Chapitre 10

« Angélique !... pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! J'aurais dû l'emmener avec moi... Saint-Castine m'a pris au dépourvu. Je ne devrais jamais me séparer d'elle, ni jour ni nuit, pas un instant... Ma précieuse, ma folle chérie... Elle a eu trop longtemps une vie libre. Dès qu'on l'abandonne à elle-même, son indépendance renaît... Je dois lui faire comprendre les dangers qui nous entourent. Cette fois, je me montrerai sévère... Et maintenant, il faut écarter ce souci... Je dois me recueillir... Je ne peux décevoir ces hommes qui sont venus à moi. Je comprends ce que veut me demander en leur nom ce jeune Saint-Castine... Un garçon remarquable !... qui voit juste... Mais qui connaît les limites de ses propres forces... Ce qu'il me demande ?... N'est-ce pas une tâche sinon trop lourde, tout au moins irréalisable... Un rôle semé d'embûches... »

Le comte de Peyrac méditait, assis à même l'herbe drue, devant l'abri d'écorces qu'on avait dressé pour lui.

La cérémonie, le festin, la tabagie achevés, il s'était retiré à l'écart, disant qu'il désirait être seul quelques heures. Il fumait, les yeux fixés vers l'extrémité du promontoire où, par moments, le choc violent d'une vague plus haute mettait un panache blanc.

*****

Au front chevelu des rivages, l'océan venait se heurter, éclaboussant de son écume les pins, les cèdres, les chênes, les hêtres rouges gigantesques et parfois, quand le vent tournait, le sous-bois soufflait une haleine embaumée, aux parfums de jacinthe et de fraises sauvages. Joffrey de Peyrac fit signe à Don Juan Fernandez, le grand hidalgo qui commandait sa garde. Il le pria d'aller chercher le baron français. Mieux valait dialoguer avec l'enthousiaste Gascon passionné de son sujet que de rester seul, car sans cesse la pensée d'Angélique traversait son esprit comme une pointe aiguë d'appréhension et n'aboutissait à rien de bon. Le baron de Saint-Castine le rejoignit avec empressement et s'assit à ses côtés. En habitué du pays, il tira son calumet de ses basques et fuma aussi. Puis il se mit à parler. Leur conversation fut surtout un monologue de sa part, où passait tout un monde, avec ses rêves, ses projets, ses menaces...

La pluie avait cessé. Mais la brume errait et les feux du campement y tremblaient comme de grandes orchidées rouges épanouies, échelonnées loin sur la côte. Toute lueur se doublait d'un halo.

Avec le crépuscule, la mer se prit à mugir plus profondément, mêlant son appel à celui des oiseaux qui, en essaim, s'engouffraient dans l'estuaire. C'étaient des pomarins, aux longues ailes brunes d'hirondelles, au bec de rapaces.

– Il y a eu tempête au large, dit le baron en suivant des yeux leur vol. Ces petits pirates ne cherchent l'abri de la terre que lorsque la trop grande agitation des flots ne leur permet plus de s'y poser.

Il aspira une grande bouffée d'air et, décelant les effluves délicats de la forêt, il soupira profondément. L'été allait venir, et l'été, par ici, c'était aussi la venue des pires ennuis.

– Voici le moment où les morutiers de toutes nations vont nous envahir, dit-il, et les boucaniers de Saint-Domingue. La peste soit de ces pilleurs ! Ils risquent moins qu'avec l'Espagnol en arraisonnant nos pauvres navires arrivant de France pour ravitailler nos établissements d'Acadie. Dieu sait pourtant qu'ils sont rares, ces navires ! Il faut encore qu'on nous les enlève sous le nez. Une sale engeance, ces flibustiers de la Jamaïque.

– Barbe d'Or ?

– Celui-là, je ne le connais point encore.

– Je crois avoir entendu parler de lui lorsque j'étais dans la mer des Caraïbes, dit Peyrac en fronçant les sourcils dans un effort de mémoire. Juste à mon dernier voyage par là-bas. On parlait de lui parmi les gentilshommes d'aventure comme d'un bon marin, un meneur d'hommes... Il eût mieux fait de rester aux Iles.

– Des bruits courent disant que c'est un corsaire français qui a acquis récemment en France des lettres de marque d'une riche société fondée pour combattre les huguenots français où qu'ils se trouvent. Cela expliquerait l'attaque contre vos gens de Gouldsboro. Ceci est assez dans le ton de notre administration de Paris. La dernière fois que je m'y suis rendu, j'ai vu que de plus en plus on y jouait sa carrière sur un signe de croix, et cela complique singulièrement notre tâche en Acadie...

– Vous voulez dire qu'on devrait se souvenir que les premiers fondateurs étaient des protestants...

– Et que le très catholique Champlain ne fut tout d'abord que le cartographe de Pierre de Guast, sieur de Monts, Huguenot notoire.

Ils se sourirent. Ils étaient heureux de sentir qu'ils se comprenaient en tout à demi-mot.

– Ces temps sont loin, dit Saint-Castine.

– Et s'éloignent de plus en plus... Votre information m'intéresse, baron, je commence à mieux comprendre l'acharnement de ce pirate contre Gouldsboro, pourtant bien caché. S'il s'agit d'une mission sacrée, comment aurait-il pu être informé ?

– Les nouvelles vont vite. Il n'y a pas trois Français pour cent lieues par ici, mais au moins parmi eux un espion pour le roi... et les jésuites.

– Soyez prudent, mon fils.

– Vous riez ? Moi, cela ne me fait pas rire. Je voudrais vivre en paix ici avec mes Etchemins et mes Mic-Macs. Les gens de Paris et les corsaires à leur solde n'ont pas le droit de venir par ici. Ils ne sont pas de la Baie.

« La Baie ?... J'aime encore mieux les Basques, chasseurs de baleines, ou les pêcheurs malouins qui empuantissent nos côtes avec leurs sécheries de morues. Mais eux, au moins, ils ont droit de cité en Acadie. Ils y venaient déjà il y a cinq cents ans... Mais leur eau-de-vie et leurs débauches avec les sauvagesses... Oh ! là là ! quel désastre !... À tout prendre, j'aime encore mieux les navires bostoniens, avec lesquels on peut du moins troquer fer et étoffes... Mais il y en a trop, beaucoup trop de leurs bateaux. (Il eut un geste qui englobait l'horizon.)

« Des centaines... des centaines de bateaux anglais, partout, partout. Bien armés, bien équipés. Et par là-bas, Salem, leur grand centre de sécherie, et puis la poix, le goudron, la térébenthine, cuirs verts, fanons et huile de baleine et de loup-marin... Quatre-vingt mille à cent mille quintaux d'huile par an qu'ils font... Ça pue, mais ça rapporte... Et l'on me demande de tenir l'Acadie française en main... De la conserver au roi avec mes quatre canons, mon castel en bois de soixante pieds sur vingt, trente résidents, et de concurrencer l'Anglais en pêcherie avec mes quinze chaloupes...

– Vous n'êtes pas si pauvre, dit Peyrac. On raconte que vos affaires de pelleterie marchent bien.

– Soit, je suis déjà riche, j'en conviens. Mais ce sont mes affaires... Et si je veux être riche, c'est pour mes Indiens, pour les stabiliser, les faire prospérer. Les Etchemins forment le plus important contingent de mes tribus, mais j'ai aussi des Mic-Macs de la tribu des Tarratines. Ce sont des Souriquois du Canada, les mêmes que ceux de la baie de Casco, apparentés aux Mohicans. Je parle tous leurs dialectes, cinq ou six... Voilà Etchemins, Wawenok, Pénobscot, Kanibas, Tarratines, c'est mon lot, les meilleurs parmi les Abénakis. C'est pour eux que je veux être riche, pour les soigner, les civiliser, les protéger... Oui, les protéger, ces guerriers fous et admirables.

Il aspira quelques bouffées de sa pipe. Et de nouveau son bras s'étendit vers l'obscurité frangée d'écume, en direction de l'ouest.

– Tenez, par là-bas, dans la baie de Casco, je possède une île que j'ai conquise aux Anglais il y a peu de temps. Ce n'était pas seulement pour les en chasser, mais cette île avait une légende. Elle se trouve à l'entrée du Présumpscot, dans les parages de Portland, au sud de la baie de Casco. Elle a été depuis des temps immémoriaux pour tous les Mohicans, Souriquois et Etchemins le lieu d'un Paradis ancien, car, disent-ils « si vous avez dormi une fois sur cette île, vous ne serez plus jamais le même qu'avant ». Aux mains de cultivateurs anglais depuis plusieurs générations... Les Indiens souffraient de ne plus pouvoir s'y réunir pour leurs fêtes ancestrales, lorsque la chaleur d'août rend insupportable l'arrière-pays. Alors, je l'ai conquise. Je l'ai rendue aux Indiens.

« Quelle joie ! Quel délire ! Quelle fête ! Mais si la paix ne se maintient pas, à quoi bon tant d'efforts ?

– Croyez-vous que la paix soit menacée ?

– Je le crois, j'en suis certain. C'est pourquoi j'ai voulu hâter votre rencontre avec Mateconando et vous ai ainsi pressé. Oui, depuis le traité de Bréda, cela va comme ci, comme ça. J'avais déjà organisé quelque chose : tous les Anglais qui voulaient commercer sur la côte depuis Sabadahoc jusqu'à Pémaquid et même plus loin sur la Baie Française devaient payer tribut aux populations riveraines. Moyennant cela, on oubliait que le Massachusetts avait droit de regard par le fait du traité. Mais la paix va être rompue. Le père d'Orgeval, ce Croisé des temps antiques, a rassemblé les Abénakis du Nord et de l'Ouest qui sont fils de la forêt et presque aussi redoutables que les Iroquois. Et le grand Piksarett, leur chef, le meilleur chrétien que missionnaire ait jamais suscité sur cette terre, qui peut en venir à bout ? Terrible !... La guerre est imminente, monsieur de Peyrac.

« Le père d'Orgeval la veut et il l'a bien préparée. Je suis certain qu'il est venu ici avec des ordres et des directives du roi de France même pour réveiller le conflit contre les Anglais. Cela arrangerait notre souverain, paraît-il. Et il faut reconnaître que ce religieux est le plus redoutable homme politique que nous ayons eu jusqu'ici dans ces contrées. Je sais qu'il a envoyé un de ses vicaires, le père Maraîcher de Vernon, en mission secrète en Nouvelle-Angleterre et jusqu'au Maryland pour y rechercher des prétextes de rompre la trêve, et sans doute n'attend-il que son retour pour déclencher l'offensive. Et, il n'y a pas longtemps, j'ai reçu la visite du père de Guérande qui venait me prier de me joindre à leur croisade avec les tribus de mes amis. J'éludais la réponse. Certes, je suis gentilhomme français, officier et homme de guerre, mais...

Il ferma subitement les yeux avec douleur.

– Je ne peux plus voir ça.

– Voir quoi ?

– Cette hécatombe, cette immolation, ce continuel massacre de mes frères, cette extinction irrémissible de leur race.

Quand il disait « mes frères », Peyrac n'ignorait pas qu'il parlait des Indiens.

– Certes, il est si facile de les entraîner dans une guerre : ils s'emballent si vite et sont faciles à tromper. Vous savez comme moi, monsieur, que la plus grande passion des sauvages est la haine implacable qu'ils portent à leurs ennemis et surtout aux ennemis de leurs amis : c'est leur code d'honneur. Par nature, ils ne savent pas vivre en paix. Mais j'ai déjà vu mourir trop d'entre eux que j'aimais et pour quel but ?...

« Vous pouvez comprendre, vous, cela que je ne peux dire à personne... Nous sommes trop loin du soleil, ici. Vous comprenez ce que je veux dire ? Nous ne pouvons pas, d'ici, éclairer le roi. Oubliés, seuls... L'administration du royaume ne se souvient de nous que lorsqu'il s'agit de toucher les dividendes sur les fourrures ou de nous réclamer des troupes contre les Anglais pour les jésuites et leurs guerres saintes. Mais ce n'est pas vrai que nous appartenons à la France. Personne n'appartient à personne, par ici en Acadie. Toutes ces îles, ces presqu'îles, ces recoins ne sont peuplés que d'hommes libres. Français, Anglais, Hollandais, Nordiques, pêcheurs ou traitants, nous sommes tous embarqués dans la même galère : fourrures et morues, troc et cabotage. Nous sommes des gens de la Baie Française, des gens des rivages de l'Atlantique... Avec les mêmes intérêts, les mêmes besoins. Il faudrait se grouper sous votre égide !

– Pourquoi la mienne ?

– Parce qu'il n'y a que vous, dit Saint-Castine avec ardeur. Il n'y a que vous qui soyez fort, invulnérable, avec tous et hors de tous cependant. Comment m'expliquer ? Nous savons que vous êtes ami des Anglais, et pourtant je suis certain que si vous vous rendiez à Québec, vous mettriez tout ce beau monde dans votre poche. Et même... Voyez-vous, nous autres Canadiens, nous sommes sans doute courageux et lucides, mais il nous manque une chose que vous avez : un sens politique. En face d'un père d'Orgeval, nous ne pesons guère. Vous seul... vous seul pouvez lui tenir tête.

– L'ordre des jésuites est un ordre très puissant, le plus puissant de tous même, dit Peyrac d'une voix neutre.

– Mais... vous aussi !

Joffrey de Peyrac tourna à demi la tête pour observer son interlocuteur. Visage maigre et jeune mangé par des yeux ardents, cernés de bleu, qui lui donnaient quelque chose d'efféminé, c'est peut-être pour cela qu'on trouvait qu'il ressemblait à un Indien, car ceux-ci, imberbes, offrent parfois dans le dessin de leurs traits une certaine ambiguïté. Chez lui, c'était le raffinement d'une vieille race indomptable où se sont mélangés Ibères et Maures et, qui sait – on le dit – de lointains ancêtres asiatiques. Un sang analogue coulait dans les veines de Peyrac, qui devait sa haute taille, plutôt rare chez un Gascon, à l'ascendance anglaise de sa mère.

Vers l'aîné, le baron de Saint-Castine tendait un visage anxieux.

– Nous sommes prêts à nous grouper sous votre bannière, monsieur de Peyrac...

Peyrac continuait de l'observer, le sondait comme s'il ne l'entendait pas. Ainsi, tout un peuple s'en remettait à lui, par cette voix jeune où chantait l'accent de Guyenne, leur province natale.

– Comprenez-moi, ah ! Comprenez-moi, répéta la voix. Si la guerre se poursuit et renaît sans cesse, elle nous dévorera tous.

« Et, en premier, les plus vulnérables, nos Indiens, nos amis, nos frères ; nos parents... Oui, nos parents : chacun de nous en Acadie a un beau-père, des beaux-frères, belles-sœurs, cousins, là-bas dans la forêt, il faut le dire. Nous sommes liés à eux, liés par le sang des femmes indiennes que nous avons aimées et épousées. Et bientôt, moi-même, j'épouserai Mathilde, ma petite princesse indienne. Ah ! quel trésor, monsieur, que cette enfant...

« Mais ils mourront tous si nous ne les protégeons de leurs élans belliqueux... Car un jour les Anglais se lasseront d'être sans cesse égorgés. Les Anglais de nos côtes, certes, n'aiment pas la guerre. Ils sont lents à s'émouvoir. Ils ne haïssent que le péché. Il faudra encore beaucoup de scalps à la ceinture des Abénakis pour les décider à se rassembler les armes à la main. Mais alors, Dieu nous préserve ! Ils sont lents à s'ébranler, mais, quand ils se décident, ils font la guerre comme on laboure... Pesamment... Méthodiquement... sans passion... sans haine, vous dis-je, mais comme un devoir, un devoir religieux... Ils nettoieront l'aire que le Seigneur leur a donnée... Ils extermineront mes Etchemins et mes Souriquois jusqu'au dernier, comme ils ont exterminé les Péquots il y a quarante ans et les Narrangasett il y a peu... jusqu'au dernier, vous dis-je, jusqu'au dernier !

Il criait presque.

– Naturellement, j'ai essayé d'expliquer cela à Québec, mais, baste ! ils disent que les Anglais sont des couards et qu'il faut les rejeter à la mer, balayer la côte d'Amérique de toute la vermine hérétique, protestante... C'est peut-être vrai. Les Anglais sont couards, mais aussi tenaces et trente fois plus nombreux que nos Canadiens, et la peur peut les rendre terribles, traîtres et rusés... Je les connais, les Englishmen, j'ai eu assez affaire à eux, j'en ai assez scalpé dans les combats. Oui, personne ne peut me reprocher d'être un mauvais officier français, j'ai plus de cent chevelures d'Anglais qui sèchent aux murs de mon fort de Pentagoët, que j'ai conquises, rassemblées avec mes Indiens dans nos combats contre les établissements de la Baie... Il y a deux ans, nous avons été presque jusqu'à Boston ; si notre roi nous avait seulement envoyé un seul bateau de guerre, nous l'aurions conquis. Mais il n'a pas un geste pour « son » Acadie française...

Il s'arrêta, essoufflé.

Puis, sur un ton de prière pathétique :

– Vous le ferez, n'est-ce pas, monsieur ? Vous nous aiderez ? Vous m'aiderez à sauver mes Indiens ?...

Le comte de Peyrac avait posé son front dans sa main et voilait son regard.

Il lui semblait qu'il n'avait jamais souhaité d'une façon aussi aiguë la présence d'Angélique à ses côtés.

Qu'elle fût là ! Qu'il pût la sentir contre lui ! Une douce et féminine présence miséricordieuse. Silencieuse, profondément, comme elle savait si bien l'être parfois, d'une façon subtile et mystérieuse qui n'appartenait qu'à elle.

Compréhensive dans son silence ! Compatissante.

Clairvoyante aussi.

Sa femme rachetait par sa présence tous les crimes et toutes les horreurs évoqués. Il releva la tête, affrontant le destin.

– Soit ! dit-il, je vous aiderai.

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