Chapitre 11

Le brouillard traînait sur l'estuaire si dense ce jour-là que les cris aigus des oiseaux de mer s'y étouffaient, voguant à travers les écharpes fumeuses de la brume comme les appels inquiets d'âmes en peine.

Sur le chemin du retour, vers Houssnok, Joffrey de Peyrac allait se séparer de Saint-Castine, lorsqu'ils aperçurent un navire remontant le Kennebec avec des allures de fantôme. Poussé mollement par un vent alourdi, le vaisseau passa près d'eux avec un froissement de soie. C'était un petit navire de commerce ou de course de cent vingt à cent cinquante tonneaux et son plus haut mât, où flottait une flamme orangée, dépassait à peine la cime aiguë des grands chênes centenaires qui bordaient la rive. Il passa et disparut comme un rêve, mais un peu plus tard, derrière le brouillard, ils entendirent le bruit de la chaîne d'ancre qui se déroulait. Le navire mettait en panne. Et quelqu'un vint à eux par le sentier mal tracé du bord de l'eau. Un marinier, en son maillot rayé de rouge et de blanc, la ceinture garnie de coutelas.

– L'un de vous n'est-il pas le seigneur de Peyrac ?

– C'est moi-même.

L'autre rejeta en arrière son bonnet de laine dans un geste de salut bref.

– Un message à vous porter de la part d'un vaisseau que nous avons croisé dans la baie au large de l'île Seguin avant de nous engager dans le courant de Dresden.

« Au cas où on vous rencontrerait, qu'ils ont dit, c'était le yacht Le Rochelais. Mme de Peyrac était à bord et vous fait dire qu'elle joint Votre Seigneurie à Gouldsboro.

– Oh ! Fort bien ! s'exclama Peyrac, très soulagé. Quand avez-vous fait cette rencontre ?

– Hier, un peu avant le coucher du soleil.

On était mercredi. Ainsi donc, se dit-il, Angélique avait mené à bien son équipée un peu inconsidérée au village de Brunschwick-Falls. Le Rochelais, qui croisait par là, avait pu l'embarquer comme convenu. Sans doute des raisons particulières de cargaison ou de vents avaient obligé Corentin Le Gall, le capitaine, à repartir. Rassuré sur le sort de sa femme et de son fils, le comte ne se préoccupait pas d'un retard possible pour lui. Il trouverait d'autres moyens de joindre lui-même rapidement son fief de Gouldsboro. Pas un instant il ne soupçonna que l'homme rencontré lui mentait, car ces tromperies-là sont rares dans le monde de la mer.

– Revenez avec moi sur Pentagoët, lui proposa le baron de Saint-Castine. Sans doute le chemin de terre est encore boueux et encombré de branches cassées par le dégel. Mais nous irons encore plus rapidement que par mer, s'il vous faut attendre un bon navire ou vous contenter de vos barques restées à Houssnok, qui feront leur chemin en prenant leur temps.

– L'idée est bonne, convint Peyrac... Holà ! l'homme !

Il rappelait le marin, dont la silhouette s'éloignait dans le brouillard.

– Voici pour vous, lui dit Peyrac en lui mettant dans la main une poignée de perles. Le matelot sursauta et le regarda, bouche bée.

– Des perles roses, des perles de « lambi ». Celles des Caraïbes...

– Oui... Vous en ferez toujours quelque chose, je gage. Il n'est pas donné à tous d'en posséder.

L'homme paraissait décontenancé par la splendeur du cadeau.

– Merci, monseigneur, balbutia-t-il enfin.

Il fit plusieurs courbettes précipitées et, regardant Peyrac, une lueur d'effroi naquit dans son regard.

Il les quitta comme s'il s'enfuyait.

Joffrey de Peyrac saurait plus tard que l'homme avait menti.

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