient briller çà et là dans la lumière de cristal du soir des étoiles d'une autre lumière plus vive prenant le relais du jour et piquetant tout ce tableau paisible d'un chatoiement de pierre précieuse. Pourtant, sans qu'on sût par quel truchement, lorsqu'ils firent halte à l'autre bout du village devant une importante demeure à pignons et encorbellements, à peu près tous les habitants de Brunschwick-Falls se trouvèrent rassemblés derrière leurs dos, bouche bée et les yeux écarquillés. On ne voyait plus qu'un moutonnement de vêtements bleus ou noirs, de visages éberlués, de coiffes blanches et de chapeaux pointus.

*****

Lorsque Angélique descendit de cheval et salua à la ronde, il y eut un murmure indistinct, un recul effaré, mais, lorsque Maupertuis, s'approchant, enleva la petite Rose-Ann pour la déposer à terre, le murmure cette fois monta comme le bruit de la houle, et un grondement de stupéfaction, d'indignation, de protestations s'enfla, chacun s'interpellant et s'interrogeant à mi-voix.

– Qu'est-ce que j'ai fait ? dit Maupertuis stupéfait. Ce n'est pas la première fois qu'ils voient un Canadien, non ? Et puis, on est en paix, il me semble !

Le vieux médecin frétillait comme un gardon jeté sur le sable.

– It's hier ! It's hier ! répétait-il avec impatience en désignant la porte de la grande demeure.

Il jubilait.

Il monta le premier les marches d'un perron de bois et poussa énergiquement le vantail.

– Benjamin et Sarah William ! Je vous amène votre petite-fille Rose-Ann de Biddeford-Sébago et les Français qui l'ont capturée, cria-t-il de sa voix aigre et triomphante.

Le temps d'un éclair, Angélique entrevit dans le fond de la pièce un âtre de briques que garnissaient de nombreux ustensiles de cuivre et d'étain, deux vieillards, un homme et une femme de chaque côté de cet âtre, vêtus de noir et hiératiques comme des portraits avec la même fraise blanche empesée, et chez la femme une coiffe de dentelle imposante, tous deux assis très droits dans des fauteuils à haut dossier ouvragé. Sur les genoux du vieillard était posé un énorme livre, une Bible sans doute, et la femme filait une quenouille de lin. Près d'eux, à leurs pieds, des enfants assis et des servantes en bleu, occupées à tourner leurs rouets.

Vision rapide car au seul nom de Français les deux personnages se dressèrent, Bible et quenouille roulèrent à terre sans ménagement, et, avec une vivacité de mouvements surprenante, ils décrochèrent deux fusils au-dessus de l'âtre ; apparemment chargés et prêts à tirer, ils les pointaient aussitôt vers les arrivants.

Shapleigh ricanait de plus belle et se frottait les mains. Mais presque aussitôt, la vue d'Angélique poussant devant elle la fillette parut causer aux deux vieillards un atterrement sans nom, une impression encore plus terrifiante que celle des Français, au point que leurs mains tremblèrent et que les armes semblèrent soudain trop lourdes à leurs bras vieillis... Les canons s'abaissèrent lentement comme sous le coup d'une stupeur accablante.

– Oh ! God ! God !4... murmurèrent les lèvres pâles de la vieille dame.

– Oh ! Lord !5 s'écria son mari.

Angélique esquissait une révérence et, les priant de l'excuser pour son anglais imparfait, elle leur exprima sa joie de pouvoir remettre saine et sauve entre les mains de ses grands-parents une enfant qui avait couru de grands dangers.

– C'est votre petite-fille Rose-Ann, insista-t-elle, car il lui semblait qu'ils n'avaient pas encore compris. Ne voulez-vous pas l'embrasser ?

Sans se dérider, Benjamain et Sarah William abaissèrent sur la fillette un regard assombri, puis poussèrent ensemble un profond et commun soupir.

– Si fait, déclara enfin le vieux Ben, si fait, nous voyons bien que c'est Rose-Ann et nous voulons bien l'embrasser mais, auparavant, il faut... IL FAUT qu'elle enlève cette infâme robe rouge.

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