Chapitre 13
– Non, Colin pas cela, je t'en supplie... Pas cela...
Les bras de Barbe d'Or, les bras noueux de Colin la soulevaient irrésistiblement, l'élevant jusqu'à lui, et, serrée sur sa dure poitrine nue, elle sentait les doigts de Colin, là entre ses seins, agripper le bord de la fine chemise de linon et tirer, et le voile se déchirait sans effort, d'un seul arrachement silencieux comme un brouillard s'estompe. La main de Colin sur ses reins, sur ses hanches, s'emparant d'elle, la reconnaissant toute. La main de l'homme s'insérant entre ses jambes, là, en cet endroit préservé où la peau a la douceur du satin, et remontant en une caresse qui n'en finissait point.
– Non, Colin, pas cela, je t'en supplie... Je t'en supplie !
Autour d'elle, la nuit profonde se trouait de lueurs mordorées. L'homme avait déposé sur la table, derrière lui, une chandelle. Mais pour Angélique, nue et défaillante entre les bras de Colin, toute n'était que nuit. Il était lui-même, nuit immense comme un gouffre, une forme opaque, penchée sur elle et l'enveloppant toute de sa passion obscure et farouche. Et, tandis qu'il la retenait contre lui et la caressait tenacement, sa bouche essayait de trouver ses lèvres qu'elle lui dérobait, roulant la tête de droite à gauche en une ultime réaction de défense.
– Câline, ma câline ! chuchotait-il, cherchant à l'apaiser.
Il la nommait ainsi autrefois.
Il réussit enfin à la maîtriser et elle sentit ses lèvres douces et fraîches dans la tiédeur irritante de la barbe, qui s'emparaient des siennes.
Puis il resta parfaitement immobile, paralysant sa nuque de son bras de fer, mais ne cherchant pas à forcer le rempart qu'elle lui opposait, lèvres closes. Et peu à peu c'était elle qui cherchait à éveiller, à émouvoir, à saisir le secret de cette bouche d'homme apposée sur la sienne comme un sceau, exigeant qu'elle s'animât, sollicitant sa réponse, et la sentant enfin s'entrouvrir. Alors, elle cédait à son tour dans une sorte de cri avide et muet, envahie d'une brusque faim, et s'abandonnait à l'approche intime et mystérieuse du baiser. Muet dialogue vertigineux, recherche plus douce, plus délicate qu'en l'autre possession, hésitante curiosité, reconnaissance, aveu, découverte, et l'étincelle qui jaillit, sans cesse renouvelée dans son crépitement, charriant le désir et la douceur dans le sang, faisant éclater le soleil dans la tête, attouchement éternel, soif à jamais assouvie, goût paradisiaque du néant, pulpe savoureuse offerte à une faim, réponse, réponse... chaque fois plus tendre, plus totale, jusqu'à ce que le corps sollicité ne soit plus que cette immense offrande impatiente, un festin d'amour apprêté pour la célébration des rites.
La force de Colin la renversait et elle basculait sans force, clouée sur le lit.
– Non, Colin !... Oh ! Je t'en prie, mon amour, pas cela... Aie pitié, je ne peux plus... je ne peux plus... te résister.
Les deux genoux de Colin forçaient ses jambes serrées, voulant les écarter d'un sûr mouvement, d'un seul coup de soc, sans rémission...
Et un cri qui jaillissait :
– Ah ! Je te haïrais !
Ce cri de refus, Angélique l'avait poussé sans presque l'entendre.
– Par Dieu, je te haïrais, Colin !
Et lui s'immobilisait comme frappé par la foudre, écoutant l'écho de ce cri entrer en lui comme une lame.
Un long moment qui passait, suspendu dans le silence. La lumière mouvante de la chandelle projetait aux parois l'ombre éternelle des nuits humaines, l'ombre confondue, toujours recomposée depuis la nuit des temps, d'un homme et d'une femme s'enlaçant pour l'amour...
Angélique, d'un coup de reins, se dégagea des bras puissants qui l'emprisonnaient et sauta à bas de la couchette avec tant de vivacité et de folie qu'elle renversa à demi la table, et la chandelle tomba, s'éteignit.
Angélique avait entraîné avec elle le châle d'étoffe indienne dans lequel elle s'était enveloppée avant de s'endormir. Elle s'en drapa de nouveau fébrilement tandis que, non sans se cogner durement un peu partout, elle essayait de mettre le rempart de la table entre Colin et elle. Elle ne le voyait plus car l'obscurité était devenue totale. La nuit au-dehors était sans lune, une nuit de nuages et de brumes traînantes.
Elle devina que l'homme se redressait tel un animal prêt à bondir.
– Angélique ! Angélique ! cria la voix de Colin dans l'ombre.
Et dans ce cri il n'y avait pas seulement toute la ferveur d'un désir frustré, mais aussi un désespoir déchirant.
– Angélique !
Il s'avança titubant, les bras tendus, se heurta contre la table.
– Tais-toi ! fit Angélique à voix basse, les dents serrées, et laisse-moi. Je ne peux pas me donner à toi, Colin, je suis l'épouse du comte de Peyrac.
– Peyrac ! souffla la voix rauque (et elle avait l'impression qu'il allait expirer) Peyrac, ce hors-la-loi, ce gentilhomme d'aventure, qui joue au prince, au roi, sur la côte d'Acadie...
– Je suis sa femme !
– Tu l'as épousé comme toutes les garces qui bourlinguent à travers les Antilles épousent... Pour son or, pour sa flotte, pour les bijoux dont il t'a parée, parce qu'il t'a donné à manger... Hein ? Sur quel rocher l'as-tu trouvé ?... Tu bourlinguais à la recherche d'un riche corsaire ?... Hein ? Et il t'a offert des émeraudes et des perles... Hein ? dis-moi ?...
– Je n'ai pas d'explications à te donner. Je suis sa femme, je l'ai épousé devant Dieu.
– Fredaines !... Ça s'oublie !...
– Ne blasphème pas, Colin !
– Moi aussi, je peux t'offrir des émeraudes et des perles... Je peux être aussi riche que lui... Tu l'aimes ?
– Cela ne te regarde pas si je l'aime ! cria-t-elle avec désespérance. Je suis SA FEMME et je ne peux pas passer ma vie à trahir des serments sacrés.
Il broncha. Elle ajouta, très vite :
– Nous ne pouvons pas faire cela, Colin... C'est impossible ! C'est fini... Tu détruirais ma vie...
Il interrogea d'une voix sourde :
– Est-ce vrai que tu me haïrais ?...
– Oui, c'est vrai ! Je te haïrais. Je haïrais même ton souvenir, même le passé... Tu serais devenu pour moi l'instrument de mon propre malheur, mon pire ennemi... l'instrument de ma pire forfaiture... Je me haïrais moi-même. Ah ! Je préférerais que tu me tues tout de suite... Tue-moi ! Tue-moi plutôt...
La respiration de Colin faisait un bruit de forge. Comme s'il souffrait à mort.
– Laisse-moi ! Laisse-moi, Colin !...
Elle parlait à voix basse, mais la violence contenue de ses paroles donnait à chacun des mots la force de coups de poignard tranchants, aigus.
– Je ne peux pas te laisser, souffla-t-il, tu m'appartiens. Tu m'appartiens dans tous mes rêves... Et maintenant que tu es là devant moi, je ne renoncerai pas... Sinon, que signifierait que je t'aie retrouvée... que signifierait ce hasard qui t'a remise sur ma route... J'ai trop manqué de toi, des nuits et des jours,... j'ai trop pâti de ton souvenir pour renoncer... Il faut que je te prenne.
– Alors, tue-moi ! Tue-moi tout de suite.
Le bruit de leurs deux respirations hachées emplissait l'ombre épaisse. Et Angélique défaillait, cramponnée à la table, dans le balancement du navire qui lui paraissait vertigineux car non mesurable, un vertige d'aveugles où l'effroi de sa propre faiblesse s'ajoutait à celui de ce qui adviendrait si jamais cette « chose » inéluctable et qu'elle sentait revenir avait lieu... Et il était vrai qu'en cet instant elle préférait la mort.
Quand elle entendit Colin bouger et qu'elle eut la sensation qu'il se rapprochait d'elle, un cri silencieux lui jaillit des entrailles, un cri comme elle n'en avait jamais poussé au-dedans d'elle-même et dont elle ne sut pas qu'il était un appel au secours vers quelque chose de plus fort que sa faiblesse, de plus lucide, de plus clément...
Alors, peu à peu, elle discerna l'immobilité des choses autour d'elle, une paix retombée, un vide. Elle sut qu'elle était de nouveau seule.
Colin l'avait laissée. Colin était parti.