Chapitre 8
À travers la plaine brune et scintillante des rochers découverts par le reflux, un homme s'approchait sautant par-dessus les mares d'un pas léger. Lorsqu'il fut proche, Angélique reconnut Yann Le Couennec, le Breton de Wapassou, l'écuyer de son mari.
Elle courut à lui, folle de joie, et le serra amicalement dans ses bras.
– Yann, mon cher Yann ! Quel bonheur de te voir !... M. le comte... où est-il ?
– Je suis seul, dit le jeune Breton.
Et devant la déception qu'il lisait sur les traits d'Angélique :
– Lorsque M. le comte a appris votre départ pour le village anglais, il m'a chargé de vous joindre coûte que coûte. Voici huit jours que je suis votre piste de Houssnok à BrunschwickFalls, puis le long de l'Androscoggi.
Il tira un papier de sa vareuse.
– Je dois vous remettre ceci de la part de M. le comte.
Elle attrapa le message avec avidité, heureuse de tenir quelque chose de lui entre ses mains, se retint d'y poser ses lèvres avant de faire sauter le cachet de cire. Elle espérait que Joffrey lui donnait rendez-vous en un point de la côte, lui annonçait son arrivée contre toute vraisemblance. Mais il n'y avait que quelques lignes assez sèches : « Si ce message vous touche à Brunschwick-Falls, revenez avec Yann au poste de Peter Boggen. Si vous êtes déjà de retour à Houssnok, attendez-moi patiemment. Veillez, je vous prie, à ne pas vous montrer trop téméraire et impulsive. »
Le ton de la lettre – et comme une animosité contenue qui se glissait entre les lignes – laissa Angélique déconcertée. Puis elle se sentit glacée.
Le brave Yann, devinant à son expression que la lettre du maître devait manquer d'aménité – il avait vu à Joffrey de Peyrac, lorsqu'il la lui avait remise, son plus mauvais visage – essayait avec la délicatesse des simples d'atténuer l'effet produit.
– M. le comte s'inquiétait pour vous, à cause de ces bruits de guerre qui couraient...
– Mais... dit-elle.
Une phrase de Yann l'avait frappée : « Lorsque M. le comte a appris votre départ pour le village anglais... » Or, n'était-ce pas lui qui l'y avait envoyée ?... Elle cherchait à se rappeler les circonstances de ce départ. Cela s'était passé quelques jours auparavant, et cela commençait à se perdre dans un chaos obscur.
– L'avait bien raison, M. le comte, commentait Yann. Ah ! j'ai trouvé une belle pagaille à l'ouest du Kennebec. Toute la fourmilière rouge grouille sous les arbres, le tomahawk et la torche en main.
« ... Rien que des cendres et des poutres noircies, et des cadavres et des corbeaux qui tourbillonnent... Heureusement, il y avait encore quelques sauvages qui pillaient à Newehewanik. Ils m'ont indiqué que vous étiez partie avec Piksarett vers le sud, et non vers le nord, comme les autres captifs... Ensuite, je craignais de me faire attraper comme Anglais, surtout que je suis comme eux un peu rouquin. Je devais me cacher sans cesse...
Elle considéra son visage hâve, barbu, fatigué, et se ressaisit.
– Mais tu dois être à bout de forces, mon pauvre ami ! As-tu pu seulement te nourrir convenablement, en cours de route ?... Viens te restaurer !
Yann était là, apportant avec lui la présence des siens, des fidèles, du cercle chaleureux de Wapassou, et elle évoqua avec une nostalgie démesurée le fort des bois lointain, si rustique, et Honorine...
Tout cela semblait déjà au bout du monde.
Car quelque chose s'était passé qui avait brisé le cercle magique, le cercle d'amour... le cercle de craie des vieilles légendes celtiques.
*****
Le soir tombait. Angélique se sentait reprise de sa grande peur de jadis. Le refrain de la mer lui parlait de sa solitude passée, de son épuisant combat de femme seule, et sans issue, pour survivre de quelque côté qu'elle se tournât parmi les pièges des hommes avides, et particulièrement à cause du bruit de la mer, de son souffle râpeux, des voix des pirates – elle, songeait à la Méditerranée, où elle avait, si seule, été une proie pourchassée. Mais bientôt elle réussit à surmonter cette défaillance. Le bonheur de ces derniers mois l'avait fortifiée.
Elle sentait qu'elle avait réussi à franchir les obstacles entravant l'épanouissement de sa personnalité, et qu'elle atteignait peu à peu cette aisance intérieure de l'âme qui était l'apanage de son âge et l'un de ses plus grands charmes. Sûre d'elle, sûre d'un amour auprès duquel elle pouvait se réfugier, se reposer, le monde lui apparaissait moins hostile que facile à apprivoiser.
Encore un peu de patience et cette épreuve prendrait fin. Tout rentrerait dans l'ordre. Elle cherchait à s'entretenir plus longuement avec Yann car elle voyait se refléter sur son honnête visage l'étonnement de la retrouver en si patibulaire compagnie. Hasard ou effet d'un petit complot, elle ne put le voir en tête à tête au cours de la soirée. Les autres l'accaparaient. L'empressement de Boulanger et Beaumarchand à vouloir l'admettre dans leur cercle ne parvenait pas à vaincre la répulsion qu'éprouvait pour eux l'écuyer du comte de Peyrac.
– Mange, mon fils, disait cordialement Hyacinthe en lui versant une pleine louche de soupe, et en essayant de donner à sa trogne boursouflée et sinistre une expression accueillante.
Yann remerciait poliment, mais restait tendu, et par moments essayait de surprendre le regard d'Angélique pour solliciter une muette explication.
Ils soupèrent ce soir-là d'un bouillon de tortue, que Hyacinthe avait fait mijoter lui-même, et chacun, sachant que le bouillon de tortue est le régal du boucanier qui tient à sa réputation, il fallait reconnaître que celui-ci était particulièrement délectable, l'aventurier des Caraïbes étant, comme beaucoup de ses pareils, fin cuisinier.
– Je me sens revivre, disait Aristide en clappant de la langue.
– Vous, mon cher, vous courrez bientôt comme un lapin, affirma Angélique en le bordant derechef pour la nuit.
Elle avait désormais moins l'impression de veiller sur lui que d'être surveillée par eux. Elle réussit pourtant à s'éloigner un peu avec Yann pour le mettre au courant de ces présences insolites.
– Leur capitaine les a abandonnés sur la côte, sans doute pour insubordination. Malades et invalides ils ne sont pas dangereux... pas pour l'instant. J'ai hâte cependant que M. de Peyrac nous joigne. Cantor a dû déjà parvenir à Gouldsboro... As-tu des munitions ?
Il les avait épuisées en chassant pour se nourrir. Il lui restait seulement un peu de poudre au fond de sa corne.
Angélique prépara le mousquet et le posa à côté d'elle.
La chaleur était accablante, et la brise marine de la nuit ne parvenait pas à dissiper une sensation d'oppression.
À son habitude, Angélique s'installa sous l'arbre, non loin de son malade. Une curieuse fatigue ne tarda pas à l'accabler et bientôt elle eut de la peine à tenir les yeux ouverts. Sa dernière vision fut celle de la lune à demi pleine émergeant des nuages, tandis que son long reflet d'or se déroulait et bondissait par-dessus les masses noires des îles dispersées, traversant d'un seul coup la baie silencieuse.
« C'est ma lune, pensa vaguement Angélique, celle qui me rend amoureuse... », car elle se savait plus accessible en ces nuits où l'astre se gonfle comme une voile latine à l'horizon. Puis elle s'endormit profondément. Elle rêva, fit un songe angoissant : une foule de personnes l'entouraient et elle ne pouvait distinguer leurs visages car ils se détachaient en ombres noires sur un ciel d'un rosé glacé.
Elle tressaillit soudain. Ce n'était pas un rêve, elle avait les yeux ouverts, une foule de personnes l'entourait. Elle voyait leurs silhouettes obscures et lourdes, aller et venir lentement autour d'elle, et le ciel était rosé car c'était celui de l'aurore se levant sur la baie de Casco. Angélique se redressa à demi. Son corps lui parut de plomb. Elle passa la main machinalement sur son visage.
Puis elle aperçut Yann à quelques pas. Il était debout, attaché à un arbre. Ligoté solidement, et sa bouche serrée de fureur.
Puis il y avait Aristide Beaumarchand, assis, soutenu par deux matelots inconnus, qui lapait goulûment le contenu d'une bouteille de rhum toute neuve.
– Et voilà, ma jolie, fit-il en ricanant. C'est notre tour de vous posséder...
Une voix dit :
– Tais-toi, vieille ganache. Ce n'est point d'un gentilhomme d'aventures qui se respecte que d'insulter l'adversaire vaincu... Surtout lorsqu'il s'agit d'une belle dame.
Angélique leva les yeux vers celui qui venait de parler. Il semblait jeune, avantageux, bien mis, avec des airs d'ancien page dans son sourire, ses manières.
– Qui êtes-vous donc ? interrogea-t-elle d'une voix sans timbre.
Il ôta son large chapeau orné d'une plume rouge et s'inclina galamment.
– Je me nomme François de Barssempuy.
Et avec un second profond salut, la main sur le cœur :
– Je suis le lieutenant du capitaine Barbe d'Or.